Des paysages et des hommes
par Jean-Louis Tissier et Jean-François Staszak

Face à un monde en ouverture secoué par de profondes et rapides mutations, le travail du photographe répond à la fois à la soif de connaissances nouvelles et au besoin d’enregistrer et d’organiser l’information. Par sa précision et sa fidélité, la photographie est l’outil indispensable des campagnes de préservation des monuments, des missions archéologiques et des relevés architecturaux. Elle est un instrument précieux pour les inventaires géographiques et la description des paysages. Elle permet de mesurer l’évolution des glaciers, de suivre les éruptions volcaniques, de répertorier les curiosités géologiques. Son application à l’étude des populations, envisagée dès les débuts de la photographie, aboutit dans les dernières décennies du siècle à la constitution de collections ethnologiques et d’albums anthropologiques. Le photographe participe ainsi à ce mouvement général de collecte d’information, d’enregistrement et de classification dans tous les domaines du savoir, cette "passion pour l’inventaire", qui caractérise le XIXsiècle.
La photographie s’insère dans les préoccupations pluridisciplinaires de la Société de géographie, elle trouve peu à peu sa place dans les débats et les conférences et devient dans le dernier quart du siècle un élément du discours géographique.
 

La rencontre de la photographie et de la géographie

Au milieu du XIXe siècle l’innovation technique de la photographie procure à la géographie une manière nouvelle de satisfaire ses curiosités multiples sur le monde. Les faits de la nature, les traits d’autres cultures et les transformations introduites et diffusées par la révolution industrielle et l’expansion des puissances européennes sont désormais illustrés et couverts par des images. Les sociétés de géographie sont, parmi d’autres, des institutions et des lieux qui ont formalisé et rassemblé cette demande démultipliée d’informations que l’image photographique documente de façon systématique. L’image sous la forme du dessin ou de la peinture avait été déjà associée à la description littéraire, mais ces illustrations restaient rares car elles mobilisaient des compétences ou des talents particuliers et étaient coûteuses à reproduire.
La photographie ouvrait à la géographie un nouveau régime iconographique, caractérisé par l’abondance de la ressource en images. Les géographes du milieu du XIXe siècle ont-ils eu conscience de vivre et de participer à un moment décisif ?

 

Une révolution iconographique

Alexandre de Humboldt peut être cité comme témoin. Il est membre de la Société de géographie, il en a assuré la présidence en 1845 ; il a eu le souci dans ses ouvrages de mobiliser une iconographie riche et souvent innovante. Il participe au réseau scientifique parisien et entretient des relations d’amitié avec François Arago, qui présente l’invention de Daguerre et de Niépce le 3 juillet 1839 à la Chambre des députés puis le 19 août à l’Académie des sciences.
En 1844, dans son dernier grand ouvrage, Cosmos. Essai d’une description physique du monde, Humboldt revient sur les moyens descriptifs dont dispose le géographe. Il analyse successivement la littérature, les collections d’espèces exotiques et la peinture de paysage. Il présente ainsi l’usage de l’iconographie : « Malgré l’état peu satisfaisant où sont demeurées jusqu’ici les gravures qui accompagnent et souvent déparent nos relations de voyage, elles n’ont pas peu contribué cependant à faire connaître la physionomie des zones lointaines, à répandre le goût des voyages dans les contrées tropicales et à stimuler activement l’étude de la nature. » Il est prêt à mobiliser les nouveautés techniques et à les mettre au service d’une géographie scientifique et naturaliste : « Aujourd’hui depuis les admirables perfectionnements apportés par Prévost et par Daguerre, on peut presque se dispenser de voyager à travers les climats lointains […]. Des études caractéristiques prises sur les flancs escarpés de l’Himalaya et des Cordillères, ou au milieu des fleuves qui sillonnent les contrées intérieures de l’Inde et de l’Amérique méridionale produiraient un effet magique si l’on avait soin de les rectifier d’après des empreintes prises au daguerréotype. »
Le projet de Humboldt est donc d’abord d’améliorer la précision descriptive des images habituelles – des études d’après nature – en leur appliquant l’exactitude de la photographie.
 

La photographie, document positif d’une géographie réaliste

La technique de la photographie se substitue au travail complexe et aléatoire que constituaient les "études d’après nature". Alors que la réalisation de cette documentation mobilisait in situ des techniciens-artistes à la productivité réduite, la machine photographique, malgré ses contraintes de poids, de temps de pose et de manipulations longues et diverses, constitue un "progrès". Celui-ci est accueilli comme tel par Arago, qui perçoit d’abord son utilité documentaire et scientifique : « Quel enrichissement l’archéologie allait recevoir de la technique nouvelle ! Pour copier les millions et les millions d’hiéroglyphes qui couvrent à l’extérieur les grands monuments de Thèbes, de Memphis et de Karnak, il faudrait des vingtaines d’années et des légions de dessinateurs. Avec le daguerréotype un seul homme pourrait mener à bonne fin cet immense travail. » En ce sens, la combinaison maîtrisée de l’optique et de la chimie fait entrer l’image dans l’âge industriel. Au savoir-faire manuel succèdent des protocoles d’emploi, des règles normalisées, qui garantissent une image exacte de la réalité.
La photographie permet la saisie, la reproduction, la duplication de la physionomie du monde, des œuvres de la nature, des sociétés et des hommes eux-mêmes. Ce qui est visible pour le voyageur, ce qu’il considère comme la réalité du lieu visité, est enregistrable instantanément, transférable matériellement dans un autre lieu, où l’image-document témoignera d’un état situé du réel. La géographie peut ainsi disposer d’une chaîne de collecte et d’archivage documentaire, d’une ébauche de système d’information à caractère iconographique.

 

Secrétaire et garde note

Dans le Salon de 1859, Baudelaire qualifie la photographie "d’humble servante" et admet "qu’elle enrichisse rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire". Il précise même sa fonction : "secrétaire et garde-note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle".
La géographie va établir des relations étroites, complices, avec cette machine à enregistrer et à faire voir puisque la chambre noire devient une compagne de routes et de pistes pour voyageurs et explorateurs et que, de retour dans les lieux de diffusion des connaissances, la "servante-secrétaire" atteste par ses images l’accomplissement de ces missions. Trente ans après sa création, la Société de géographie peut concrétiser et illustrer son programme de soutien au mouvement géographique. L’extension du champ de la connaissance du monde bénéficie du médium photographique.
Confronté à la diversité de ce monde, l’Occident la capte, l’archive et l’ordonne. La découverte photographique de la terre est une tâche méthodique, un progrès analytique qui procède de missions, de collectes, menées selon des programmes déterminés. L’image est par excellence la preuve de visu du travail effectué. En 1855 la Société de photographie, qui propose de coordonner les travaux de photographie, préconise de rassembler dans des albums ces "vues" ou "clichés" qui "risquent de s’égarer dans des cartons". Ces albums sont pour la plupart identifiés selon l’auteur-photographe et les lieux représentés. L’album photographique devient l’imago mundi du second XIXe siècle.
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