La Société de géographie
par Jean Bastié, Président de la Société de géographie


Quelles motivations animaient les 217 personnalités qui, le samedi 15 décembre 1821, à l’hôtel de ville de Paris, créèrent la Société de géographie après plusieurs rencontres qui s’étaient étalées sur plus d’un an ? L’imprécision de son nom atteste qu’elle se voulait universelle. Elle est en tout cas la doyenne de la centaine qui furent créées dans le monde et pour la plupart restées encore actives. Parmi ses fondateurs, il y eut des étrangers : le baron prussien Alexandre de Humboldt, le Danois Conrad Malte-Brun, le comte Ilinski, russe, et quelques autres. Elle compta en outre des savants de toutes les disciplines : Laplace, astronome ; Monge, Fourier, mathématiciens  ; Gay-Lussac, physicien ; Berthollet, Chaptal, chimistes ; Cuvier, naturaliste ; Esquirol, médecin ; Champollion, égyptologue  ; Jomard, cartographe ; mais aussi Denon, Chateaubriand… La science était déjà internationale et pluridisciplinaire. La géographie, par sa nature même, était considérée utile à toutes les sciences et réciproquement.
 

L’incitation au voyage

La découverte et l’exploration de la terre répondent au besoin de faire l’inventaire de la surface terrestre, de connaître des lieux et des hommes différents et nouveaux. Les explorateurs ont d’abord longé les côtes pour relever le tracé des rivages, en vue de voyages futurs, puis ils ont remonté ou descendu les fleuves, voies de pénétration naturelles vers leur source ou leur embouchure – "les chemins qui marchent". Ils se sont attaqués, pour finir, aux régions les plus hostiles : hautes montagnes escarpées et enneigées, forêts denses, déserts de sable ou de pierres, régions totalement englacées, privilégiant les lignes de crête et les thalwegs.
Parmi ses premiers objectifs, la Société de géographie a voulu concourir au progrès des connaissances et inciter aux voyages dans les contrées inconnues. Depuis celui de René Caillié à Tombouctou, en 1828, elle a toujours encouragé les explorations, publié des instructions aux voyageurs, les a soutenus, financés, récompensés par des prix et des médailles, et fait connaître au grand public les résultats de leurs expéditions.

Dès sa création, elle est attentive aux changements profonds du monde que provoque la première révolution industrielle. Elle compte parmi ses membres de nombreux industriels, commerçants, ingénieurs, notamment des saints-simoniens, et organise régulièrement des conférences avec débats sur la construction des chemins de fer, la prospection et l’exploitation des ressources naturelles, les routes et débouchés commerciaux. Elle suit la construction des transcontinentaux comme le Transcanadien ou le Transsibérien et elle est directement impliquée par son président Ferdinand de Lesseps dans le creusement des canaux de Suez puis de Panama.
Elle est au centre d’un large réseau d’informations, son champ d’action est très vaste, pluridisciplinaire : géologie, topographie, botanique et zoologie, ethnologie, archéologie, économie, c’est un véritable inventaire du monde. Elle recueille, répertorie l’information dans tous les domaines. Elle échange ses publications avec celles de nombreux pays sur tous les continents. Dans le dernier quart du XIXe siècle, ses conférences sont accompagnées de projections de plaques de verre offertes par les conférenciers.
 

Photographier pour immortaliser

Tandis que, dans la première moitié du XIXe siècle, l’image passait seulement par le dessin ou la peinture – c’est le cas pour le Maroc avec les tableaux d’Eugène Delacroix –, dans la seconde moitié, la photographie permet d’immortaliser, de multiplier et de conserver ces images, paysages, scènes et visages. Photographier nécessite au début un matériel lourd, même s’il est en bois, encombrant et fragile, notamment les plaques de verre – les professionnels ou les amateurs qui en ont les moyens se font accompagner d’un porteur –, pour des vues qui ne sont qu’en noir et blanc. Mais on a des images instantanées, réalisées bien plus vite qu’avec le dessin ou la peinture. Dès la fin du Second Empire, on sait les projeter sur un écran ; vers la fin du XIXsiècle, la pellicule papier, bien plus légère et moins fragile, remplace la plaque de verre ; au milieu du XXe siècle, la couleur se généralise et, aujourd’hui, on restitue même les trois dimensions, par exemple dans les films projetés à la Géode, tandis que la photographie numérique a détrôné l’argentique, qui tend même à disparaître. La première se conserve mieux et plus longtemps, demande moins de place, facilite le classement et la recherche, peut être travaillée sur l’écran d’un ordinateur. En même temps, le film détrône la photo avec la généralisation du camescope, tandis que le téléphone portable devient à la fois récepteur de télévision, appareil photo et camescope, le tout en couleurs et sous un volume de plus en plus faible.
 
 
La Société de géographie possède dans sa bibliothèque, qu’elle a déposée depuis 1942 au département des Cartes et Plans de la Bibliothèque nationale de France, une très riche collection de photographies provenant des dons de ses membres, conférenciers, correspondants français ou étrangers : militaires, diplomates, ingénieurs, voyageurs ou explorateurs qu’elle a encouragés ou dont elle a reçu les travaux, carnets de voyages, rapports, correspondance, etc. Certaines de ces images datent du début de la photographie de terrain, vers 1850, et plus de 80 % d’entre elles sont antérieures à 1914. Elles sont sur plaques de verre ou sur papier et leur numérisation est en cours, ce qui garantira leur conservation et facilitera leur consultation.
Arrivées spontanément, collectées ou demandées à leurs auteurs, ces photographies, souvent réunies dans des albums, identifiées, datées et commentées plus ou moins brièvement, s’inscrivent dans une vaste entreprise de découverte et de connaissance du monde qui a commencé il y aura bientôt deux siècles et à laquelle notre Société a participé. Ses responsables ont en effet très vite compris que, même en noir, l’image était un moyen d’information sans égal qui venait admirablement compléter un texte, et en géographie lui était même indispensable.
 

Un langage universel

En géographie, comme en histoire, la photographie n’est pas un document parmi d’autres. Par rapport au texte, comme toute image, elle n’a pas le même pouvoir explicatif, démonstratif, mais elle est un langage universel, pouvant être compris de tous, au pouvoir évocateur, émotionnel, bien supérieur à l’écrit. Elle fige l’instant qui fuit et constitue un témoignage irremplaçable de ce qui, souvent, a disparu et ne pourra donc être reconstitué, ressuscité. Il faut imaginer l’émerveillement de tous ceux qui, il y a cent ans, voyaient sur l’écran pour la première fois ce que leur montraient les lanternes à projections ou les images cinématographiques : paysages naturels, ruraux, urbains, scènes et travaux, portraits…



La publicité, quant à elle, s’est vite emparée de l’image pour en faire son instrument favori, bien plus puissant que les mots : "L’image vaut dix mille mots", écrit Gabriel de Broglie, chancelier de l’Institut de France, spécialiste des médias. Elle concurrence de plus en plus le texte : "Le poids des mots, le choc des photos !", telle est la publicité d’un hebdomadaire fort illustré !
La puissance de la photographie est de moins en moins contestée, mais son interprétation, nécessite toujours plus d’esprit critique. La photographie est-elle objective, représente-t-elle une vérité absolue ? Ne peut-elle participer à une manipulation ? Tout d’abord, elle n’est qu’une parmi tant d’autres et son choix peut fort bien n’avoir pas été innocent : à quoi a tenu le fait que certains personnages ou scènes ont été photographiés et d’autres pas ? Le cadrage et l’éclairage choisi pour la prise de vue modifient la représentation de la réalité : telle scène peut changer de signification selon le preneur d’images. Une photographie peut représenter une partie seulement de la vérité… elle peut même être un "montage" – on a très tôt retouché les photos, en général pour les embellir, mais on les a à l’occasion "corrigées". Si les photographies anciennes nous paraissent plus sûres, plus "véridiques" que les actuelles, elles ne sont jamais en tout cas dissociables du regard du photographe qui les a réalisées.
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