L’exploration du monde
par Antoine Lefébure et Séverine Charon

La seconde moitié du XIXe siècle est marquée par l’essor des voyages d’exploration vers l’intérieur des continents et les régions extrêmes du globe, voyages qui comblent progressivement les derniers blancs sur les cartes. L’un des buts premiers de la Société de géographie est d’étendre la sphère des connaissances géographiques et d’encourager les voyages de découverte dans les régions du globe encore inconnues. Elle va susciter et parrainer de nombreuses expéditions, suivre les progrès des voyageurs et enfin leur décerner des prix quand le résultat de leurs missions ou de leurs travaux aura contribué à l’avancée des connaissances géographiques.
Le développement de la photographie, concomitant de ce grand mouvement d’exploration, va jouer un rôle fondamental dans l’accès visuel à ces mondes. Voyageurs solitaires, expéditions scientifiques, missions religieuses, civiles et militaires rapportent les premières images de régions et de peuples jusque-là ignorés des Occidentaux : mondes fragiles et voués pour beaucoup, par le simple contact avec les voyageurs, à une disparition prochaine. Ces images d’ailleurs vont confronter les sociétés occidentales à des réalités nouvelles, bousculer ou conforter leur vision du monde et leur regard sur l’Autre et contribuer enfin à un profond renouvellement de l’imaginaire géographique.
 

Photographe d’exploration, un métier éprouvant

Les premiers explorateurs photographes ne disposent que d’une technologie expérimentale, peu adaptée aux conditions du voyage. Boîtes à vapeur d’iode, révélation ou mercure, les procédures s’avèrent délicates et souvent complexes. La reproduction des images est encore impossible à envisager puisque le daguerréotype n’a pas de négatif : il est en effet constitué d’une plaque de cuivre argentée sur laquelle l’image est directement exposée.
 

Le négatif sur papier

L’Anglais Henri Talbot, le premier, brevète la technique du négatif sur papier, qui va lentement s’imposer : à partir d’un papier impressionné en négatif par la lumière, on peut effectuer une révélation sur papier albuminé ou salé qui permet d’obtenir une image positive. Cette technique reste relativement compliquée, surtout en milieu naturel, mais elle offre la possibilité de varier les effets obtenus en intervenant sur le type de produits chimiques nécessaires et leur durée d’utilisation. "Nouvelle technologie" de l’époque, la photographie attire les jeunes ambitieux soucieux de se faire un nom grâce à l’usage d’un instrument qui fascine l’opinion publique.

 
Dans ses Souvenirs littéraires, Maxime Du Camp raconte comment son manque de talent pour le dessin le conduit à choisir la photographie. Avant d’embarquer en 1849 pour l’Égypte, il se met donc en apprentissage chez un photographe. Il évoque alors la minutie des opérations : deux minutes de pose sont indispensables pour impressionner le négatif en papier, qu’il faut aussitôt révéler, fixer et laver ; ce processus dure plus de quarante minutes, exigeant une obscurité complète, des produits chimiques volatiles et corrosifs dont la manipulation est pour le moins subtile et une grande quantité d’eau pure. On imagine sans peine que cette entreprise, déjà difficile dans un laboratoire parisien, devient presque irréalisable en pleine nature ! De plus, les températures extrêmes liquéfient les produits chimiques, tandis que la poussière et les insectes n’ont de cesse de perturber le processus photographique. Quant au noir complet, il est quasiment impossible à obtenir dans le cadre d’une expédition. Le transport des « fioles de verre, flacons de cristal et bassines de porcelaine » est également malaisé et l’explorateur photographe vit dans la crainte d’un accident qui réduirait en pièces son précieux matériel.
Arrivé sans encombres en Égypte, Flaubert et Du Camp réalisent laborieusement leurs travaux photographiques, chaque cliché réussi faisant figure de petit miracle. À l’arrivée : un livre richement illustré de clichés d’une grande qualité, intitulé simplement : Égypte, Nubie, Palestine et Syrie.
Le vœu d’Arago est enfin exaucé et la revue La Lumière s’enthousiasme : « Où la plume est impuissante à saisir, dans la vérité et la variété de leurs aspects, les monuments et les paysages, où le crayon est capricieux et s’égare, altérant la pureté des textes, la photographie est inflexible. Son ambition s’est bornée à dresser un procès-verbal et à transcrire un pays […]. Là ni fantaisie ni supercherie, la vérité nue. » (La Lumière, 12 juin 1852.)
 

Le collodion humide

En 1851, le procédé dit "au collodion humide" permet de réduire le temps de pose à environ soixante secondes, mais il présente une difficulté essentielle : après avoir imprégné une plaque de verre d’une couche uniforme de collodion, il est impératif d’effectuer immédiatement l’exposition. Le développement de la plaque de verre négative doit alors se faire sans tarder. Le photographe Francis Frith nous a laissé un témoignage de cet exercice délicat effectué dans le désert égyptien : « À la seconde cataracte, à mille lieues de l’embouchure du Nil, la température montant à 110° dans ma tente, le collodion bouillait littéralement au contact de la plaque de verre, et je désespérais presque du succès. Néanmoins j’ai peu à peu surmonté ces obstacles et bien d’autres, non sans souffrir compte tenu de la rapidité des opérations, imposée par la chaleur ; sans parler de la transpiration excessive, résultant de l’atmosphère suffocante qui régnait à l’intérieur d’une petite tente d’où il fallait absolument chasser tout rayon de lumière, et, par conséquent, tout souffle d’air. » (Introduction de l’album Égypte et Palestine.)



Récipients variés, plaques de verre, produits chimiques, chambre noire, l’équipement de l’explorateur est considérable. Exemple significatif : dans son périple sud-américain, Désiré Charnay mobilise plusieurs mules pour transporter ce dont il a besoin pour photographier les ruines mayas, soit plus de quatre cents kilos de matériel.
 

Une pellicule souple

En 1878, l’art photographique continue heureusement de se simplifier avec l’arrivée des plaques sèches utilisant le gélatino-bromure d’argent à la place du collodion. Le temps de pose tombe à une seconde ; l’instantané voit enfin le jour. En 1889 en outre, la compagnie Eastman, qui fabrique l’appareil Kodak, crée une pellicule souple et incassable en nitrocellulose, qui vient progressivement se substituer aux plaques de verre si fragiles. La plupart des contraintes techniques disparaissent ainsi, octroyant au photographe une liberté inestimable.

Haut de page