Platon
La République - 1
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Or, comme point de départ de notre accord, ne devons nous pas nous demander à nous-mêmes quel est, dans l’organisation d’une cité, le plus grand bien, celui que le législateur doit viser en établissant ses lois, et quel est aussi le plus grand mal ? Ensuite ne faut-il pas examiner si la communauté que nous avons décrite tout à l’heure nous met sur la trace de ce grand bien et nous éloigne de ce grand mal ?
On ne peut mieux dire.
Mais est-il plus grand mal pour une cité que ce qui la divise et la rend multiple au lieu d’une ? Est-il plus grand bien que ce qui l’unit et la rend une ?
Non.
Eh bien ! la communauté de plaisir et de peine n’est-elle pas un bien dans la cité, lorsque, autant que possible, tous les citoyens se réjouissent ou s’affligent également des mêmes événements heureux ou malheureux ?
Si, très certainement.
Et n’est-ce-pas l’égoïsme de ces sentiments qui la divise, lorsque les uns éprouvent une vive douleur, et les autres une vive joie, à l’occasion des mêmes événements publics ou particuliers ?
Sans doute.
Or, cela ne vient-il pas de ce que les citoyens ne sont point unanimes à prononcer ces paroles : ceci me concerne, ceci ne me concerne pas, ceci m’est étranger ?
Sans aucun doute.
Par conséquent, la cité dans laquelle la plupart des citoyens disent à propos des mêmes choses : ceci me concerne, ceci ne me concerne pas, cette cité est excellemment organisée ?
Certainement.
Et ne se comporte-t-elle pas, à très peu de chose près, comme un seul homme ? Je m’explique : quand un de mes doigts reçoit quelque coup, la communauté du corps et de l’âme, qui forme une seule organisation, à savoir celle de son principe directeur, éprouve une sensation ; tout entière et simultanément elle souffre avec l’une de ses parties : aussi disons-nous que l’homme a mal au doigt. Il en est de même de toute autre partie de l’homme, qu’il s’agisse du malaise causé par la douleur, ou du mieux-être qu’entraîne le plaisir.
Il en est de même, en effet. Et pour en revenir à ce que tu demandais, une cité bien gouvernée se trouve dans une condition très voisine de celle de l’homme.
Qu’il arrive donc à un citoyen un bien ou un mal quelconque, ce sera surtout une pareille cité qui fera siens les sentiments qu’il éprouvera, et qui, tout entière, partagera sa joie ou sa peine.
Il y a nécessité qu’il en soit ainsi dans une cité aux bonnes lois.
Maintenant, il serait temps de revenir à notre cité, et d’examiner si les conditions de notre discours s’appliquent tout particulièrement à elle, ou s’appliquent plus à quelque autre cité.
Oui, nous devons procéder ainsi.
Or donc, dans les autres cités, n’y a-t-il pas magistrats et gens du peuple, comme dans la nôtre ?
Si.
Et tous se donnent entre eux le nom de citoyens ?
Comment non ?
Mais, outre ce nom de citoyens, quel nom particulier le peuple donne-t-il, dans les autres cités, à ceux qui le gouvernent ?
Dans la plupart il les appelle maîtres, et dans les gouvernements démocratiques, archontes.
Et dans notre cité ? Quel nom, outre celui de citoyen, le peuple donnera-t-il aux chefs ?
Celui de sauveurs et de défenseurs, répondit-il.
Ceux-ci, à leur tour, comment appelleront-ils le peuple ?
Distributeur du salaire et de la nourriture.
Mais dans les autres cités, comment les chefs traitent-ils les peuples ?
D’esclaves.
Et comment se traitent-ils entre eux ?
De collègues dans l’autorité.
Et dans la nôtre ?
De collègue dans la garde.
Pourrais-tu me dire si, dans les autres cités, les chefs en usent en amis avec tel de leurs collègues, et en étrangers avec tel autre ?
Beaucoup agissent de la sorte.
Ainsi, ils pensent et disent que les intérêts de l’ami les touche, et non ceux de l’étranger.
Oui.
Mais chez tes gardiens ? En est-il un seul qui puisse penser ou dire d’un de ses collègues qu’il lui est étranger ?
Point du tout, puisque chacun croira voir dans les autres un frère ou une sœur, un père ou une mère, un fils ou une fille, ou quelque autre parent dans la ligne ascendante ou descendante.
Très bien dit, observai-je ; mais réponds encore à ceci : légiféreras-tu simplement pour qu’ils se donnent des noms de parenté, ou pour que toutes leurs actions soient en accord avec ces noms, pour qu’ils rendent à leurs pères tous les devoirs de respect, de sollicitude et d’obéissance que prescrit la loi à l’égard des parents — sous peine d’encourir la haine des dieux et des hommes, en agissant autrement ? Car agir autrement c’est commettre une impiété et une injustice. Sont-ce ces maximes ou d’autres que tous tes citoyens feront, de bonne heure, sonner aux oreilles des enfants, en les entretenant de leurs pères, qu’ils leur désigneront, et de leurs autres parents ?
Celles-là mêmes, répondit-il. Il serait en effet ridicule qu’ils eussent à la bouche ces noms de parenté sans remplir les devoirs qu’ils impliquent.
Ainsi dans notre Etat, plus que dans tous les autres, les citoyens prononceront d’une seule voix, quand il arrivera du bien ou du mal à l’un d’eux, nos paroles de tout à l’heure : mes affaires vont bien, ou mes affaires vont mal.
Rien de plus vrai.
Mais n’avons-nous pas dit qu’en conséquence de cette conviction et de cette manière de parler il y aurait entre eux communauté de joies et de peines ?
Si, et nous l’avons dit avec raison.
Nos citoyens seront fortement unis dans ce qu’ils nommeront leur intérêt propre, et, unis de la sorte, éprouveront joies et peines en parfaite communion.
Oui.
Or, quelle en sera la cause sinon — en dehors de nos autres institutions — la communauté des femmes et des enfants établie chez les gardiens ?
Assurément c’en sera la principale cause.
Mais nous sommes convenus que cette union d’intérêts était, pour la cité, le plus grand bien, lorsque nous comparions une cité sagement organisée au corps, dans la façon dont il se comporte à l’égard d’une de ses parties, pour ce qui est du plaisir et de la douleur.
Et nous en sommes convenus à bon droit.
Par suite, il est pour nous démontré que la cause du plus grand bien qui puisse arriver à la cité est la communauté, entre les auxiliaires, des enfants et des femmes.
Certainement.
Ajoute que nous sommes d’accord avec nos précédents propos. Car, avons-nous dit, ils ne doivent avoir en propre ni maisons, ni terres, ni aucune autre possession, mais, recevant des autres citoyens leur nourriture, comme salaire de la garde, ils la doivent mettre en commun, s’ils veulent être de vrais gardiens.
Fort bien.
Dès lors n’ai-je pas raison d’affirmer que nos dispositions antérieures, jointes à celles que nous venons de prendre, feront d’eux, plus encore, de vrais gardiens, et les empêcheront de diviser la cité, ce qui arriverait si chacun ne nommait pas siennes les mêmes choses, mais des choses différentes ; si, habitant séparément, ils tiraient dans leurs maisons respectives tout ce dont ils pourraient s’assurer la possession pour eux seuls ; et si, ayant femme et enfants différents, ils se créaient des jouissances et des peines personnelles — tandis qu’avec une croyance identique touchant ce qui leur appartient, ils auront tous le même but et éprouveront, autant que possible, mêmes joies et mêmes douleurs ?
C’est incontestable.
Mais quoi ? ne verra-t-on pas à peu près disparaître procès et accusations réciproques d’une cité où chacun n’aura à soi que son corps, et où tout le reste sera commun ? Ne s’ensuit-il pas que nos citoyens seront à l’abri de toutes les dissensions que fait naître parmi les hommes la possession de richesses, d’enfants et de parents ?
Il y a grande nécessité qu’ils soient délivrés de tous ces maux.
De plus, aucune action pour violences ou voies de fait ne sera légitimement intentée chez eux ; car nous leur dirons qu’il est noble et juste que des égaux se défendent contre les égaux, et nous leur ferons un devoir de vieller à leur sécurité corporelle.
Cette loi, repris-je, a encore l’avantage que voici : lorsqu’un citoyen s’emportera contre un autre, s’il assouvit sa colère de cette façon, il sera moins porté, ensuite, à aggraver le différend.
Sans doute.
Nous aurons donné au plus âgé autorité sur quiconque sera plus jeune, avec droit de punir.
C’est évident.
Il l’est aussi que les jeunes gens n’essaieront pas, sans un ordre des magistrats, d’user de violence à l’égard d’hommes plus âgés, ni de les frapper ; ils ne les outrageront pas non plus, je crois, d’aucune autre manière, car deux gardiens suffiront à les empêcher : la crainte et le respect ; le respect en leur montrant un père dans la personne qu’ils veulent frapper, la crainte en leur faisant appréhender que les autres ne se portent au secours de la victime, ceux-ci en qualité de fils, ceux-là en qualité de frères ou de pères.
Il ne peut en être autrement.
Ainsi, de par nos lois les guerriers jouiront entre eux d’une paix parfaite.
D’une grande paix, certes.
Mais s’ils vivent eux-mêmes dans la concorde, il n’est point à craindre que la discorde se mettre entre eux et les autres citoyens, ou qu’elle divise ces derniers.
Non, assurément.
Quant aux moindres des maux dont ils seront exempts, j’hésite, par respect pour les convenances, à les mentionner ; pauvres, ils ne seront pas dans la nécessité de flatter les riches ; ils ne connaîtront pas les embarras et les ennuis que l’on éprouve à élever des enfants, à amasser du bien, et qui résultent de l’obligation où l’on est, pour cela, d’entretenir des esclaves ; ils n’auront pas, tantôt à emprunter, tantôt à renier leurs dettes, tantôt à se procurer de l’argent par tous les moyens pour le mettre à la disposition de femmes et de serviteurs, en leur confiant le soin de le ménager : ils ignoreront enfin, mon ami, tous les maux que l’on endure dans ces cas – maux évidents, sans noblesse, et indignes d’être cités.
Oui, ils sont évidents, même pour un aveugle.
Ils seront délivrés de toutes ces misères et mèneront une vie plus heureuse que la vie bienheureuse des vainqueurs Olympiques.

Platon, La République, IVe s. av. J.-C.