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"Le mur"
paraît en juillet 1937, donc avant La Nausée
(1939) : c'est cette nouvelle qui introduit Sartre à
la NRF. Sans doute Paulhan a-t-il vu que l'actualité
faisait de ce texte "un excellent produit d'appel", d'autant
que la NRF avait jusqu'alors peu publié sur la guerre
d'Espagne. Le texte suscite aussitôt l'admiration de Gide
et l'ensemble du recueil se voit attribuer le prix populiste
en 1940. Le coup d'essai de Sartre dans le genre difficile
de la nouvelle est un coup de maître, d'une virtuosité technique :
la reprise et surtout l'infléchissement, dans les monologues,
les récits polyphoniques ou "pluri-dimensionnels", selon l'expression
de Sartre lui-même, ou dans un récit faussement subjectif
comme "L'enfance d'un chef", de modèles narratifs anglo-saxons
(Hemingway, Dos Passos, Joyce), opposés à Maupassant,
dont la pratique de la nouvelle à récit-cadre et le goût pour
un narrateur omniscient seront vivement critiqués dans Qu'est-ce
que la littérature ?
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Placées aux extrémités du recueil,
"Le mur" et "L'enfance d'un chef" se répondent. Toutes deux
ont un enjeu politique : la guerre civile en Espagne, le
fascisme en France, avec les camelots du roi et la montée de
l'antisémitisme. Toutes deux belle avance de la
fiction sur le concept laissent affleurer des éléments
de la philosophie que Sartre ne théorisera qu'en 1943, dans
L'Être
et le Néant : d'un côté une pensée de la mort comme
extériorité radicale, de l'autre une description de la conscience
comme oscillation entre choix du "pour-soi" (la conscience libre
et angoissée) ou soumission au "pour-autrui".
Si "Le mur" conduit son héros et narrateur, Pablo, de la
politique à la farce, c'est l'inverse qui advient dans "L'enfance
d'un chef" : commencé dans la comédie généralisée, le parcours
de Lucien s'achève dans un engagement politique à l'extrême
droite qui, pour dérisoire qu'il soit chez ce personnage, ne
laisse pas de faire froid dans le dos.
Quant à "La chambre" et à "Intimité", voilà deux nouvelles
qui prennent pour objet le couple et la folie, mais de façon
inverse : Agathe entre dans la démence de Pierre et le
protège contre la médecine positiviste, Lulu fuit la folie passionnelle
pour la sécurité de la névrose conjugale. Cette organisation
désigne un centre, "Érostrate", autre histoire de folie, paranoïaque
et meurtrière : la folie de la gloire, celle de l'écriture
aussi bien.
Et quand Paul Hilbert, le forcené, adresse "à deux cents écrivains
français" une lettre contre l'humanisme, ce Paul qui en veut
aux gens, c'est encore Jean-Paul, poursuivant la guerre contre
l'humanisme déclarée dans La Nausée. Là se trouve
peut-être la question autour de laquelle, s'organise Le Mur :
comment regarder l'homme du dehors ? Et chaque nouvelle
explore une façon de prendre ses distances avec l'humain.
En un sens, après Le Mur, Sartre n'a plus rien à
prouver comme nouvelliste. Et pour qui veut décrire le brassage
des vies dans la fureur de l'Histoire et de la guerre, il se
peut que le genre soit un peu étroit : aussi le roman Le Sursis,
qui paraît en 1945, est-il fait de l'entrecroisement de plusieurs
nouvelles que l'écrivain a démembrées et recousues.
L'article intégral de Jean-François Louette est publié
dans le catalogue
de l'exposition.
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