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Sois-moi donc propice, auguste Vérité ; raconte-moi comment tu fis tout-à-coup disparaître ces îles infortunées, perpétuels jouets de la fureur des vents et des tempêtes ; ces îles, le repaire affreux de tous les monstres, enfants de l’imposture, que tu confondis aux yeux de l’Humanité et de la raison, arrachées à leur tyrannie, et que tu précipitas pour toujours dans de ténébreux cachots ; aide-moi à faire dignement le récit de tant de merveilles.

Au sein d’une vaste mer, miroir de cette profonde sagesse qui embrasse et régit l’Univers ; au sein, dis-je, d’une vaste plage, toujours calme, exempte de funestes écueils et un continent riche et fertile ; là sous un ciel pur et serein, la Nature étale ses trésors les plus précieux : elle ne les a point, comme dans nos tristes climats, resserrés aux entrailles de la terre, d’où l’insatiable avarice s’efforce de les arracher pour n’en jouir jamais : là des fertiles et spacieuses campagnes, à l’aide d’une légère culture, laissent sortir de leur sein tout ce qui peut faire les délices de cette vie ; ces plaines parées des plus magnifiques tapis de l’abondance, sont entrecoupés de montagnes, dont l’aspect n’est pas moins agréable ; leurs pentes sont couvertes d’arbres toujours verts chargés de fruits délicieux, toujours renaissants et toujours annoncés par des fleurs ; sur leur sommet s’élève avec pompe le cèdre incorruptible, et le pin sourcilleux ; leur têtes altières paraissent soutenir la voûte des cieux ; ils semblent autant de colonnes où s’appuie un lambris orné d’azur et de pierreries ; du pied des décorations de cette superbe scène découlent de réservoirs abondants, une multitude de ruisseaux et de fleuves ; leurs eaux transparentes roulent avec un doux murmure sur un sable mêlé d’or et de perles dont elles relèvent l’éclat ; ces eaux pures se chargent de sucs aromatiques et odoriférants ; elles portent par une infinité de canaux secrets vers les racines des plantes, les principes de leur fécondité ; leurs productions, nourries de ces parfums agréables, les répandent dans un air salubre : il ne fut jamais corrompu par ces influences malignes, funestes véhicules d’infirmités, de maladies douloureuses que la mort fait marcher devant soi.

Ce séjour fortuné était la demeure d’un peuple que l’innocence de ses mœurs rendait digne de cette riche possession : l’impitoyable propriété, mère de tous les crimes qui inondent le reste du monde, leur était inconnue : ils regardaient la terre comme une nourrice commune qui présente indistinctement le sein à celui de ses enfants qui se sent pressé de la faim : tous se croyaient obligés de contribuer à la rendre fertile, mais personne ne disait, voici mon champ, mon bœuf, ma demeure. Le laboureur voyait d’un œil tranquille, un autre moissonner ce qu’il avait ensemencé, et trouvait dans une autre contrée de quoi satisfaire abondamment à ses besoins.

Dieu, disaient-ils, n’a créé plusieurs hommes que pour s’entre-secourir. Si, comme les arbres et les plantes, il les eût fait pour être séparés de toute société, ils tireraient, comme ces productions, des sucs nourriciers de la terre : la Providence ne les aurait laissé dépourvus de rien ; le fils n’aurait pas besoin des secours du père et le père ne sentirait pas pour le fils ces tendres empressements que suggère la Nature, tous les hommes enfin naîtraient munis de tout ce qui est propre à leur conservation, et l’instinct leur en montrerait aussitôt l’usage.

Les intentions de la divinité ne sont point équivoques ; elle a renfermé toutes ses libéralités dans un même trésor ; tous courent, tous s’empressent pour l’ouvrir ; chacun y puise, selon ses besoins, sans s’inquiéter si un autre en prend plus que lui. Des voyageurs qui étanchent leur soif à une source ne portent point d’envie à qui, pressé d’une ardeur plus grande, avale à longs traits plusieurs vases de cette liqueur rafraîchissante. Veut-on élargir les bords de cette source précieuse ? Plusieurs bras réunis l’exécutent sans peine, et leur travail est libéralement récompensé ; il en est de même des dons de la Nature.

Telles étaient les premières et constantes maximes de cette Société heureuse : nul ne se croyait dispensé d’un travail que le concert et l’unanimité rendaient amusant et facile. Comme on voit, au retour de la saison des fleurs, la diligente abeille se disperser dans une vaste prairie pour en ramasser les parfums, elles voltigent par troupes autour de la même plante ; elle semblent s’encourager par leur bourdonnement, jusqu’à ce que le déclin du jour ternissant les brillantes couleurs qui parent les campagnes, elles volent avec empressement reporter leur butin au magasin commun de cette laborieuse république ; on voyait de même, au retour du printemps, ces peuples s’empresser avec joie à féconder la fécondité de leurs campagnes : piqué d’une généreuse émulation, celui-là s’estimait heureux qui avait tracé un plus grand nombre de filons. Que j’ai de joie, disait-il, mes amis, d’avoir le plus contribué à l’utilité commune ! S’agissait-il de recueillir les fruits d’une abondante moisson ? une infinité de bras amoncelaient en d’énormes montagnes ces dépouilles chéries. A tous ces travaux succédaient les jeux, les danses, les repas champêtres ; une copieuse variété de fruits délicieux en composait les mets succulents ; l’appétit en relevait infiniment les délices ; enfin, les jours consacrés à ces occupations étaient des jours de fêtes et de réjouissance, auxquels succédaient les douceurs d’un repos que ne goûta jamais le faste tumultueux de nos plaisirs.

Morelly, Naufrage des cités flottantes, ou Basiliade du célèbre Pilpai
poème héroïque traduit de l’indien Paris ; Messine : société de libraires, 1753 p. 3/8 Gallica