Rares sont à la Renaissance les lecteurs lettrés qui s'écartent de ce modèle dominant. Montaigne est de ceux-là. Ses gestes de lecteur s'opposent terme à terme aux lecteurs érudits : en lisant, il ne tient aucun cahier de lieux communs, refusant de copier et compiler ; il n'annote pas les livres qu'il lit pour repérer extraits et citations, mais fait figurer dans l'ouvrage lui-même un jugement d'ensemble ; enfin, il n'utilise pas pour rédiger les Essais de répertoires de lieux communs mais compose librement, sans s'embarrasser de souvenirs de lecture ou sans interrompre l'enchaînement des pensées par des références livresques. Montaigne est donc un lecteur singulier qui refuse règles et postures de la lecture d'étude : il ne lit jamais la nuit, il ne lit jamais assis, il lit sans méthode, et sa bibliothèque, loin d'être cette ressource ouverte et mobilisable qu'est toute grande bibliothèque humaniste, constitue le lieu privilégié du retrait hors le monde. Rien ne montre mieux l'étrangeté d'une telle pratique et, a contrario, la force dominante du modèle auquel elle s'oppose, que les efforts faits après la mort de Montaigne pour soumettre l'étrangeté des Essais à une division par lieux communs ou à une réorganisation thématique permettant une lecture plus aisée au lecteur qui veut puiser dans leur texte extraits et exemples. L'irréductible originalité de Montaigne se perçoit mieux lorsqu'elle est rapportée aux conventions et aux habitudes qui gouvernaient la lecture savante de la Renaissance.