Simon Tyssot de Patot,
Voyages et aventures de Jacques Massé
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La langue

A force de les ouïr parler, nous commençâmes à entendre quelques mots de leur Langage : le premier que nous retinmes fut celui de Mula, qu’ils avaient ordinairement coutume de prononcer, lorsque levant les yeux ou le doigt au ciel, nous proférions le nom de Dieu. Nous apprîmes les termes de At, manger, Buskin, boire : Kapan, dormir : Pryn, marcher : Tian, travailler : Tuto, oui ; Tuton, non : et une quantité d’autres, que nous trouvâmes en suite avoir la signification que nous avions conjecturé qu’ils devaient avoir au commencement. Ce qui nous donna une grande facilité à nous rendre cette langue familière, c’est qu’il n’y a que trois temps dans l’indicatif de chaque verbe ; le présent, le parfait indéfini ou composé, et le futur : qu’ils n’ont point d’impératif : que dans leur subjonctif il ne se trouve que l’imparfait et le plus que parfait premier : avec l’infinitif et le participe. Ils n’ont aussi que trois personnes pour le pluriel et singulier tout ensemble. C’est ainsi, par exemple, qu’ils conjuguent le Verbe manger, At.

Indicatif présent.
Ata. Je mange, ou nous mangeons.
Até. Tu manges, vous mangez.
Atn. Il mange, ils ou elles mangent.

Parfait indéfini.
Atài. J’ai mangé, nous avons mangé.
Atéi. Tu as mangé, vous avez mangé.
Atni. Il a mangé, ils ou elles ont mangé.

Futur.
Atàio. Je mangerai, nous mangerons.
Atéio. Tu mangeras, vous mangerez.
Atnio. Il mangera, ils ou elles mangeront.

Impératif et Infinitif.
At. Mange, Mangez, Manger.

Imparfait premier du Sujonctif.
Atàin. Je mangerais, nous mangerions.
Atéin. Tu mangerais, vous mangeriez.
Atnin. Il mangerait, ils ou elles mangeraient.

Plus que parfait premier.
Atais. J’aurais mangé, nous aurions mangé.
Atéis. Tu aurais mangé, vous auriez mangé.
Atnis. Il et elle aurait, ils et elles auraient mangé.

Participe présent
Ataiù. Mangeant.

De-là dérivent les mots.

Ataùs. Mangerie ou Cuisine.
Ataius. Manger ou Mangeaille.
Atiu. Mangieur ou Cuisinier.
Atians. Mangeur ou qui mange, & e.

Leur Alphabet est composé de vingt caractères, savoir de sept voyelles, a, e, i, o, u, (dont la sixième est proprement l’Aita des Grecs, et la septième vaut autant que la diphtongue ou) et de treize consonnes, b, d, f, g, b, k, l, m, n, p, r, s, t. Ces mêmes consonnes leur servent aussi pour les nombres, b, vaut 1. d, 2. f, 3. g, 4. b, 5. k, 6. l, 7. m, 8. n, 9. p, 10. pb, 11. pd, 12. Etc. dp. vaut autant que deux fois dix, ou vingt ; fp, trois fois dix ou trente ; fb, 31. Etc. pp, dix fois dix ou 100 ; r, 1000 ; prppr, 100000 ; s, un million ; ps, dix millions ; pps, cent millions ; ppps, mille millions ; etc. en ajoutant toujours un p de plus.
Il faut encore remarquer que leurs noms et leurs verbes dérivent aussi les uns des autres, de la même manière que nous avons en Français, chat, chatte, chatons, chatonner, etc. Leurs déclinaisons sont de mêmes fort aisées. En voici un exemple.

Nominatif, Brol, le Mouton, Brolu, la Moutonne, ou Brebis, etc. Broln, les Moutons, ou Brebis, etc.

Génitif, Brul, du Mouton, Brula, de la Moutonne, ou Brebis, etc. Bruln, des Moutons, ou Brebis, etc.

Datif. Brel, ou Mouton, Brèla, à la Moutonne, ou Brebis, etc. Breln, aux Moutons, ou Brebis, etc.

Ce qui est admirable, c’est qu’il n’y a aucune exception dans les conjugaisons et déclinaisons de cette Langue, et que d’abord qu’on fait les variations d’un verbe, ou d’un nom, on les fait aussi de tous les autres : et cette variation ne consiste qu’à ajouter un A, à l’infinitif, pour en faire le présent de l’indicatif : comme de At, ou fait Ata : de Buskin, Buskina, etc. Et aux Noms, on ajoute un A, au nominatif masculin, pour en faire un féminin, ou un n, lorsqu’on veut le changer en un pluriel commun. Comme l’exemple précédent le montre. D’où il est aisé de conclure qu’il n’est pas surprenant qu’au bout de six mois, nous comprenions tout ce que l’on nous disait, et que nous nous nous faisions de même entendre : mais revenons à notre premier sujet.

Le pays

Il était impossible que nous puissions nous soûler, mon Camarade et moi, de voir la beauté de ce Pays enchanté, et les richesses dont la terre était couverte. Les vergers étaient ornés de beaux arbres chargés, les uns de fleurs, les autres des plus excellents fruits du monde : les herbeuses remplies de chèvres et de moutons d’une taille extraordinaire (car pour des chevaux et des vaches je n’y en ai jamais vu). Et tout cela d’une propreté, d’un ordre et d’une régularité qui nous enchantait.
Tout le pays, aussi loin qu’il s’étend, ce qui va, comme nous l’apprîmes dans la suite, à cent-trente lieues françaises, d’Orient en Occident et de quatre-vingt au moins, du Nord au Sud, est divisé par cantons ou villages. Ces cantons ont la figure d’un carré parfait, dont les faces sont environ longues de mille cinq-cents pas, ou d’une mille et demie d’Italie, environnés tout alentour, ce qui les sépare les uns des autres, d’un canal tiré à la ligne, large de vingt pas et d’un chemin royal de chaque côté de vingt-cinq, où il y a deux rangs d’arbres au milieu, qui font une allée de vingt-cinq pieds ou cinq pas géométriques, afin d’avoir les bords libres, pour la commodité des animaux que l’on emploie à tirer les bateaux.
Chaque canton est encore divisé par le milieu d’un fossé de vingt pas et d’un chemin de part et d’autre, de vingt-cinq, avec des arbres plantés aussi de la même manière. La longueur de ces chemins, ou demi villages, contient onze habitations, de chacune plus de cent-trente pas géométriques de front, sur sept cents ou environ de profondeur, qui sont aussi séparées par de petits fossés de cinq pieds, parallèles au moindre côté de chaque demi canton. A la tête de chacune de ces habitations, ou du côté du fossé qui divise le village en deux portions égales, il y a une maison d’un étage de haut, mais large de soixante pieds, avec une allée au milieu, de laquelle on peut aller dans toutes les chambres, étables, granges et autres appartements. La raison pour laquelle ils n’ont point de chambres hautes, vient de ce qu’ils sont sujets, quoi qu’assez rarement, à des vents violents, qui jetteraient leurs maisons par terre, car ils ne les bâtissent pas fort solidement.
Tout cela étant disposé de la manière que je le viens de dire, il est aisé à comprendre qu’il y a dans un canton vingt-deux habitations ou maisons, lesquelles sont situées vis-à-vis l’une de l’autre, toutes d’une même largeur et hauteur, onze d’un côté du canal, et onze de l’autre. A chaque extrémité de cette eau, de côté et d’autre, il y a des ponts, tant pour la communication des deux demi-villages, que pour passer de l’un village à l’autre ; il y en a encore un au milieu de chaque canton : ils sont faits de pierres de taille les uns et les autres, d’une très belle architecture et parfaitement bien entretenus. De ces vingt-deux familles, il y en a deux de distinguées ; l’une est celle du pape ou prêtre et l’autre celle du Kini ou Juge du canton, qui sont au milieu devant le pont et à l’opposite l’une de l’autre : et ces maisons seules ont sur le derrière un appartement de la largeur de toute la maison, qui servent l’un d’Eglise, l’autre de Palais, ou Sénat. Mais nous aurons peut-être occasion de parler encore de ceci autre part : revenons à notre voyage.

La naissance du pays

Dieu, disaient-ils, a été de toute éternité ; le ciel et la Terre ne sont pas si anciens. Aussitôt que l’Univers fut créé, la Terre qui est un corps animé, étant charmée de la beauté éclatante du Soleil, en devint éperdument amoureuse. Elle fit diverses tentatives pour s’élever jusqu’à lui, mais ses élans furent inutiles : la pesanteur de sa masse faisait obstacle à ses élancements, elle ne pouvait s’élever que jusqu’à une fort petite distance. Le Soleil s’aperçût de ses secousses et de ses prodigieux trémoussements, il eut pitié d’elle, et s’étant couvert de nuages extrêmement épais, de peur de la mettre plus en feu et de la consumer tout à fait, il s’approcha d’elle, la pénétra de ses rayons jusqu’au fond de ses entrailles, et se retira sur le champ. La Terre en conçût d’abord : trois cent soixante-cinq jours et un quart après, son ventre s’ouvrit, et elle accoucha d’un homme et d’une femme, l’un et l’autre d’une beauté et d’une majesté surprenantes. Ces deux charmantes personnes s’étant avancées du côté de la campagne où ils avaient trouvé une multitude innombrable de toutes sortes d’arbres chargés d’excellents fruits, ils eurent la curiosité de parcourir tout le terroir qu’ils trouvèrent accessible. Enfin, étant parvenus jusqu’aux extrémités australes de ce vaste pays, ils le trouvèrent borné par des montagnes impraticables. Ce fut là que Mol et Mola sa Femme, car c’est ainsi que l’on dit qu’ils se nommaient, eurent quelque contention, elle voulant tirer à droite, ou retourner sur ses pas, et lui au contraire, étant d’opinion qu’il fallait faire un effort pour passer outre, de sorte que s’étant mis en colère, parce qu’il se voyait obligé de rompre son dessein, à cause de l’opiniâtreté de sa femme, il frappa de dépit si rudement du pied contre le rocher qu’il s’y fit une ouverture par laquelle l’eau sortit en abondance et forma une rivière, qui s’alla précipiter dans le creux, dont les deux jumeaux étaient sortis : ce qui refroidit tellement la matrice de la Terre, que depuis ce temps-là elle n’a plus eu aucune envie de se joindre à son amant le Soleil, et ainsi n’a jamais eu d’autres enfants.
Ils ajoutaient à ce beau conte, que c’était de ces deux personnes qu’étaient descendus les habitants de leur pays, qu’ils croyaient être le seul endroit du monde qui fut habité. Aussitôt que le Portugais fut arrivé, et qu’il eut fait le récit de ses aventures, on connut bien qu’on n’était pas là le seul peuple de l’Univers, et que le prétendu enfantement de la Terre, n’était qu’une fable, d’où s’ensuivirent les révolutions dont je viens de faire mention. Depuis ce temps-là, les rois et leurs sujets avaient vécu avec beaucoup de tranquillité et d’harmonie : ils se louaient extrêmement les uns des autres. En effet, j’ai toujours vu que le peuple avait infiniment du respect pour leur Souverain, et que réciproquement le Roi d’à présent témoignait de l’empressement à donner des marques de sa tendresse à tous ceux qui approchaient de sa personne. Il était civil en général à tout le monde, et pour nous en particulier, il est sûr que cela passait les bornes.

Tyssot de Patot (Simon), Voyages et avantures de Jaques Massé
1710. La Haye : Ed. de Bourdeaux : J. L’Aveugle, 1710 : Chapitre VI, " La Langue " p.119/123 ; " Le Pays ", p. 131/134. Chapitre VIII, " Le Gouvernement ", p. 201/207 ; " La naissance du pays ", p. 213/215.