Minot Gormezano

Entre ciel et terre

par Bertrand Vergely

 
 

La métamorphose libérée


Il existe des transformations négatives. Des transformations qui corrompent et qui tuent. Ce sont non pas des transformations, mais des déformations. Le sacré sait les repérer et lutter contre elles par son art de la conservation. Il y a cependant aussi des transformations positives et créatrices que le sacré ignore et qu’il convient de dévoiler.
Transformer veut dire faire passer quelque chose d’un état à un autre. Ce passage s’opère quand cette chose acquiert une nouvelle forme et, si elle n’en a pas, une forme tout court.
La notion de transformation est subtile. Elle pourrait laisser croire qu’elle est le contraire de toute conservation. Elle est en fait une conservation sous une autre forme. Une conservation dynamique, montrant que l’on peut se conserver en étant en mouvement, en empruntant les voies du temps qui laissent l’impression d’être celles de la corruption et de la mort. Ce qui est effectivement le cas et c’est bien là que réside le génie de toute transformation.
Ce génie consiste non pas à nier et à refouler, mais à accepter et à accueillir. Ce qui change tout. C’est même là que réside l’essence du changement. Ainsi prenons le temps, qui est en soi, de par son déroulement, usure, corruption, irréversibilité d’une mort progressive. Prenons le désir de se conserver, qui est en soi arrêt, fixation, repos et non mouvement. Faisons coexister temps et conservation, sans chercher à vaincre l’un par l’autre. Sans se résigner donc à la corruption et à la mort. Sans se crisper contre elle en cherchant à retenir quoi que ce soit. On pénètre dans une autre dimension. Celle du Tout. Celle de la pensée.
Le temps pris isolément est corruption. Mais mis à côté du sacré et de la conservation, il n’est déjà plus le temps seul, le temps isolé. À côté du sacré, il est quelque chose de plus que celui-ci, quelque chose d’autre. Cela libère le sacré de son enfermement. Il y a quelque chose d’autre que le sacré ? Tout n’est donc pas voué à se conserver indéfiniment ! Une ouverture est possible.
Le sacré pris isolément est conservation. Mais, mis à côté du temps et de la corruption, il n’est déjà plus le sacré. À côté du temps, il est quelque chose de plus que celui-ci, quelque chose d’autre. Cela libère le temps de son enfermement. Il y a quelque chose d’autre que le temps ? Tout n’est donc pas voué à se corrompre indéfiniment ! Une ouverture est possible.
 
Prise isolément, toute chose se charge de fermeture et de mort. Mise en relation, celle-ci devient porteuse de vie. En étant là, simplement là, à côté d’une autre chose, elle est un autre pour cette autre chose. Elle signifie par là même autre chose que la solitude, autre chose que la pauvreté, le dénuement et la mort. Elle signifie l’existence dans sa profusion, son excès, sa richesse et sa générosité. On n’est plus alors dans l’espace de la mort ou de la pétrification. On est dans celui de la vie et plus exactement du mystère de la vie, le mystère étant ce qui donne à penser.
Il suffit qu’il y ait du deux et, par-delà le deux, du multiple, pour que l’on se mette à penser. Ce qui est logique. Quand il y a du deux et, plus encore, du multiple, les choses deviennent le signe d’un excès, d’une richesse et d’une générosité. Elles font signe. Les apparences se dissipent d’elles-mêmes. Elles font voir. Il n’est dès lors pas difficile de voir. Il suffit pour cela de voir. L’invisible de la pensée se donnant à voir dans la multiplicité du visible, il suffit de se mettre à voir la multiplicité du visible comme multiple, pour passer de la vision à la pensée. On comprend que William Blake ait pu dire : « La beauté est exubérance ! » Il est beau de voir le réel comme multiple, le multiple comme signe d’une générosité à l’œuvre dans le temps comme dans l’effort des hommes pour se conserver à travers le temps. La beauté est naissance d’une pensée. Naissance de la pensée à elle-même. Naissance de l’esprit à travers la matière.
Le mot « transformation » s’éclaire dès lors. Il est possible de se conserver dans le mouvement en faisant coexister sans contradiction mouvement et conservation, pour peu que l’on vive en pensant. En regardant le réel comme multiple et le multiple comme signe, le réel bien que mouvant finit par devenir une pensée et vivre ainsi sous une autre forme, sans pour autant cesser d’être réel. Tout devient alors autre, quoique tout soit ce qu’il est.
Le propre de l’esprit est de transfigurer le monde et de faire voir des signes, une pensée, de la beauté, des visions, là où on ne pensait voir que corruption et mort, arrêt ou pétrification. On opère un tel passage à chaque fois que l’on entreprend de s’arrêter sur le monde.
Dans le tourbillon de la vie quotidienne, on ne prend pas le temps de s’arrêter sur les choses et encore moins sur les êtres. Comme on ne s’arrête pas sur eux, on ne les voit pas. Ou plus exactement on les voit d’une façon éclatée. Rien ne fait sens, tout étant entassé pêle-mêle, sans lien aucun. La psychiatrie enseigne que la vision du psychotique est éclatée. Il ne fait pas le lien entre les choses ni entre lui et les choses. Le rythme fou du quotidien provoque une vision semblable.
Il arrive que l’on s’arrête. Lors de quelque grande épreuve. Confronté à la mort. Quand on le fait en profondeur, on se libère de la folie du monde. On apprend à voir le réel comme multiple et le multiple comme signe. On passe de l’autre côté du miroir, pour reprendre une expression chère à Lewis Carroll ainsi qu’aux surréalistes. L’épreuve devient preuve d’une autre face, comme en photographie l’épreuve fait apercevoir l’envers du négatif. L’autre face de la vie se dévoile.
Il n’y a pas que l’épreuve ou la mort qui enseignent à traverser les apparences. On peut le faire d’une façon heureuse. Par la culture en général et l’art en particulier. La psychiatrie a parlé à maintes reprises de la fonction thérapeutique de la création artistique. Pour ceux qui la pratiquent, comme pour ceux qui s’en nourrissent. On comprend mieux pourquoi. L’art fait s’arrêter. Et, en faisant s’arrêter, il invite à regarder le foisonnement du monde pour lui-même, afin d’y découvrir la pensée qui s’y cache, la lumière qui sauvera de la folie, du désespoir ou du mutisme.
Toute La Phénoménologie de l’esprit de Hegel est une lente montée vers un oui final. Toute la pensée de Nietzsche a voulu être l’assomption de ce même oui. Ce oui est mal rendu par la notion d’acceptation, qui fait penser à résignation. Ce qu’il n’est pas. Au contraire. Dire oui symbolise le fait de se réconcilier avec le réel, non pas afin de le vivre d’une façon euphorique, mais d’épouser la pensée montrant par quel biais le réel dans sa multiplicité se dénoue de l’intérieur, tout devenant une occasion de délivrance pour tout.
Ainsi, quand on dit oui à la corruption, comme à la conservation, au temps comme au sacré, on sort des dispositifs de mort dans lesquels il arrive que l’on se perde souvent. Le sacré au lieu d’absorber le temps se renverse en un sacré pour le temps. Il invite à voir la mort du point de vue de la vie et non plus la vie du point de vue de la mort. Le oui se risquant dans le temps, le temps se met à s’aventurer dans la pensée. Il devient un temps pour la pensée, faisant signe à travers le multiple du temps.
Le temps se transforme dès lors. Temps pensé, il n’est plus un temps de mort mais un temps-signe. Il devient un temps pour un autre temps. Quelque chose se met à reposer à l’intérieur de lui-même, à se conserver. En l’occurrence, l’esprit qui est en lui, le fait d’être pour un autre, de faire signe, lui donnant de l’esprit.
 
 
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