Chez les Indiens du cap Horn
par Antoine Lefébure et Séverine Charon

Dans le cadre de l’Année polaire internationale, onze pays européens associés aux États-Unis se proposent de coordonner leurs recherches en vue d’étudier simultanément les phénomènes géodésiques autour des pôles. C’est au cap Horn que la France accomplit sa mission. Le 17 juillet 1882, cent quarante personnes appareillent à bord de la Romanche ; elles passeront sept semaines dans le Sud de la Terre de Feu, une région sauvage encore méconnue. Début septembre, le bateau mouille dans la baie Orange, à quarante kilomètres du cap Horn. Les hommes constituent deux équipes : l’une restera à terre et se chargera des études astronomiques, météorologiques, botaniques et zoologiques ; l’autre longera les côtes, cantonnée aux observations hydrographiques et cartographiques.
Alors que la mission scientifique débute, les opérations menées intriguent les autochtones, les Indiens yahgan. Mus par leur curiosité, ceux-ci surmontent leur timidité et se rendent dans le campement français ou sur la Romanche. Par de menus cadeaux comme des biscuits ou des vêtements, les Français commencent à tisser des liens avec les indigènes. Ils n’ont pas reçu l’ordre d’effectuer des études ethnographiques et anthropologiques ; celles-ci vont pourtant s’imposer à eux ! Initialement réservés aux loisirs, les appareils photographiques vont se révéler de précieux instruments pour l’étude de cette ethnie.

 
À terre, deux hommes se consacrent à l’observation des Indiens : le lieutenant Payen et le Dr Hyades. Dans un studio improvisé, ils organisent de longues séances photographiques, accompagnées de mesures anthropométriques et complétées par des moulages corporels. Doux et conciliants, les Indiens se plient volontiers à cet exercice singulier qu’ils nomment toumayacha alakana (fait de regarder avec un voile sur la tête). C’est l’occasion pour Hyades de se féliciter des progrès admirables accomplis par la photographie : « L’extrême sensibilité du gélatino-bromure a permis, en réduisant les temps de pose à un minimum, d’obtenir des photographies d’indigènes qui pouvaient à peine rester immobiles pendant quelques secondes. »
En mer, le lieutenant de vaisseau Doze se livre à des photographies plus spontanées, nées du hasard des rencontres. Le bateau sert de cadre à certains portraits : derrière les sujets yahgan, le bastingage, les bâches, cordes et cheminées matérialisent le choc de deux cultures. Lors des escales sur les îles, les Indiens sont photographiés dans leur cadre naturel, dans la forêt ou devant leur hutte. Ils ne sont plus traités comme des spécimens placés dans un milieu qui leur est étranger ; l’homme occidental s’efface devant le spectacle mystérieux d’une civilisation primitive et harmonieuse.
Trois cent vingt-trois négatifs sur plaques de verre seront ainsi rapportés en France, ainsi que des centaines de pièces anthropologiques. Déjà exceptionnelle, cette collection constituera bientôt un témoignage unique. Peu après leur départ, une épidémie de tuberculose décime en effet cette population menacée. Aujourd’hui, les propos du Dr Hyades prennent l’accent d’une terrible prophétie : « Les Fuégiens sont parmi les peuples dont la disparition totale de la surface de la terre n’est qu’une question de quelques années ; ils ne sont plus que trois cents ou quatre cents à l’heure qu’il est. »

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