L’Autre en images
par Jean-Louis Tissier et Jean-François Staszak

Avant le début du XXe siècle, les géographes s’intéressaient autant aux sociétés qu’aux milieux ou aux paysages. D’ailleurs, Jean Louis Armand de Quatrefages et le prince Roland Bonaparte, qui présidèrent la Société de géographie, furent aussi des membres éminents de la Société d’anthropologie de Paris. Le premier fut même titulaire de la chaire d’anthropologie au Muséum d’histoire naturelle.
Ce n’est pourtant pas avant l’institutionnalisation académique de la géographie et la naissance de l’école française de géographie, sous la tutelle de Paul Vidal de La Blache, que se précise une conception de la discipline qui la démarque de l’anthropologie physique, de l’ethnologie et de la sociologie : « La géographie est la science des lieux et non celle des hommes. » Aussi, avant la fin du XIXe siècle, la Société de géographie cherche-t-elle à se procurer des photographies d’êtres humains autant que de lieux par des appels à dons qu’elle publie régulièrement dans son Bulletin. Certains ensembles de photographies anthropologiques se retrouvent ainsi à la fois dans les collections de la Société de géographie et dans celles du musée de l’Homme.
 

Photographier les hommes

On photographie les hommes comme on prend des clichés d’hiéroglyphes ou de montagnes : pour rapporter une documentation sur laquelle travailler, et qu’on ne peut sur place collecter par d’autres moyens de façon aussi rapide, objective et complète. Les clichés d’"indigènes" s’inscrivent pourtant dans une histoire des représentations particulière. D’une part, le projet taxonomique linnéen étendu à l’espèce humaine et l’expansion coloniale instituent dans la seconde moitié du XIXe siècle la "race" comme enjeu scientifique et politique majeur. D’autre part, si les premiers clichés anthropologiques (qui datent des années 1840) suivent de peu l’invention de la photographie, ils ne s’en inscrivent pas moins dans deux traditions et genres spécifiques : le portrait (du nu au portrait de cour) et la scène exotique, dont certaines règles ont déjà été établies par la peinture, orientaliste notamment. Ce contexte scientifique, politique et artistique conduit à la production de deux grandes catégories d’images de l’Autre.
 

Le "type" anthropologique

La première catégorie est celle du cliché anthropologique, voire anthropométrique, d’un "type" humain. Les géographes, tout comme les anthropologues, se passionnent pour la "question raciale".
Quatrefages publie ainsi une Histoire générale des races humaines. Il s’agit de décrire et, si possible, de mesurer les individus vivant dans les différentes parties du monde pour tenter de construire une typologie des "races humaines", dans une optique d’anthropologie physique héritée de la médecine clinique. Cette typologie s’articule à une généalogie (histoire naturelle des "races" dans le cadre darwinien, géographie historique des migrations et éventuels métissages) et à une hiérarchie (classement des "races" et des peuples sur l’échelle de l’évolution).

 

Un classement qui se veut scientifique

Ce classement, qui se veut scientifique, se fonde essentiellement sur l’anthropométrie, c’est-à-dire la mesure de certaines parties du corps humain, surtout la boîte crânienne (volume, angle facial ou occipital). Pour ces mesures, on utilise dans les colonies divers outils, mais, faute de pouvoir en métropole compléter, affiner et vérifier celles-ci, le résultat reste partiel, imprécis et contestable. Il vaut mieux, malgré les difficultés, ramener des spécimens, des restes (crânes) ou des équivalents de ceux-ci. La photographie, du fait de son statut d’image indicielle, en tient lieu – mieux que le dessin et au même titre que le moulage. Elle constitue un moyen relativement facile et rapide d’obtenir comme substitut de tête humaine une représentation qu’une confiance toute positiviste et une grande foi dans la technique font passer pour parfaitement fiable et fidèle à son objet, et donc à même de servir de base au calcul de divers indices scientifiques. Tout comme la photographie aide les topographes dans leur entreprise de triangulation et de cartographie du monde, elle permet de calculer divers angles crâniens et de cartographier les "types" de l’espèce humaine.
 

Des procédures précises

Pour garantir le sérieux des résultats, des procédures de prises de vues bien précises doivent être respectées : l’individu est isolé et immobile, tête nue, strictement de profil et / ou de face, bien éclairé, bien cadré, sur un fond uniforme neutre. Il faut aussi que toutes les photographies soient prises de la même manière pour pouvoir ensuite comparer les indices et établir à partir de ceux-ci les typologies.
Dans cette optique, Paul Broca, fondateur de l’école d’anthropologie de Paris, recommande en 1864, dans ses Instructions générales pour les recherches anthropologiques à faire sur le vivant, l’usage de la photographie, précisant comment prendre les clichés : « des têtes nues qui devront toujours, sans exception, être prises exactement de face, ou exactement de profil, les autres points de vue ne pouvant être d’aucune utilité ». Ces recommandations sont reprises et régulièrement diffusées par la Société de géographie, notamment par Armand de Quatrefages. La planche "Hinter-Indien" de l’Album de Carl Dammann offre un parfait exemple de ces photographies anthropologiques.
 


L’objectif de l’exercice étant la comparaison et l’établissement de "types" humains, la singularité des individus n’intéresse pas le photographe et peut même constituer un obstacle : aussi demande-t-on au modèle de gommer toute expression de son visage. Dans un processus d’objectivation, on cherche à le ramener à sa spécificité biologique mesurable. C’est pourquoi les clichés anthropologiques ressemblent aux photographies d’identité judiciaire d’Alphonse Bertillon et aux clichés de malades mentaux de Jean Martin Charcot, qui, dans les années 1880, exploitent la même logique réductrice pour identifier et caractériser des types de criminels et d’aliénés.
 

Premiers albums

À partir des années 1850, les photographies anthropologiques sont rassemblées en albums, comme celui de Carl Dammann (Anthropologisch-Ethnologisches Album), qui constituent des collections d’êtres humains typiques, échantillons de leur race, dans un projet comparable à celui des herbiers.



Ce genre de photographie cesse d’être prisé par les géographes et les anthropologues au début du XXe siècle. Les mesures anthropométriques sont devenues beaucoup trop complexes pour être prises sur un cliché : il est désormais indispensable de les réaliser sur l’intéressé. Mais ces images continuent à rencontrer un succès certain, notamment auprès du grand public et à travers la carte postale exotique, sous la forme un peu différente de la photographie d’un "type" de population, cette fois. Il s’agit d’une dérive par rapport aux ambitions naturalistes et taxonomiques de la photographie anthropologique, comme le révèle l’apparition de nouvelles normes de prises de vue. À partir des dernières années du XIXsiècle en effet, on délaisse le portrait pour présenter l’indigène en pied ou en buste. Son caractère typique n’est plus seulement garanti par son physique mais aussi par divers traits culturels (marques corporelles, vêtement, objets). Sa singularité d’individu est parfois mise en avant.
La série de "Peaux-rouges" de Roland Bonaparte, grand producteur de clichés ethno-anthropologiques, témoigne de cette évolution à l’œuvre. Certes, la présentation de face et de profil, le visage sans expression, la décontextualisation du modèle placé devant un fond neutre et la lumière uniforme rappellent encore le cliché anthropologique, mais le nom du modèle est parfois spécifié – "Standing Bear – Montchou Naji" – et il pose avec ses attributs typiques (bijoux, armes, vêtements) : on tend là vers un autre type de photographie, plus ethnographique qu’anthropologique, qui tient du portrait mais aussi de la "scène".
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