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Le rouge : c'est le feu et le sang, l'amour et l'enfer

Interview de Michel Pastoureau par Dominique Simonnet* (2/2)

 

Est-ce tout simplement parce qu'il attire l'œil, d'autant qu'il est peu présent dans la nature ?

Mais si ! Les codes symboliques ont des conséquences très pratiques. Prenez les teinturiers : en ville, certains d'entre eux ont une licence pour le rouge (avec l'autorisation de teindre aussi en jaune et en blanc), d'autres ont une licence pour le bleu (ils ont le droit de teindre également en vert et en noir). À Venise, Milan ou Nuremberg, les spécialistes du rouge garance ne peuvent même pas travailler le rouge kermès. On ne sort pas de sa couleur, sous peine de procès ! Ceux du rouge et ceux du bleu vivent dans des rues séparées, cantonnés dans les faubourgs parce que leurs officines empuantissent tout, et ils entrent souvent en conflit violent, s'accusant réciproquement de polluer les rivières. Il faut dire que le textile est alors la seule vraie industrie de l'Europe, un enjeu majeur.
 

Je parie que notre rouge, décidément insolent, ne va pas plaire aux collets montés de la Réforme.

D'autant plus qu'il est la couleur des "papistes" ! Pour les réformateurs protestants, le rouge est immoral. Ils se réfèrent à un passage de l'Apocalypse où saint Jean raconte comment, sur une bête venue de la mer, chevauchait la grande prostituée de Babylone vêtue d'une robe rouge. Pour Luther, Babylone, c'est Rome ! Il faut donc chasser le rouge du temple - et des habits de tout bon chrétien. Cette "fuite" du rouge n'est pas sans conséquence : à partir du XVIe siècle, les hommes ne s'habillent plus en rouge (à l'exception des cardinaux et des membres de certains ordres de chevalerie). Dans les milieux catholiques, les femmes peuvent le faire. On va assister aussi à un drôle de chassé-croisé : alors qu'au Moyen Âge le bleu était plutôt féminin (à cause de la Vierge) et le rouge, masculin (signe du pouvoir et de la guerre), les choses s'inversent. Désormais, le bleu devient masculin (car plus discret), le rouge part vers le féminin. On en a gardé la trace : bleu pour les bébés garçons, rose pour les filles… Le rouge restera aussi la couleur de la robe de mariée jusqu'au XIXe siècle.
 

La mariée était en rouge !

Bien sûr ! Surtout chez les paysans, c'est-à-dire la grande majorité de la population d'alors. Pourquoi ? Parce que, le jour du mariage, on revêt son plus beau vêtement et qu'une robe belle et riche est forcément rouge (c'est dans cette couleur que les teinturiers sont les plus performants). Dans ce domaine-là, on retrouve notre ambivalence : longtemps, les prostituées ont eu l'obligation de porter une pièce de vêtement rouge, pour que, dans la rue, les choses soient bien claires (pour la même raison, on mettra une lanterne rouge à la porte des maisons closes). Le rouge décrit les deux versants de l'amour : le divin et le péché de chair. Au fil des siècles, le rouge de l'interdit s'est aussi affirmé. Il était déjà là, dans la robe des juges et dans les gants et le capuchon du bourreau, celui qui verse le sang. Dès le XVIIIe siècle, un chiffon rouge signifie danger.
 
 

Y a-t-il un rapport avec le drapeau rouge des communistes ?

Oui. En octobre 1789, l'Assemblée constituante décrète qu'en cas de trouble un drapeau rouge sera placé aux carrefours pour signifier l'interdiction d'attroupement et avertir que la force publique est susceptible d'intervenir. Le 17 juillet 1791, de nombreux Parisiens se rassemblent au Champ-de-Mars pour demander la destitution de Louis XVI, qui vient d'être arrêté à Varennes. Comme l'émeute menace, Bailly, le maire de Paris, fait hisser à la hâte un grand drapeau rouge. Mais les gardes nationaux tirent sans sommation : on comptera une cinquantaine de morts, dont on fera des "martyrs de la révolution". Par une étonnante inversion, c'est ce fameux drapeau rouge, "teint du sang de ces martyrs", qui devient l'emblème du peuple opprimé et de la révolution en marche. Un peu plus tard, il a même bien failli devenir celui de la France.

De la France !

Mais oui ! En février 1848, les insurgés le brandissent de nouveau devant l'Hôtel de Ville. Jusque-là, le drapeau tricolore était devenu le symbole de la Révolution (ces trois couleurs ne sont d'ailleurs pas, contrairement à ce que l'on prétend, une association des couleurs royales et de celles de la ville de Paris, qui étaient en réalité le rouge et le marron : elles ont été reprises de la révolution américaine). Mais, à ce moment-là, le drapeau tricolore est discrédité, car le roi Louis-Philippe s'y est rallié. L'un des manifestants demande que l'on fasse du drapeau rouge, "symbole de la misère du peuple et signe de la rupture avec le passé", l'emblème officiel de la République. C'est Lamartine, membre du gouvernement provisoire, qui va sauver nos trois couleurs : "Le drapeau rouge, clame-t-il, est un pavillon de terreur qui n'a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars, tandis que le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom, la gloire et la liberté de la patrie !" Le drapeau rouge aura quand même un bel avenir. La Russie soviétique l'adoptera en 1918, la Chine communiste en 1949… Nous avons gardé des restes amusants de cette histoire : dans l'armée, quand on plie le drapeau français après avoir descendu les couleurs, il est d'usage de cacher la bande rouge pour qu'elle ne soit plus visible. Comme s'il fallait se garder du vieux démon révolutionnaire.

Nous obéirions donc toujours à l'ancienne symbolique.

Dans le domaine des symboles, rien ne disparaît jamais vraiment. Le rouge du pouvoir et de l'aristocratie (du moins en Occident, car c'est le jaune qui tient ce rôle dans les cultures asiatiques) a traversé les siècles, tout comme l'autre rouge, révolutionnaire et prolétarien. Chez nous, en outre, le rouge indique toujours la fête, Noël, le luxe, le spectacle : les théâtres et les opéras en sont ornés. Dans le vocabulaire, il nous est resté de nombreuses expressions ("rouge de colère", "voir rouge") qui rappellent les vieux symboles. Et on associe toujours le rouge à l'érotisme et à la passion.
 

Mais, dans notre vie quotidienne, il est pourtant discret.

Plus le bleu a progressé dans notre environnement, plus le rouge a reculé. Nos objets sont rarement rouges. On n'imagine pas un ordinateur rouge par exemple (cela ne ferait pas sérieux), ni un réfrigérateur (on aurait l'impression qu'il chauffe). Mais la symbolique a perduré : les panneaux d'interdiction, les feux rouges, le téléphone rouge, l'alerte rouge, le carton rouge, la Croix-Rouge (en Italie, les croix des pharmacies sont aussi rouges)… Tout cela dérive de la même histoire, celle du feu et du sang… Je vais vous raconter une anecdote personnelle. Jeune marié, j'ai un jour acheté une voiture d'occasion : un modèle pour père de famille, mais rouge ! Autant dire que la couleur et le véhicule n'allaient pas ensemble. Personne n'en avait voulu, ni les conducteurs sages qui le trouvaient trop transgressif, ni les amateurs de vitesse qui le trouvaient trop sage. On m'en avait donc fait un bon rabais. Mais ma voiture n'a pas fait long feu, si je puis dire : la grille d'un parking est tombée sur le capot et l'a totalement anéantie. Je me suis dit que les symboles avaient raison : c'était vraiment une voiture dangereuse. (début)

* Entretien réalisé pour L'Express et publié dans le numéro du 12 juillet 2004.
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