On observe au sein dun même
Etat une extrême diversité dhumeurs, de caractères et de travaux ; de graves
et même irrémédiables divergences dintérêts et de doctrines, enfin des
rivalités qui conduisent au développement des passions les plus subversives. Ces
obstacles à létablissement dun ordre social autre que fondé sur la terreur
nont point empêché dinstituer le règne de la loi La loi égalise, garantit
et protège, permet, prohibe, réprime, a des tribunaux pour appliquer ses prescriptions,
une force armée pour exécuter leurs arrêts. De même, à prendre en soi les choses,
rien ne soppose à ce que la justice, la loi, les jugements et les moyens de
contrainte franchissent les barrières des Etats, en tout ce qui exige un règlement
commun, fassent abstraction de certaines différences, en concilient dautres, et
remédient de gré ou de force aux écarts qui prennent un caractère criminel. Le tout
nest que de le vouloir, et, pour parvenir à le vouloir, de se sentir et de
sunir, en tant quhommes de conscience et de raison identiques, dominant leurs
législations particulières du haut de lidée de la législation générale
quelles supposent toutes. Si luvre fédérative des sociétés est plus
difficile que luvre sociale simple, cest uniquement à cause de
lintervalle qui sépare le concept de lordre juridique, chez des associés
naturels moins apparents, dun groupe plus vaste et plus disséminé, moins
sensiblement obligé de vivre en paix, mais non pas moins rationnellement ni moins
moralement obligé. Des parties considérables de cet intervalle ont été franchies,
quand se sont formés les grands Etats modernes, où un même ordre légal sétend
sur une suite de méridiens et régit, de leur propre volonté, des populations diverses,
opposées dintérêts et souvent entraînées par des passions qui se heurtent. On
sapprochera plus encore du but lorsque, se désaccoutumant de chercher la norme de
leurs désirs, et de ce qui est possible en fait de relations réciproques des peuples,
dans les administrations, qui se tiennent volontaire en garde contre le mieux, et dans les
diplomaties dont le métier est de dresser et déviter des embûches, et le sort
ordinaire dy tomber, les citoyens bien intentionnés de chaque république et les
travailleurs des différentes sphères dactivité physique et mentale, regarderont
les uns vers les autres, par-dessus les frontières, et sélèveront à la
conscience de leurs devoirs mutuels comme simples agents moraux, et de lidentité de
leurs intérêts de paix.
Les associations spontanées et libres des hommes de labeur probe et assidu et de bonne
volonté, indépendantes des Etats, seront enfin les moyens les plus sûrs de forcer
ceux-ci à la fédération, lorsquelles seront assez nombreuses et elles-mêmes
assez pacifiques. Quand à eux, leurs traditions les font incliner au mensonge et à la
défiance, à ne croire quà la force, et à limposer quand ils ne la
subissent pas.
Mais, après tout, les gouvernements ne sont que les émanations des peuples ; ils
sont les portraits dont les peuples multiplient les originaux. Deux nations capables de
préparer entre elles un lieu fédéral par une action indépendante des gouvernements,
seront capables aussi de se créer des gouvernements disposés à se fédérer. La
condition unique du succès est en définitive la force de la raison, le sentiment du
juste et de son caractère obligatoire, universel, sans restrictions daucune
espèce, à mesure quil sétend parmi les hommes et passe par-dessus les
circonscriptions petites et grandes qui les enserrent. A bien des signes, il semblerait
que le grand jour sannonce, le jour de la paix réelle, de la paix des curs,
seize siècles après laurore des arts, des sciences et de la philosophie en Grèce
et en Italie. Combien différentes eussent été les destinées, si la conversion de
lOccident à la coutume orientale, un moment précipitée par les Caesars,
neût été arrêtée par les fortes résolutions de quelques hommes qui
restituèrent les fondements de lEtat, rappelèrent à la vie ce qui était toujours
la pensée des bons, et remodelèrent lâme du peuple ! Sans la propriété
rendue aux petits, et la culture libre remise en honneur, la dépopulation suivait son
cours et lesclavage séternisait ; la démence césarienne reprenait la
succession de la sagesse antonine, et la bassesse populaire répondait pour jamais à la
folie des princes. Alors le service des armes passait des citoyens aux Barbares, qui de
serviteurs de Rome en devenaient les maîtres. Nulle éducation publique ne soutenant
lantique civilisation, lignorance amenait loubli dans la sujétion. Une
religion hostile au vrai régime civil gagnant les curs, les désintéressait de la
science et de la liberté. Les hommes tournaient leurs pensées vers une théologie ou
mystique ou bizarre, et leurs goûts à recevoir des sacrements et à en disputer. La
théocratie sétablissait dans les croyances, pendant que le pouvoir substitué aux
anciennes magistratures se trouvait la proie des plus criminels, qui corrompaient
lunivers par le spectacle de tous les vices et de tous les attentats.
Lempire impossible dans ces conditions, en présence des Barbares, serait donc
tombé, et la dissolution des liens civils aurait suivi linvasion de la barbarie.
Les sociétés seraient retournées à leurs éléments. Des moines et des chefs de bandes
armées seraient demeurés seuls à sen disputer les restes. Et aujourdhui
peut-être encore, après mille bouleversements, nous naurions pour consolation et
pour espérance que la morale du sacrifice, le culte du Dieu souffrant et le rêve de
lAbsolu. Mais ce nest pas au dévouement, au sacrifice, vains mots qui cachent
souvent les langueurs et les défaillances de lâme, ou ses illusions, ou même
légoïsme et ladoration de soi-même, que sera dû le triomphe du Bien :
cest à la Justice et à la Raison. Et ce nest pas une théorie à
lusage des génération futures : cest la doctrine de lHarmonie, ou
des relations parfaites accomplies dans un ordre fini. Et ce nest pas une grâce
den haut, le don dun seul ni le mérite dun seul qui nous apporte le
salut terrestre ; cest la chaîne dor des hommes de raison droite et de
cur grand, qui, dâge en âge, ont été les conducteurs en esprit, les vrais
rédempteurs de leurs frères. Entre tous, ils tracent le portrait dune humanité
selon le Bien et de son incessante action pur échapper aux solidarités mauvaises et se
perfectionner. A nous de faire ce quils ont fait et dajouter selon nos
mérites à luvre de la libération commune. On se sent à la vérité bien
faible quand il faut, dun effort personnel, aider au mouvement qui ne se produira
quen assemblant les forces des peuples divers et des générations successives mais,
si réduit que tu puisses être au sentiment de ton mince effort, ne tabaisse point,
ô homme ! Que lidée que tu portes en toi te relève, et que, même dans le
dernier isolement, au fond dun cachot, sous les ombres de la mort, ton espérance te
soutienne !Sphaeram
spera.
Attends lharmonie.
Charles Renouvier, Uchronie :
lutopie dans lhistoire, esquisse historique apocryphe du développement de la
civilisation européenne tel quil na pas été, tel quil aurait pu être
Paris : Bureau de la Critique philosophique, 1876 p. 287/290 |