La « scène » ethnographique
par Jean-Louis Tissier et Jean-François Staszak
La "scène"
ethnographique, seconde catégorie d’image, ne cherche
pas le type universel, mais plutôt la singularité,
le pittoresque, l’exotique, l’anecdote, le contexte. Elle
fera aussi l’objet de nombreuses cartes postales, associée à la
première catégorie dans la prolifique série des
"scènes
et types".
Outre la diversité "naturelle" des peuples, objet
de l’anthropologie physique, ethnologues et géographes s’intéressent – et
plus durablement – à leur variété culturelle
: celle des genres de vies, des mœurs, des vêtements, des activités,
des techniques, des productions, des croyances, des structures sociales,
etc. La photographie permet de saisir et de fixer des "scènes"
spécifiques
d’un groupe, au moment où les Occidentaux commencent à s’inquiéter
de la disparition des cultures traditionnelles, voire des peuples dont
elles sont l’apanage. Dès 1864, Broca, dans ses Instructions,
préconise de photographier un sujet « nu autant que possible »,
mais il concède : « Toutefois, les portraits en pied
avec l’accoutrement caractéristique de la tribu ont aussi
leur importance. »
Exotisme et pittoresque
Ces "scènes" figurent quelques autochtones typiques
en pied, dans leurs costumes traditionnels (propres à leur pays,
peuple, tribu, caste, genre, etc.), nantis d’objets couleur locale
(le narguilé, le boomerang, la boîte à bétel,
etc.), se livrant à une activité spécifique (tissage,
poterie, dressage, chasse, etc.) dans leur décor exotique (végétation,
faune parfois, architecture, etc.). Ces images rappellent les "scènes
de genre" chères aux peintres orientalistes. La planche
"Kaukasien" de
l’album Dammann relève de cette conception : on y trouve
des militaires, des musiciens, des porteurs d’eau,
etc. L’intérêt n’est pas dans la forme de
leur crâne (qu’on ne voit guère : ils sont couverts)
mais dans leur costume et leurs attributs. De même, les Aborigènes
australiens de John William Lindt posent avec
leurs vêtements tribaux, leurs vanneries, boomerang, filet, etc.
Certaines scènes sont prises in situ : ainsi les Indiens d’Amazonie
et une partie des Caucasiens de l’album Dammann (qui collectait
ses images auprès de nombreux photographes), les femmes marathes,
le groupe de Persans et les Bene Israel de William Johnson et William
Henderson. Il n’empêche que les modèles
y posent, dans des attitudes indiquées par le photographe :
ces images, pour lesquelles le matériel nécessaire était
lourd et encombrant jusqu’aux années 1880, les temps de
pause longs (beaucoup de modèles s’appuient sur un support
pour ne pas bouger), n’étaient jamais des "photographies
volées". D’autres scènes sont composées
en studio avec des modèles (rétribués ?), qui
posent sur un fond de toile peinte, parmi des plantes et des objets propres à leur
monde : ainsi les Aborigènes de Lindt.
Un succès commercial
La recherche de ce qui est ethnologiquement et géographiquement
signifiant conduit à mettre en valeur et en scène ce qui
est typique, différent ou étrange. Ces images valorisent
l’exotisme et répondent au goût du pittoresque. En même
temps qu’une valeur documentaire et scientifique, elles possèdent
un pouvoir de séduction qui permet leur exploitation commerciale
et explique leur succès. Les composantes scientifiques et commerciales
ne sont pas toujours dissociées : les clichés de Johnson
et Henderson, tous deux photographes à Bombay, ceux de Lindt, qui
exploite un studio à Grafton, en Australie, sont conçus tant
pour les sociétés savantes de géographie et d’ethnologie
du monde entier, qui en sont très friandes, que pour les "amateurs
d’art" et d’exotisme, qui les achètent en nombre.
Ces images, contrairement aux photographies anthropologiques de "types"
humains, font d’ailleurs montre d’une certaine recherche esthétique
dans leur composition, leur cadrage, leur éclairage.
Les usages des images
Les deux types d’images sont l’objet d’un intense
usage scientifique. Elles sont exploitées en tant
que données pour élaborer les théories raciales
et les descriptions ethnogéographiques, et en tant qu’arguments
ou illustrations dans le discours scientifique qui présente
celles-ci. On en tire des plaques de verre, projetées lors
des conférences, comme des gravures, publiées dans
des ouvrages, notamment de géographie, sur les colonies ou
la question des "races". L’Histoire générale
des races humaines, déjà citée, est ainsi
illustrée
de 441 gravures, dont 247 figurent des "types" humains :
"spécimens" vivants (d’après
photographie) pour 53 % d’entre elles ou crâne pour 47 %.
Ces photographies sont aussi largement reprises dans la presse illustrée,
sous la forme de gravures qui en accentuent parfois l’exotisme
et le pittoresque. Elles sont reproduites sur les cartes postales des
séries "scènes et types", émises
en millions d’exemplaires essentiellement entre 1889 et 1920.
Elles participent ainsi à la normalisation de l’imaginaire
géographique populaire à propos de l’Autre et de
l’ailleurs, au moment où se construit l’Empire.
Elles ont joué un rôle important non seulement dans la
construction "scientifique" des hiérarchies raciales
mais aussi dans la diffusion des stéréotypes plus ou
moins dévalorisants et des phantasmes qui ont alimenté les
représentations et les pratiques coloniales.
Un malaise certain
À les considérer aujourd’hui, comment ne pas ressentir
un certain malaise ? Les clichés de Roland Bonaparte (Kaliña
de Guyane, "Kalmouks mongols", "Peaux-rouges",
Australiens, Hottentots, Bochimans) n’ont pas donné lieu à des
expéditions sur place mais ont été pris dans les
grandes métropoles européennes (Paris, Londres, Berlin,
Amsterdam) à l’occasion de la présence de ces "spécimens"
dans des "expositions ethnographiques". Ces
"zoos humains" de sinistre mémoire ravalaient ces
peuples au rang de l’animal, dans une logique comparable à celle
des photographies anthropologiques qui réduisent leur modèle à la
forme d’un crâne. Les femmes indigènes qu’on
ne craint pas, sous prétexte de vérité ethnologique
ou d’enquête biologique, de montrer demi-nues dans des publications
scientifiques ou destinées au grand public ainsi que
sur des cartes postales, sont offertes comme objets de désir au
voyeurisme érotique et exotique. Il est, sur ces images, des regards
qu’on n’aime pas croiser.