arrêt sur...

Sur la route des deux Indes

Par Mireille Pastoureau

L'empire portugais de Lisbonne à Calicut


Le voyage de Vasco de Gama changea le cours de l'histoire. Il avait coûté deux navires et une centaine de vies humaines – pertes essentiellement dues au scorbut – mais il apportait au Portugal des bénéfices incommensurables. Indirectement, il devait entraîner l'affaiblissement du trafic maritime de Venise, dépossédée assez vite du commerce des épices. Gama fut aussi l'un des rares navigateurs à profiter pleinement de ses découvertes. Il repartit pour les Indes en 1502, avec toute une escadre, dans l'intention de transformer Calicut en colonie portugaise. Après avoir dévalisé et exterminé les 380 passagers d'un bateau venant de La Mecque, et coupé en morceaux un certain nombre d'otages pour l'exemple, il ramena à Lisbonne l'année suivante 35 000 quintaux de poivre, de gingembre, de cannelle, de noix de muscade et de pierres précieuses.
Il laissait derrière lui dans les eaux indiennes cinq navires commandés par son oncle, première force navale permanente stationnée par des Européens dans les eaux asiatiques. Il inaugurait une nouvelle voie commerciale, très allongée, puisque la distance totale, jusqu'à Calicut était de 22 000 miles, soit la circonférence du globe à l'équateur, mais sans transbordements ni lourdes taxes prélevées tout le long de la route.
 

La « bataille du poivre » gagnée par les Portugais

Le poivre, vendu quatre-vingts ducats à Alexandrie, n'en coûtait à Calicut que deux et demi à trois et demi, si bien qu'en 1504, les galères vénitiennes ne trouvèrent que très peu de poivre à acheter dans le port égyptien. La « bataille du poivre » était gagnée par les Portugais et l'Europe marchande se hâtait d'installer à Lisbonne ses représentants les plus actifs. La splendeur italienne était due pour une bonne part aux richesses importées par Venise et Gênes. Les trésors de l'Asie – épices, drogues, pierres précieuses, soieries – risquaient désormais d'échapper à ces opulentes cités. Ils ne parviendraient plus en Europe par le golfe Persique, la mer Rouge et le Levant, mais ils seraient acheminés sur des navires portugais doublant le cap de Bonne-Espérance.
À quarante jours de Calicut se trouvait Malacca lieu de production, pensait-on, des clous de girofle, et où affluaient aussi les porcelaines et les soies chinoises. Les Portugais voulurent développer leur prise de possession des mers indiennes et ils n'eurent pas de difficulté à imposer leur force. Les marins arabes savaient naviguer avec génie, mais étaient de tradition pacifique. Leurs navires, très maniables, montraient par ailleurs des signes de faiblesse insigne, puisque les planches étaient seulement nouées les unes aux autres par des cordes. Voilà sans doute pourquoi ils ne s'aventurèrent jamais dans l'océan Atlantique, trop rude pour eux. Le Coran, il est vrai, les en dissuadait fortement, en déclarant que Dieu avait dressé « entre les deux mers » une barrière infranchissable.
Cette maîtrise de l'océan Indien fut essentiellement l'œuvre d'Alfonso de Albuquerque, deuxième vice-roi portugais des Indes. II fit de Goa la capitale des possessions portugaises en 1510, s'empara de Malacca en 1511 et d'Ormuz, la porte du golfe Persique, en 1515. II initia les échanges maritimes avec le Siam, les Moluques et la Chine.

Le commerce des épices et des « drogues »

En quoi consistait ce commerce des épices dans lequel les Portugais faisaient irruption ? À leur arrivée, les trois grands centres de redistribution étaient Malacca, Calicut et Ormuz. Le poivre y était de loin le produit le plus recherché, car il accompagnait toutes sortes de plats. Les Chinois en faisaient eux-mêmes une grande consommation, bien plus considérable encore que celle des Occidentaux vers qui était acheminé environ le quart de la production asiatique. Produit en Inde dans le Malabar, dans la péninsule de Malacca et dans l'île de Sumatra, il était noir lorsqu'il séchait avec sa peau, et blanc si on retirait son enveloppe après l'avoir laissé mûrir plus longtemps.
Le gingembre vert se consommait surtout en salade, avec des légumes ou encore avec des boulettes de poisson. Une fois séché et enduit d'argile pour être conservé, il était qualifié de « rouge ». C'était encore le Malabar qui offrait la meilleure variété, ainsi que le Bengale, Madagascar et les îles Comores. Bon marché, il était le seul à coûter moins cher que le poivre. Toute la cannelle fine venait de Ceylan. Elle provenait d'arbustes sauvages dont l'exploitation était un monopole royal. Elle était consommée dans la pâtisserie, les galettes et les bouillies de céréales. Le macis, nom de l'écorce de la noix de muscade utilisée aussi comme condiment, et la noix de muscade elle-même étaient produits exclusivement par les trois îles de Banda, Banda la plus grande, Mira et Gunuape plus petites, situées au sud de Ceram. Les noix étaient conservées dans du vinaigre et exportées en pots. L'écorce et la noix pouvaient être aussi confites au sucre. On leur prêtait des vertus curatives contre les maladies nerveuses, voire contre la frigidité sexuelle. Le clou de girofle était la spécialité des cinq îles des Moluques, Ternate, la plus grande, Tidore, Motel, Machien et Pachan. Les girofliers poussaient dans les bois sauvages des étroites plaines littorales qui entouraient les cônes volcaniques de ces îles. Les boutons des fleurs étaient séchés au soleil sur des nattes puis aspergés d'eau salée pour être conservés.
En plus des épices, les Portugais accédaient également aux « drogues » : le bétel et la noix d'arec, l'opium, l'ambre, le musc, la rhubarbe, le camphre, le benjoin, le santal, le lignaloès, le safran, la civette, l'encens, l'aloès, le cardamone, les myrobalans, etc. Ils constatèrent très vite que les princes locaux et leur entourage mastiquaient en permanence des feuilles dont ils ignoraient la nature. Il s'agissait des feuilles de bétel qui, entre autres vertus, servent à étancher la soif. Ils remarquèrent également l'importance de la consommation de l'opium en Inde, généralisée dès le plus jeune âge. L'ambre, dont la Chine effectuait une grande consommation et qui est produit par les concrétions intestinales des cachalots, se ramassait sur les plages des deux rives de l'océan Indien, sur les côtes de l'Afrique orientale et dans certaines îles. Le musc, lui, provenait de la sécrétion de la poche ombilicale des chevrotins mâles incisée à la pleine lune, sécrétion que l'on faisait ensuite sécher au soleil.
 

Une chaîne de points stratégiques

La détermination du capitaine se manifesta dès le départ. Pour éviter les calmes et les courants du golfe de Guinée, Gama, une fois arrivé aux îles du Cap-Vert, mit cap vers le sud, en passant au grand large de la côte africaine, entamant la plus longue traversée en haute mer jamais réalisée : quatre-vingt-treize jours de mer alors que Colomb avait traversé l'Atlantique en trente-six jours seulement. Il inaugurait la grande « volte », ce détour qui permettait de contourner des parages trop calmes, infranchissables à la voile. Arrivé dans les basses latitudes, aux environs du parallèle du Cap, il obliqua vers l'est à la faveur des vents portants que Dias avait découverts.
Le moment le plus difficile du voyage fut celui de la remontée le long de la côte orientale de l'Afrique, dans des eaux inconnues où soufflait un fort vent de terre. Les navires se trouvaient sans cesse repoussés vers le sud par un courant puissant, issu du canal de Mozambique. Plusieurs tempêtes et les ravages du scorbut eurent raison de la détermination de certains membres de l'équipage (ce voyage est le premier qui ait donné lieu à une description de la maladie). La fermeté de Vasco de Gama impressionna une fois de plus ses compagnons tandis que l'appel au surnaturel faisait une nouvelle fois recette. Ayant jeté le pilote et les rebelles aux fers, il aurait lancé les instruments de navigation par dessus le bastingage, affirmant que désormais Dieu était seul maître et pilote à bord.
Il lui fallut encore beaucoup de finesse et d'endurance quand vint le moment de négocier avec les potentats locaux et les marchands arabes. Ayant manqué Sofala, il fit escale à Mozambique, Zanzibar et Mogadiscio, rencontrant partout méfiance, ruses, voire hostilité. Les navires arabes régnaient en maîtres sur le commerce de l'océan Indien. Ils apportaient d'Arabie et d'Inde des cotonnades et des épices qu'ils troquaient sur la côte africaine contre de l'or et des esclaves (Zanzibar signifie, en persan « pays des esclaves »). L'arrivée des chrétiens constituait une grave menace pour leur monopole.
Enfin, profitant de la mousson d'été, la flottille de Vasco de Gama mit à la voile vers le nord-est et toucha la côte indienne, deux lieues au nord de Calicut, le 20 mai 1498, après plus de dix mois de navigation.
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