Quant à la ville de Sevarinde, qui
porte son nom, on peut dire que cest la plus belle ville du monde, soit quon
regarde le lieu de la situation, et le terroir fertile qui lenvironne, soit que
lon considère la beauté du climat et lair salubre où elle est bâtie, ou
enfin lordre de ses bâtiments et la bonne police quon y observe.
Elle est située dans une île qui a près de trente milles de circuit et qui est au
milieu dun très grand fleuve où se déchargent plusieurs autres rivières. Cette
île est ceinte dune épaisse muraille, qui la fortifie tout à lentour, de
sorte quil est presque impossible dy faire descente sans la permission des
habitants, quand on aurait la plus grande armée du monde. Le terroir en est entièrement
fertile et produit une prodigieuse quantité de fruits excellents, et toutes les terres
des autres côtés du fleuve sont aussi dune merveilleuse fertilité à plus de
vingt lieues à la ronde. Lair y est extrêmement sain et le climat fort beau,
étant environ le 42e degré de latitude méridionale.
Elle est bâtie au milieu de lîle, sa figure est carrée et elle contient déjà,
outre son palais qui est au centre de la ville, deux-cent-soixante-sept osmasies ou
bâtiments carrés, tous pleins dhabitants. Chacune de ces osmasies a cinquante pas
géométriques de front et contient plus de mille personnes logées à leur aise, ayant
chacune quatre grandes portes opposées lune à lautre, et au milieu une
grande cour avec de la verdure. Ses murailles sont dune espèce de marbre ou pierre
blanche qui se polit fort bien, et les maisons ont toutes quatre étages de hauteur.
Dans toutes les rues qui sont fort droites et fort larges, il y a des piliers de fer qui
soutiennent de larges balcons, sous lesquels on marche à couvert de la pluie et du
soleil. Sur ces balcons on voit plusieurs beaux vases remplis de terre, où croissent
diverses fleurs et divers arbrisseaux qui font comme autant de petits jardins contre les
fenêtres. Au dedans des osmasies tout à lentour de la cour, il y a de pareils
balcons et de semblables jardins et de la verdure au milieu de la cour où lon voit
aussi une fontaine et un jet deau au centre de la fontaine et de la maison. Cette
eau vient du haut du toit, où on la fait monter dailleurs pour éteindre le feu en
cas de nécessité, et de là on la distribue dans les bains, dans divers offices, dans
tous les appartements, et enfin dans la fontaine du parterre par divers tuyaux quon
a mis en plusieurs endroits pour cet usage. On lave les rues de la ville quand on veut, et
lon pourrait y mettre trois pieds deau si lon voulait, ce qui se voit
rarement dans un terrain élevé comme celui-là et qui na rien du marécage. On
peut marcher sur les toits des osmasies,et en faire le tour, comme aussi y faire courir
leau tout à lenviron. Dans les grandes chaleurs de lété, on tend des
toiles sur les rues aussi haut que les tuiles des maisons, ce qui les rend fraîches et
sombres, et en exclut tout à fait les rayons du soleil, si bien quon ny est
presque pas incommodé de la chaleur. On en fait de même dans les cours, et pour cet
effet il y a des poulies contre les murailles où lon met des cordes auxquelles les
tentes sont attachées, et par ce moyen on les tire bien haut, pour empêcher les rayons
du soleil de luire contre les murailles, et de les échauffer, ce quil ferait sans
cela, et la chaleur en serait insupportable. Toutes ces commodités font que bien que
lété soit fort chaud dans tout le pays, néanmoins il nest point incommode
dans Sevarinde, et je puis dire que je nen ai point passé en aucun endroit de
lEurope où il fut moins fâcheux que dans cette ville, où lon voit partout
de leau, de lombre, des fleurs et de la verdure.
Les principaux ornements de la ville sont le Palais et le Temple du Soleil.
Lamphithéâtre et le bassin, qui est au bout de lîle ; mais comme elle
est toute environnée de fortes murailles, on la prendrait aisément pour une ville.
Comme Sevarinde est située au milieu de cette île, aussi cette île est presque au
milieu des terres qui appartiennent à la Nation : car on a pour maxime de ne
sétendre que peu à peu aux environs de la ville capitale à mesure que le peuple
saugmente. Il est vrai quà compter depuis la mer jusquaux dernières
osmasies au-dessous de Sevarinde, tout le long du fleuve, il y a près de cent cinquante
lieues et la plupart de ce pays est habité par les Sevarambes presque en une ligne ;
mais si lon prend la traverse à vingt lieues de chaque côté de lîle, on ne
voit plus que de grandes forêts habitées seulement par des lions, des tigres, des
erglantes, des cerfs, des bandelis et autres bêtes sauvages ; mais ces
forêts appartiennent aux Sevarambes à près de cinquante lieues de chaque côté de leur
capitale, et encore plus loin, tout le long du fleuve en tirant vers la mer, et il y a
bien quarante lieues en montant vers Sevaragondo, qui est la première ville de Sevarambe,
sur le haut des montagnes en venant de Sporonde. Tout le pays au-delà des monts sur le
rivage de locéan, où demeuraient autrefois les Prestarambes, nest habité
que jusquaux petites îles du lac, où Maurice et les compagnons furent pris, encore
nest-ce que sur le chemin de Sporonde à Sevarinde ; car Sevarias ayant
contracté tous ces peuples qui étaient dispersés dans les bois, où il ne vivaient que
de chasse, de fruits sauvages, et de quelques légume et leur ayant appris à cultiver la
terre à la manière de notre continent, il leur en fallut beaucoup moins occuper, parce
quun arpent bien cultivé leur rendait plus de fruits que cinquante arpents
cultivés à leur manière. Ils se serrèrent donc autour de Sevarinde au commencement, et
de là il se sont peu à peu répandus tout aux environs à près de vingt lieues sur les
côtés du fleuve, et à près de trente au-dessous de la ville du côté de la mer du
Sud, où ils shabituent plus volontiers quaux autres endroits, à cause de la
commodité du fleuve et des autres rivières qui sy déchargent. Ils font souvent de
nouvelles colonies car ils multiplient beaucoup, et il y a déjà dans toutes leurs terres
près de cinq mille Osmasies ramassées en ville ou en bourgs, ou dispersées en divers
endroits du pays, trois en des lieux, deux en dautres, mais on en voit aussi de
toutes seules.
Toutes les terres cultivées y sont, comme jai déjà dit, dun grand rapport,
soit à cause de leur fertilité naturelle, ou par lindustrie des habitants qui
nen peuvent souffrir dinutiles autour de leurs habitations et qui
népargnent ni soins, ni peines, pour fertiliser jusquaux lieux les plus
fertiles ; et surtout aux environs de Sevarinde. Pour cet effet, ils ont fait divers
canaux à travers de leurs plaines, pour arroser partout, les lieux arides, et
dautres pour dessécher les terres marécageuses. Il y a deux endroits proches de
Sevarinde, où paraissent agréablement en cela les effets de leur labeur et de leur
industrie.
Lun est à trois milles au-dessous de la ville, et dans la même île où elle est
bâtie, où lon voit de très belles prairies et des allées darbres fort
touffus.
Avant larrivée de Sevarias, ce lieu présentement si beau, nétait quun
marais bourbeux et puant, qui ne produisait que des roseaux ; mais par le moyen des
canaux quils y ont creusés, et de la grande quantité de terre quils y ont
porté, ils en ont fait un terrain très fertile et très agréable.Denis Vairasse, LHistoire
des Sevarambes, peuples qui habitent une partie du troisième continent appelé [sic] la
Terre australe
Paris : C. Barbin, 1677, tome II, p. 248/264 Gallica. |