Sur quelques vitrines : Atget « père » ou « descendant » ?
par Clément Chéroux
La dernière série de vitrines, photographiées
par Atget entre 1925 et 1927, échappe cependant à cette
logique. En elle-même, cette série occupe déjà une
place à part dans la production du photographe. Jusqu’alors,
il ne s’était guère attaché qu’à documenter
le vieux Paris. En disposant son trépied devant les larges devantures
de ces nouveaux magasins des grands boulevards, c’est finalement
la première fois qu’il s’intéresse réellement
aux signes de la modernité urbaine. De toute la production d’Atget
ce sont d’ailleurs les seules images qui portent la trace de l’architecture
haussmannienne – et encore est-ce par l’entremise des
reflets de ces vitrines –, des reflets qui n’apparaissent
aussi ostensiblement dans aucune autre série d’Atget. Il
n’avait, d’autre part, jamais autant resserré ses
cadrages sur le contenu des vitrines ; même les photographies
d’étalages montrent toujours un peu du contexte marchand. À tel
point qu’il est difficile d’inscrire cet ensemble d’images
dans les différents registres de photographies de vitrines évoqués
plus haut. Il ne s’agit visiblement ni de clichés privés,
ni de documents topographiques. La fonction publicitaire ou documentaire
de ces photographies semble par ailleurs largement compromise par la
présence systématique des reflets. Car ici, à la
différence du « Tambour » ou du « Magasin
d’antiquités », les réflexions ne sont
pas négligeables, elles viennent fortement perturber la perception
des marchandises exposées.
Comment expliquer la singularité de cette série ?
Seule l’enquête de contextualisation historique
permet d’échafauder quelques hypothèses.
Car l’époque où Atget commence à prendre
ces photographies correspond précisément à celle
où les surréalistes s’intéressent
aux reflets. C’est en avril 1925 que La Révolution
surréaliste publie sur sa couverture la photographie
de Man Ray représentant une vitrine à Saint-Sulpice
sur laquelle vient se réfléchir l’image
du bâtiment lui faisant face. C’est au même
moment que Man Ray rend visite à Atget pour lui acheter
quelques images. Certaines d’entre elles représentent
d’ailleurs des vitrines photographiées dans la
décennie précédente, d’autres seront
publiées dans La Révolution surréaliste quelques
numéros plus tard. Avec tout cela, il serait curieux
que les deux photographes n’aient pas discuté de
vitrines. Comment, dès lors, ne pas envisager qu’Atget
ait vu dans cet intérêt des surréalistes
pour les vitrines l’opportunité de réaliser
de nouvelles images mettant cette fois-ci en évidence
leurs reflets, mais aussi leurs mannequins, autres objets
de prédilection de cette génération d’artistes
? Sans doute aura-t-il même saisi cette occasion de
vendre quelques tirages supplémentaires, car c’était
là, faut-il le rappeler, sa seule source de revenu.
La proposition passera, à n’en pas douter, pour
impertinente. Elle inverse l’habituel schéma
d’influence : avec cette dernière série,
Atget n’apparaît plus ainsi comme le « père » de
la photographie surréaliste, mais bien plutôt
comme l’un de ses premiers « descendants ».
Aussi audacieuse qu’elle puisse paraître, cette
hypothèse est cependant la seule qui corresponde à la
chronologie et permette de comprendre à la fois la
très grande singularité de ces images et leur
régime d’utilité. Elle semble par ailleurs
largement confirmée par le fait que nombre de ces nouvelles
photographies de vitrines furent en effet achetées
par Man Ray à Atget.
Apparaît ici tout l’intérêt de la méthode
contextuelle. Elle préserve des trop faciles projections interprétatives
qu’autorise le manque d’informations précises sur la
pratique d’Atget. Elle permet de mieux comprendre la nature de son
travail. Elle confirme, en ce sens, la position adoptée par Rosalind
Krauss et Abigail Solomon-Godeau dans deux des textes les plus lucides
qui aient été écrits sur le photographe parisien.
Avec force d’argument, ces dernières ont, en effet, montré l’aporie
des lectures « auteuristes » d’Atget qui consistent à n’envisager
ses images qu’à travers le prisme de l’histoire de
l’art. Par-delà les contradictions de ce discours dominant
pour lequel Atget est un artiste et sa production une œuvre,
elles ont aussi parfaitement mis en évidence les enjeux de distinction
de cette stratégie rhétorique. Ces deux essais permettent
de comprendre pourquoi Atget n’a pas davantage été pensé en
contexte. La majorité des études, publications, ou expositions
sur Atget émanant de ses « découvreurs »,
des musées, archives, ou bibliothèques qui en conservaient
les tirages, voire des galeries qui les vendaient, il ne pouvait évidemment
pas être question, pour eux, de le comparer à d’autres
photographes. Dans le cadre de cette valorisation militante, institutionnelle
ou marchande, la défense de la « singularité » d’Atget
primait sur tout autres considérations. Ce n’est cependant
pas le dévaloriser que de défendre l’hypothèse
selon laquelle il n’était pas un artiste (pas même au
sens où l’histoire de l’art conçoit cette notion
après Duchamp), mais plutôt un artisan consciencieux répondant à des
besoins d’images, exécutant des commandes, les précédant
parfois. Déconstruire le mythe artistique d’Atget n’est
pas nier son intérêt. C’est au contraire tenter de le
comprendre à sa juste valeur ; c’est concevoir
qu’une photographie peut avoir des qualités esthétiques
sans être pour autant le fruit d’une volonté artistique,
ou, comme l’écrivait Susan Sontag, qu’un « instantané utilitaire
et sans prétention peut être aussi intéressant du point
de vue visuel, aussi éloquent, aussi beau que la plus admirée
des photographies d’art ».