La ruche
murmurante ou les fripons devenus honnêtes gens
Un nombreux essaim dabeilles
habitait une ruche spacieuse. Là, dans une heureuse abondance, elles vivaient
tranquilles. Ces mouches, célèbres par leurs lois, ne létaient pas moins par le
succès de leurs armes, et par la manière dont elles se multipliaient. Leur domicile
était un séminaire parfait de science et dindustrie. Jamais abeilles ne vécurent
sous un plus sage gouvernement : cependant, jamais il ny en eut de plus
inconstantes et de moins satisfaites. Elles nétaient, ni les malheureuses esclaves
dune dure tyrannie, ni exposées aux cruels désordres de la féroce démocratie.
Elles étaient conduites par des rois qui ne pouvaient errer, parce que leur pouvoir
était sagement borné par les lois.
Ces insectes, imitant tout ce qui se fait à la ville, à larmée ou au barreau,
vivaient parfaitement comme les hommes et exécutaient, quoiquen petit, toutes leurs
actions. Les merveilleux ouvrages opérés par ladresse incomparable de leurs petits
membres, échappaient à la faible vue des humains : cependant il nest parmi
nous, ni machine, ni ouvriers, ni métiers, ni vaisseaux, ni citadelles, ni armes, ni
artisans, ni ruses, ni science, ni boutiques, ni instruments, en un mot, il ny a
rien de tout ce qui se voit parmi les hommes dont ces animaux industrieux ne se servissent
aussi. Comme donc leur langage nous est inconnu, nous ne pouvons parler de ce qui les
concerne quen employant nos expressions. Lon convient assez généralement
quentre autres choses dignes dêtre remarquées, ces animaux ne connaissaient
point lusage des cornets ni des dés ; mais puisquils avaient des rois,
et par conséquent des gardes, on peut naturellement présumer quils connaissaient
quelque espèce de jeux. Vit-on en effet jamais dofficiers et de soldats qui
sabstînssent de cet amusement ?
La fertile ruche était remplie dune multitude prodigieuse dhabitants, dont le
grand nombre contribuait même à la prospérité commune. Des millions étaient occupés
à satisfaire la vanité et lambition dautres abeilles, qui étaient
uniquement employées à consumer les travaux des premières. Malgré une si grande
quantité douvriers, les désirs de ces abeilles nétaient pas satisfaits.
Tant douvriers, tant de travaux, pouvaient à peine fournir au luxe de la moitié de
la nation.
Quelques-uns, avec de grands fonds et très peu de peines, faisaient des gains très
considérables. Dautres, condamnés à manier la faux et la bêche, ne gagnaient
leur vie quà la sueur de leur visage et en épuisant leurs forces par les
occupations les plus pénibles. Lon en voyait cependant dautres (A)* qui
sadonnaient à des emplois tout mystérieux, qui ne demandaient ni apprentissage, ni
fonds, ni soins.
Tels étaient les chevaliers dindustrie, les parasites, les courtiers damour,
les joueurs, les filous, les faux-monnayeurs, les empiriques, les devins et, en général
tous ceux qui haïssant la lumière tournaient par de sourdes pratiques à leur avantage,
le travail de leurs voisins ? qui incapables eux-mêmes de tromper étaient moins
défiants. On appelait ces gens-là (B)* des fripons : mais ceux dont
lindustrie était plus respectée, quoique dans le fond peu différents des
premiers, recevaient un nom plus honorable. Les artisans de chaque profession, tous ceux
qui exerçaient quelque emploi, ou quelque charge, avaient quelque espèce de friponnerie
qui leur était propre. Cétait les subtilités de lart, et les tours de
bâton.
Comme sils neussent pu, sans linstruction dun procès, distinguer
le légitime davec lillégitime, ils avaient des jurisconsultes occupés
à entretenir des animosités, et à susciter de mauvaises chicanes. Cétait le fin
de leur art. Les lois leur fournissaient des moyens pour ruiner leurs parties et pour
profiter adroitement des biens engagés. Uniquement attentifs à tirer de précieux
honoraires, ils ne négligeaient rien pour empêcher quon ne terminât par voie
daccommodement les difficultés. Pour défendre une mauvaise cause, ils épluchaient
les lois avec la même exactitude et dans le même but que les voleurs examinent les
maisons et les boutiques. Cétait uniquement pour découvrir lendroit faible
dont ils pourraient se prévaloir.
Les médecins préféraient la réputation à la science, et les richesses au
rétablissement de leurs malades. La plupart, au lieu de sappliquer à létude
des règles de lart, sétudiaient à prendre une démarche composée. Des
regards graves, un air pensif, étaient tout ce quils possédaient pour se donner la
réputation de gens doctes. Tranquilles sur la santé des patients, ils travaillaient
seulement à acquérir les louanges des accoucheuses, des prêtres, et de tous ceux qui
vivaient du produit des naissances ou des funérailles. Attentifs à ménager la faveur du
sexe babillard, ils écoutaient avec complaisance les vieilles recettes de la tante de
Madame. Les chalands et toute leur famille étaient soigneusement ménagés. Un sourire
affecté, des regards gracieux, tout était mis en usage et servait à captiver ces
esprits déjà prévenus. Il ny avait pas même jusques aux gardes dont ils ne
souffrirent les impertinences.
Entre le grand nombre des Prêtres de Jupiter, gagés pour attirer
sur la ruche la bénédiction den haut, il ny en avait que bien peu qui
eussent de léloquence et du savoir. La plupart étaient même aussi emportés
quignorants. On découvrait leur paresse, leur incontinence, leur avarice et leur
vanité, malgré les soins quils prenaient pour dérober aux yeux du public ces
défauts. Ils étaient fripons comme des tailleurs, et intempérants comme des matelots.
Quelques-uns à face blême, couverts dhabits déchirés, priaient mystiquement pour
avoir du pain. Ils espéraient de recevoir de plus grosses récompenses ; mais à la
lettre ils nobtenaient que du pain. Et tandis que ces sacrés esclaves mouraient de
faim, les fainéants pour qui ils officiaient étaient bien à leur aise. On voyait sur
leurs visages de prospérité, la santé et labondance dont ils jouissaient.
(C)* Les soldats qui avaient été mis en fuite, étaient comblés dHonneur,
sils avaient le bonheur déchapper à lépée victorieuse,
quoiquil y en eut plusieurs qui fussent de vrais poltrons, qui naimaient point
le carnage. Si quelque vaillant général mettait en déroute les ennemis, il se trouvait
quelque personne qui, corrompue par des présents, facilitait leur retraite. Il y avait
des guerriers qui affrontant le danger, paraissaient toujours dans les endroits les plus
exposés. Dabord ils y perdaient une jambe, ensuite ils y laissaient un bras, et
enfin, lorsque toutes ces diminutions les avaient mis hors détat de servir, on les
renvoyait honteusement à la demi-paye ; tandis que dautres, qui plus prudents
nallaient jamais au combat, tiraient la double paye, pour rester tranquilles chez
eux.
Leurs Rois étaient à tous égards mal servis. Leurs propres Ministres les trompaient. Il
y en avait à la vérité plusieurs qui ne négligeaient rien pour avancer les intérêts
de la couronne ; mais en même temps ils pillaient impunément le trésor quils
travaillaient à enrichir. Ils avaient lheureux talent de faire une très belle
dépense, quoique leurs appointements fussent très chétifs ; et encore se
vantaient-ils dêtre fort modestes. Donnaient-ils trop détendue à leurs
droits ? ils appelaient cela leurs tours de bâton. Et même sils
craignaient quon ne comprît leur jargon, ils se servaient du terme
dEmoluments, sans quils voulussent jamais parler naturellement et sans
déguisement de leurs gains.
(D)* Car il ny avait pas une abeille qui ne se fut très bien contentée, je ne dis
pas de ce que gagnaient effectivement ces ministres, mais seulement de ce quils
laissaient paraître de leurs gains. (E)* Ils ressemblaient à nos joueurs qui,
quoiquils aient joué beau jeu, ne diront cependant jamais en présence des perdants
tout ce quils ont gagné.
Qui pourrait détailler toutes les fraudes qui se commettaient dans cette ruche ?
Celui qui achetait des immondices pour engraisser son pré, les trouvait falsifiés
dun quart de pierres et de mortier inutiles et encore, quoique dupe, il
naurait pas eu bonne grâce den murmurer, puisquà son tour il mêlait
parmi son beurre une moitié de sel.
La justice même, si renommée pour sa bonne foi quoiquaveugle, nen était pas
moins sensible au brillant éclat de lor. Corrompue par des présents, elle avait
souvent fait pencher la balance quelle tenait dans sa main gauche. Impartiale en
apparence, lorsquil sagissait dinfliger des peines corporelles, de punir
des meurtres et dautres grands crimes, elle avait même souvent condamné au
supplice des gens qui avaient continué leurs friponneries après avoir été punis du
pilori. Cependant on croyait communément que lépée quelle portait ne
frappait que les abeilles qui étaient pauvres et sans ressources ; et que même
cette déesse faisait attacher à larbre maudit des gens qui, pressés par la fatale
nécessité, avaient commis des crimes qui ne méritaient pas un pareil traitement. Par
cette injuste sévérité, on cherchait à mettre en sûreté le grand et le riche.
Chaque ordre était ainsi rempli de vices, mais la Nation même jouissait dune
heureuse prospérité. Flattée dans la paix, on la craignait dans la guerre. Estimée
chez les étrangers, elle tenait la balance des autres ruches. Tous ses membres à
lenvi prodiguaient pour sa conservation leurs vies et leurs biens. Tel était
létat florissant de ce peuple. Les vices des particuliers contribuaient à la
félicité publique. (F)* Dès que la vertu, instruite par les ruses politiques, eut
appris mille heureux tours de finesse, et quelle se fut liée damitié avec le
vice (G)*, les plus scélérats faisaient quelque chose pour le bien commun.
Les fourberies de lEtat conservaient le tout, quoique chaque citoyen sen
plaignît. Lharmonie dans un concert résulte dune combinaison de sons qui
sont directement opposés. (H)* Ainsi les membres de la société, en suivant des routes
absolument contraires, saidaient comme par dépit. La tempérance et la sobriété
des uns facilitait livrognerie et la gloutonnerie des autres. (I)* Lavarice,
cette funeste racine de tous les maux, ce vice dénaturé et diabolique, était esclave
(K)* du noble défaut de la prodigalité. (L)* Le luxe fastueux occupait des millions de
pauvres. (M)* La vanité, cette passion si détestée, donnait de loccupation à un
plus grand nombre encore. (N)* Lenvie même et lamour-propre, ministres de
lindustrie, faisaient fleurir les arts et le commerce. Les extravagances dans le
manger et dans la diversité de mets, la somptuosité dans les équipages et dans les
ameublements, malgré leur ridicule, faisaient la meilleure partie du négoce.
Toujours inconstant, ce peuple changeait de lois comme de modes. Les règlements qui
avaient été sagement établis étaient annulés et on leur en substituait bientôt de
tout opposés. Cependant en altérant ainsi leurs anciennes lois et en les corrigeant, ils
prévenaient des fautes quaucune prudence naurait pu prévoir.
Cest ainsi que le vice produisant la ruse, et que la ruse se joignant à
lindustrie, on vit peu à peu la ruche abonder de toutes les commodités de la vie.
(O)* Les plaisirs réels, les douceurs de la vie, laise et le repos étaient devenus
des biens si communs que (P)* les pauvres mêmes vivaient plus agréablement alors que les
riches ne le faisaient auparavant. On ne pouvait rien ajouter au bonheur de cette
société.
Mais hélas ! quelle nest pas la vanité de la félicité des pauvres
mortels ? A peine ces abeilles avaient-elles goûté les prémices du bonheur,
quelles éprouvèrent quil est même au dessus du pouvoir des Dieux de rendre
parfait le séjour terrestre. La troupe murmurante avait souvent témoigné quelle
était satisfaite du gouvernement et des ministres ; mais au moindre revers, elle
changea didées. Comme si elle eût été perdue sans retour, elle maudit les
politiques, les armées et les flottes. Ces Abeilles réunissant leurs plaintes, on
entendait de tous côtés ces paroles : Maudites soient toutes les fourberies qui
règnent parmi nous. Cependant chacune se les permettait encore ; mais chacune
avait la cruauté de ne vouloir point en accorder lusage aux autres.
Un personnage qui avait amassé dimmenses richesses en trompant son Maître,
le Roi et le Pauvre, osait crier de toute sa force : Le pays ne peut
manquer de périr pour toutes ses injustices. Et qui pensez-vous que fut ce rigide
sermoneur ? Cétait un gantier qui avait vendu toute sa vie et qui vendait
actuellement des peaux de mouton pour des cabrons. Il ne faisait pas la moindre chose dans
cette société qui ne contribuât au bien public. Cependant tous les fripons criaient
avec impudence : Bon Dieux ! accordez-nous seulement la probité.
Mercure* ne put sempêcher de rire à louïe dune prière si effrontée.
Les autres Dieux dirent quil y avait de la stupidité à blâmer ce que lon
aimait. Mais Jupiter, indigné de ces prières, jura enfin que cette troupe criailleuse
serait délivrée de la fraude dont elle se plaignait.
Il dit : Au même instant lhonnêteté sempara de tous les curs.
Semblable à larbre instructif, elle dévoila les yeux de chacun, elle leur fit
apercevoir ces crimes quon ne peut contempler sans honte. Ils se confessaient
coupables par leurs discours et surtout par la rougeur quexcitait sur leurs visages
lénormité de leurs crimes. Cest ainsi que les enfants qui veulent cacher
leurs fautes, trahis par leur couleur, simaginent que dès quon les regarde,
on lit sur leur visage mal assuré la mauvaise action quils ont faite.
* cest le dieu des LarronsMais grand Dieux ! quelle
consternation ! quel subit changement ! En moins dune heure le prix des
denrées diminua partout. Chacun, depuis le Ministre dEtat jusquau Villageois
arracha le masque dhypocrisie qui le couvrait. Quelques-uns, qui étaient très
bien connus auparavant, parurent des étrangers quand ils eurent pris des manières
naturelles.
Dès ce moment, le Barreau fut dépeuplé. Les débiteurs acquittaient volontairement
leurs dettes, sans en excepter même celles que leurs créditeurs avaient oubliées. On
les cédait généreusement à ceux qui nétaient pas en état de les satisfaire.
Sélevait-il quelque difficulté, ceux qui avaient tort restaient modestement dans
le silence. On ne voyait plus de procès où il entrât de la mauvaise foi et de la
vexation. Personne ne pouvait plus acquérir des richesses. La vertu et lhonnêteté
régnaient dans la Ruche. Quest-ce donc que les avocats y auraient
fait ? Aussi tous ceux qui avant la révolution navaient pas eu le bonheur de
gagner du bien, désespérés ils pendaient leur écritoire à leur côté et se
retiraient.
La justice, qui jusqualors avait été occupée à faire pendre certaines personnes,
avait donné la liberté à ceux quelle tenait prisonniers. Mais dès que les
prisons eurent été nettoyées, la déesse qui y préside devenant inutile, elle se fit
contraint de se retirer avec son train et tout son bruyant attirail. Dabord
paraissaient quelques SERRURIERS chargés de serrures, de verrous, de grilles, de chaînes
et de portes garnies de barres de fer. Ensuite venaient les Geôliers, les
GUICHETIERS et leurs suppôts. La déesse paraissait alors précédée de son fidèle
ministre lécuyer Carnifex, le grand exécuteur de ses ordres sévères. Il
nétait point armé de son épée imaginaire*, à la place il portait la hache et la
corde. Dame Justice aux yeux bandés, assise sur un nuage, fut chassée dans les airs
accompagnée de ce cortège. Autour de son char et derrière il y avait ses sergents,
huissiers, et ses domestiques de toute espèce qui se nourrissent des larmes des
infortunés.
* On ne se sert dans les Exécutions en Angleterre que de la Hache pour trancher la tête,
jamais de lEpée. Cest pour cela quil donne le nom dimaginaire à
cette Epée quon attribue au Bourreau.
La RUCHE avait des
MEDECINS, tout comme avant la révolution. Mais la médecine, cet art salutaire,
nétait plus confiée quà dhabiles gens. Ils étaient en si grand
nombre, et si bien répandus dans la ruche quils ny en avait aucun qui eut
besoin de se servir de voiture. Leurs vaines disputes avaient cessé. Le soin de délivrer
promptement les patients était ce qui les occupait uniquement. Pleins de mépris pour les
drogues quon apporte des pays étrangers, ils se bornaient aux simples que produit
le pays. Persuadés que les Dieux nenvoient aucune maladie aux Nations sans leur
donner en même temps les vrais remèdes, ils sattachaient à découvrir les
propriétés des plantes qui croissaient chez eux.
LES RICHES ECCLESIASTIQUES, revenus de leur honteuse paresse ne faisaient plus desservir
leurs églises par des abeilles prises à la journée. Ils officiaient eux-mêmes. La
probité dont ils étaient animés les engageait à offrir des prières et des sacrifices.
Tous ceux qui ne se sentaient pas capables de sacquitter de ces devoirs ou qui
croyaient quon pouvait se passer de leurs soins, résignaient sans délai leurs
emplois. Il ny avait pas assez doccupation pour tant de personnes, si même il
en restait pour quelques-uns. Le nombre en diminua donc considérablement. Ils étaient
tous modestement soumis au GRAND PRETRE, qui uniquement occupé des affaires religieuses,
abandonnait aux autres les affaires dEtat. Le chef sacré, devenu charitable,
navait pas la dureté de chasser de sa porte les pauvres affamés. Jamais on
nentendait dire quil retranchât quelque chose du salaire de lindigent.
Cétait au contraire chez lui que laffamé trouvait de la nourriture, le
mercenaire du pain, louvrier nécessiteux sa table et son lit.
Le changement ne fut pas moins considérable parmi les premiers ministres du roi et tous
les officiers subalternes. (Q)* Economes et tempérants alors, leurs pensions leur
suffisaient pour vivre. Si une pauvre Abeille fut venue dix fois pour demander le juste
paiement dune petite somme, et que quelques Commis bien payé leut obligé, ou
de lui faire présent dun écu, ou de ne jamais recevoir son paiement, on aurait
ci-devant appelé une pareille alternative, le tour de bâton du commis ; mais
pour lors on lui aurait tout naturellement donné le nom de friponnerie manifeste.
Une SEULE Personne suffisait pour remplir les places qui en exigeaient trois avant
lheureux changement. On navait plus besoin de donner des collègues pour
éclairer les actions de ceux à qui lon confiait le maniement des affaires. Les
magistrats ne se laissaient plus corrompre ? et ils ne cherchaient plus à faciliter
les larcins des autres. Un seul faisait alors mille fois plus douvrage que plusieurs
nen faisaient auparavant.
(R)* Il ny avait plus dhonneur à faire figure aux dépens de ses créditeurs.
Les Livrées étaient pendues dans les boutiques des Fripiers. Ceux qui brillaient
par la magnificence de leurs carrosses les vendaient pour peu de chose. La noblesse se
défaisait de tous ses superbes chevaux si bien appariés, et même de leurs campagnes
pour payer leurs dettes.
On évitait la vaine dépense avec le même soin quon fuyait la fraude. On
nentretenait plus dArmée dehors. Méprisant lestime des étrangers, et
la gloire frivole qui sacquiert par les armes, on ne combattait plus que pour
défendre la patrie contre ceux qui en voulaient à ses droits et à sa liberté.
Jetez présentement les yeux sur la ruche glorieuse. Contemplez laccord admirable
qui règne entre les commerces et la bonne foi. Les obscurités qui couvraient ce
spectacle ont disparu. Tout se voit à découvert. Que les choses ont changé de
face !
Ceux qui faisaient des dépenses excessives et tous ceux qui vivaient de ce luxe furent
forcés de se retirer. En vain ils tentèrent de nouvelles occupations ; elles ne
purent leur fournir le nécessaire.
Le prix des fonds et des bâtiments tomba. Les palais enchantés dont les murs semblables
à ceux de Thèbes avaient été élevés par la musique, étaient déserts*. Les
grands qui auraient mieux aimé perdre la vie que de voir effacer les titres fastueux
gravés sur leurs superbes portiques, se moquaient aujourdhui de ces vaines
inscriptions. Larchitecture, cet art merveilleux, fut entièrement abandonné. Les
artisans ne trouvaient plus personne qui voulut les employer. (S)* Les peintres ne se
rendaient plus célèbres par leur pinceau. Le sculpteur, le graveur, le ciseleur et le
statuaire nétaient plus nommés dans la Ruche.
*Lauteur veut parler des Bâtiments élevés pour lOpéra et la Comédie.
Amphion, après avoir chassé Cadmus et sa Femme du lieu de leur demeure, y bâtit la
Ville de Thèbes, en y attirant les pierres avec ordre et mesure, par lharmonie
merveilleuse de son divin Luth.
Le peu dabeilles qui restèrent vivaient chétivement. On nétait plus en
peine comment on dépenserait son argent, mais comment on sy prendrait pour vivre.
En payant leur compte à la taverne, elles prenaient la résolution de ny remettre
jamais le pied. On ne voyait plus de salope cabaretière qui gagnât assez pour porter des
habits de drap dor. Torcol ne donnait plus de grosses sommes pour avoir du
Bourgogne et des ortolans. Le courtisan qui se piquant de régaler le jour de Noël
sa maîtresse de pois verts, dépensait en deux heures autant quune compagnie de
cavalerie aurait dépensé en deux jours, plia bagage, et se retira dun si
misérable pays.
(T)* La fière Cloé dont les grands airs avaient autrefois obligé son trop facile mari
de piller lEtat, vend à présent son équipage composé des plus riches dépouilles
des Indes. Elle retranche sa dépense et porte toute lannée le même habit.
Le siècle léger et changeant est passé. Les modes ne se succèdent plus avec cette
bizarre inconstance. Dès lors, tous les ouvriers qui travaillaient les riches étoffes de
soie et dargent et tous les artisans qui en dépendent, se retirent. Une paix
profonde règne dans ce séjour ; elle a à sa suite labondance. Toutes les
manufactures qui restent ne fabriquent que des étoffes les plus simples ; cependant
elles sont toutes fort chères. La nature bienfaisante nétant plus contrainte par
linfatigable jardinier, elle donne, à la vérité, ses fruits dans sa saison ;
mais aussi elle ne produit plus ni raretés, ni fruits précoces
A mesure que la vanité et le luxe diminuaient, on voyait les anciens habitants quitter
leur demeure. Ce nétait plus ni les marchands, ni les compagnies qui faisaient
tomber les manufactures, cétait la simplicité et la modération de toutes les
abeilles. Tous les métiers et tous les arts étaient négligés. Le contentement, cette
peste de lindustrie, leur fait admirer leur grossière abondance. Ils ne recherchent
plus la nouveauté, ils nambitionnent plus rien.
Cest ainsi que la ruche étant presque déserte, ils ne pouvaient se défendre
contre les attaques de leurs ennemis cent fois plus nombreux. Ils se défendirent
cependant avec toute la valeur possible, jusquà ce que quelques-uns dentre
eux eussent trouvé une retraite bien fortifiée. Cest là quils résolurent
de sétablir ou de périr dans lentreprise. Il ny eut aucun traître
parmi eux. Tous combattirent vaillamment pour la cause commune. Leur courage et leur
intégrité furent enfin couronnés de la victoire.
Ce triomphe leur coûta néanmoins beaucoup. Plusieurs milliers de ces valeureuses
abeilles périrent. Le reste de lessaim, qui sétait endurci à la fatigue et
aux travaux, crut que laise et le repos qui mettait si fort à lépreuve leur
tempérance, était un vice. Voulant donc se garantir tout dun coup de toute
rechute, toutes ces abeilles senvolèrent dans le sombre creux dun arbre où
il ne leur reste de leur ancienne félicité que le Contentement et lHonnêteté.
La
ruche murmurante ou les fripons devenus honnêtes gens
Quittez donc vos plaintes, mortels
insensés ! (X)* En vain vous cherchez à associer la grandeur dune Nation avec
la probité. Il ny a que des fous qui puissent se flatter (Y)* de jouir des
agréments et des convenances de la terre, dêtre renommés dans la guerre, de vivre
bien à son aise et dêtre en même temps vertueux. Abandonnez ces vaines chimères.
Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent, si nous voulons en retirer les
doux fruits. La faim est sans doute une incommodité affreuse. Mais comment sans elle
pourrait se faire la digestion doù dépend notre nutrition et notre accroissement.
Ne devons-nous pas le vin, cette excellent liqueur, à une plante dont le bois est maigre,
laid et tortueux ? Tandis que ses rejetons négligés sont laissés sur la plante,
ils sétouffent les uns les autres et deviennent des sarments inutiles. Mais si ces
branches sont étayées et taillées, bientôt devenus fécondes, elles nous font part du
plus excellent des fruits.
Cest ainsi que lon trouve le vice avantageux, lorsque la justice
lémonde, en ôte lexcès, et le lie. Que dis-je ! Le vice est aussi
nécessaire dans un Etat florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à
manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et
glorieuse. Pour y faire revivre lheureux Siècle dOr, il faut absolument outre
lhonnêteté reprendre le gland qui servait de nourriture à nos premiers pères.
* les lettres
renvoient à lexplication des passages dans la partie "commentaire" de la
fable (voir le texte sur Gallica)
Bernard Mandeville, La
Fable des abeilles
Londres : Aux dépens de la Compagnie, 1740 Traduction de Jean Bertrand p. 1/26
Gallica |