L’enregistrement des phénomènes naturels
par Jean-Louis Tissier et Jean-François Staszak

Dans l’inventaire du monde, la place des manifestations de la nature est un genre attendu. Les grands phénomènes traduisent la vie de la nature, ils émerveillent et inquiètent les hommes, ils ont nourri l’imaginaire mythologique des peuples. Le volcanisme, les séismes, les météores divers sont accessibles et presque pacifiés par la photographie. Le photographe a affronté les forces de la nature et il les rapporte comme des curiosités singulières mais désormais inoffensives dans le cercle urbain des observateurs-géographes.
 

Une nature objectivée

Cette nature n’est plus celle du paysage des peintres. Elle est objectivée, neutralisée, en attente non d’un sentiment de la nature mais d’une explication rationnelle. Les photographes spécialisés dans ces sujets naturalistes se sont contraints par des protocoles de prise de vue analogues à ceux des savants dans leurs laboratoires, selon une finalité non pas esthétique mais documentaire. Leurs travaux photographiques sont parfois validés par des instances scientifiques : ainsi Charles Sainte-Claire Deville relate devant l’Académie des sciences, en avril 1866, "les études photographiques sur les Alpes faites au point de vue de l’orographie et de la géographie physique par Monsieur Aimé Civiale".
 

Le programme de Civiale

Aimé Civiale est en effet exemplaire de cette pratique. Ancien élève de l’École polytechnique, il met ses compétences au service de la photographie scientifique appliquée à la géographie du milieu montagnard. Son tuteur est Élie de Beaumont, l’un des fondateurs de la géologie scientifique en France. Le programme de Civiale est un inventaire des Alpes au moyen de la photographie, programme qu’il mène à bien pendant une dizaine d’années à raison de deux mois chaque été. Il parcourt les Alpes, de la France à l’Autriche, de massif en massif, à différentes altitudes, et combine vues de détail, plans larges et vastes panoramas circulaires en quatorze épreuves. Il ajuste l’horizontalité de son axe optique, calcule les déplacements relatifs du soleil et de sa chambre noire. Il tient un journal de ses opérations, dessine des croquis interprétatifs, y consigne des mesures, prélève des échantillons géologiques. Civiale a réalisé six cents vues et quarante et un panoramas, une somme sans précédent où les aspects minéraux, glaciaires et hydrographiques sont inventoriés, détaillés, comme si le corps de la chaîne alpine avait été l’objet d’une anatomie exhaustive et comparative. Au regard de l’enquête de Civiale, les autres photographes paraissent en retrait tant du point de vue des principes que des réalisations.



Cependant des expériences analogues ont été menées : les travaux d’Édouard-Alfred Martel dans la région des Causses, par exemple, relèvent également de la logique d’inventaire. Ces expéditions, menées à partir de 1883, s’accompagnaient de campagnes photographiques devant répertorier les principales curiosités géologiques et sites naturels de la région. Les récits de ces explorations ont été publiés dans plusieurs ouvrages illustrés de photographies – dont Les Cévennes, en 1890 – , le père de la spéléologie étant aussi un pionnier de la photographie souterraine, dont les premières techniques avaient été mises au point par Félix Nadar en 1866.
 

L'attrait des volcans

Représentants par excellence de la nature active, les volcans, ces montagnes vivantes, ont attiré les photographes et leurs appareils. Témoignent de cet attrait les clichés de l’Etna réalisés par Paul Berthier après l’éruption de 1865 qui font voir le paysage complètement minéral du revers du cratère, tout entier volcanique, le cliché sur la fissure de l’éruption montrant les effets du drame récent : les taches noires des coulées et surtout les destructions infligées à la forêt claire de l’étage subalpin soulignent le rapport inégal entre le volcan souverain et ses sujets végétaux soumis à ses humeurs imprévisibles.

 

Photographier l’éruption à l’instant décisif…

Un photographe installé aux îles Hawaii, Menzies Dickson, a suivi en 1882-1883 l’activité du volcan Mauna Loa, à proximité du port de Hilo, sur la plus grande île de l’archipel. Dickson prend seize clichés de l’écoulement des laves fluides de basalte, à la cadence d’une photo toutes les vingt minutes pour suivre ce processus qu’Emmanuel de Martonne qualifiera de "spectacle inoubliable de cascade de lave débordant d’un réservoir". Si les dégradés de gris ne restituent pas toute la dynamique de ce Niagara volcanique, le détail de la surface de la coulée figée, bosselée et vernie est comme un sceau fraîchement posé sur la plage, authentifiant l’événement volcanique comme l’intrépidité de l’opérateur. Cette image de la coulée a été choisie par Élisée Reclus pour être reproduite, sous forme de gravure, dans le chapitre de la Géographie universelle consacré à l’archipel des Hawaii.

En 1883, l’éruption du Krakatau, dans le détroit de la Sonde, fut une manifestation exceptionnelle du volcanisme par le nombre de victimes, les séquelles planétaires et la transformation complète du relief de l’île. Le cycle éruptif débuta en mai et culmina en intensité les 26 et 27 août. Les panaches de fumée et surtout de poussières, de plusieurs dizaines de kilomètres de hauteur, ont été visibles à une grande distance du volcan. Si l’on se rappelle que les explosions furent entendues en Australie et à Singapour et qu’un tsunami balaya les côtes, la réalisation d’un tel cliché dans les parages du foyer hyperactif témoigne du courage du photographe. Élisée Reclus, cartes à l’appui, a fait dans la Géographie universelle un récit très suggestif de ces semaines dramatiques.
 

Les séismes

Les séismes aussi sont des manifestations de la nature vivante. Lors du tremblement de terre de San Francisco du 18 avril 1906, Arnold Genthe avait réalisé un reportage remarquable sur ses effets destructeurs et sur l’incendie consécutif. La même année, au mois d’août, dans une situation tectonique analogue, la terre tremble à Valparaiso, au Chili. Les studios photographiques Valck et Allan, au cœur de l’événement, réalisent plus d’une centaine de clichés dont la plupart seront reproduits dans l’album Terremoto del 16 de agosto de 1906, publié par la Litografía Leblanc. Cette année 1906 marque l’entrée de la sismologie dans le champ des disciplines scientifiques. Le gouvernement chilien décide la création d’un réseau de stations sismologiques du nord au sud du pays et confie sa mise en place au sismologue français Fernand Montessus de Ballore, auteur la même année d’une Géographie sismologique.
La Société de géographie possède plusieurs albums de photographies concernant les principaux tremblements de terre du tournant du siècle : Charleston en 1886, Nagoya en 1891, Messine en 1908 ; elle conserve également dans ses fonds les archives de Montessus de Ballore, quatre cent soixante dossiers de notes sur les manifestations sismiques du monde entier.

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