Relation d'un voyage du pôle arctique
au pôle antarctique par le centre du monde
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IV

Du merveilleux lac dont les eaux sont presque
toujours chaudes, et de ses cinq admirables cascades.
Description de la vallée des roses blanches,
où l’on voit un monument très remarquable,
une fontaine rare et singulière, et quelques arbustes
très beaux et agréables à la vue.

Comme nous étions dans un plein repos, nous fûmes réveillés par un vent impétueux, qui donnait de telles secousses à notre vaisseau que, de crainte que notre câble ne se rompît, nous nous levâmes tous au plus tôt ; mais nous ne vîmes plus l’île flottante ni les beaux phénomènes qui étaient tout autour. La mer était fort grosse et toute pleine de grandes pièces de glaces qui, s’amoncelant les unes sur les autres, formaient par-ci et par-là de petites montagnes flottantes. Lorsque le temps fut plus beau, ce qui ne tarda guère à arriver, nous résolûmes de faire, comme nous avions projeté, une seconde course dans le pays.

Ayant laissé à bord deux ou trois des nôtres, nous prîmes nos armes, et enfilâmes un autre chemin que la première fois. Il faut remarquer que cette côte est fort montagneuse ; mais on y trouve quelques petites plaines et des vallées. D’abord nous marchâmes entre des roches sèches et arides, où il n’y avait ni herbe ni mousse ; on y trouvait des précipices affreux, au bas desquels roulaient de gros torrents avec un bruit épouvantable. Nous étions contraints de passer dans de petits sentiers très étroits et dangereux. Mais enfin nous sortîmes heureusement de cet endroit, où nous nous étions insensiblement engagés, et nous montâmes sur une haute montagne d’où nous pouvions jeter la vue de toutes parts.

Nous y vîmes l’été et l’hiver tout à la fois : d’un côté, il y avait des plaines où tout était gelé et couvert de neige ; de l’autre, des vallées où régnait partout une riante verdure. L’air y était si clair et si lumineux que, sans le secours du soleil, nous y pouvions aisément distinguer les plus petits objets. Nous y descendîmes, et trouvâmes tous ces lieux tapissés d’une herbe courte et menue. On y voyait par-ci par-là des plantes qui jetaient des feuilles longues et serrées. Nous en arrachâmes quelques-unes dont la racine était ronde et plate, à peu près grosse comme le poing, et couverte d’une peau noire fort mince : la chair était d’un blanc rougeâtre, et d’un goût approchant de celui de l’amande. Nous en trouvâmes beaucoup depuis sur la côte, aux environs de l’endroit où nous avions jeté l’ancre, que nous mangions au lieu de pain.

Ce lieu nous parut si agréable que nous nous y reposâmes quelque temps ; de là nous entrâmes entre deux longues chaînes de montagnes couvertes de mousse depuis le pied jusqu’au sommet, et d’où distillait une espèce de gomme odoriférante. Cette double chaîne n’était pas droite, et faisait un grand coude qui nous bornait entièrement la vue ; mais, quand nous fûmes au bout, nous découvrîmes tout d’un coup un lac dont l’eau était verdâtre et presque chaude. Il exhalait sur toute la surface une infinité de petites vapeurs noires. Nous crûmes, avec raison, que cette chaleur et ces vapeurs procédaient de matières sulfurisées et bitumineuses qui devaient être dans le fond. Il n’y avait pas la moindre petite herbe sur ses bords.

Après les avoir côtoyés pendant quelque temps, nous entendîmes un certain bruit et murmure qui s’augmentait à mesure que nous avancions ; enfin nous remarquâmes que l’extrémité du lac était toute bordée de petites roches entre lesquelles l’eau, s’écoulant dans un bas, causait le bruit que nous entendions. Nous doublâmes donc le pas, et fûmes bien surpris de voir cinq belles cascades, dont celle du milieu était la plus grande. Elle formait trois grandes nappes d’eau, qui tombaient les unes sur les autres, sur trois degrés en distances à peu près égales. L’eau de toutes ces cascades, se réunissant un peu plus bas, tombait sur un grand rocher presque plat et, de là se précipitant, s’allait perdre entre des rochers qui étaient au-dessous. Il fallait, de nécessité, que puisque ce lac restait toujours également plein, quoique ses eaux s’écoulassent incessamment de ce côté-là avec tant d’abondance, il y eût des canaux souterrains qui lui en fournissent toujours de nouvelles.

Comme nous raisonnions là-dessus, il parut tout d’un coup, sur une grande colline qui était vis-à-vis de nous, une troupe de gros et puissants ours blancs comme neige. Nous remarquâmes qu’il y en avait deux ou trois qui étaient tachetés de noir partout le corps. Un d’entre eux descendit la colline. Ayant passé un petit ruisseau qui était au bas, il se glissa entre deux rochers. A peine y fut-il, qu’il se mit à faire un certain cri, comme s’il eût appelé les autres ; et effectivement, ils se mirent tous à le suivre, en se pressant et se précipitant. Nous ne les eûmes pas plus tôt perdus de vue que nous vîmes partir, du milieu de ces mêmes roches, plusieurs oiseaux qui furent bientôt suivis d’un plus grand nombre, qui prirent tous leur vol vers les hautes montagnes couvertes de neige, sur notre droite. Ces oiseaux avaient apparemment leurs nids dans les fentes et les crevasses qu’on y voyait ; mais elles étaient dans des lieux si escarpés et si hauts qu’il était impossible d’y parvenir.

En nous éloignant de ces cinq admirables cascades, nous descendîmes avec beaucoup de difficulté, par une montagne dont la pente était très raide, dans une plaine longue et étroite, percée presque partout de petits trous qui allaient en tournant assez profondément en terre : il fallait qu’il y eût dans ce lieu une infinité d’animaux d’une espèce qui, sans doute, nous était inconnue ; mais nous n’en vîmes pas paraître un seul. En marchant entre ces trous, on entendait un certain son, comme s’il y eût dessous des caves, ou des voûtes. Etant au bout de cette plaine, nous entrâmes comme dans un grand carrefour, où il y avait cinq routes différentes, disposées en étoile.

Nous balançâmes quelque temps sur le choix de celle que nous devions prendre. Il y en avait une entre des montagnes d’une hauteur si prodigieuse qu’on en était presque épouvanté. On y entrait par-dessous un large et haut portail, dont la structure n'était qu'une grande pièce de roche qui, s'étant détachée par en haut d’un des côtés, était tombée en travers sur l’autre, et y était demeurée suspendue peut-être depuis un très long temps. Cette route était sablonneuse ; on y enfonçait jusqu’au dessus de la cheville du pied. Nous en enfilâmes une autre beaucoup plus commode. Les montagnes qui la bordaient étaient une roche presque noire avec de grandes veines blanches et luisantes, à peu près comme de l’alun. Nous y trouvâmes partout une très grande quantité d’une espèce de lézards. Ils étaient si familiers qu’ils nous passaient à tous moments entre les jambes et sur les pieds. Ils avaient la tête parfaitement noire, le corps rougeâtre, et la queue extraordinairement longue.

Plus nous avancions dans ce chemin, et plus il s’élargissait. Il nous conduisit enfin dans une très belle et très spacieuse vallée, où nous respirâmes un air de printemps. Elle était couverte d’une plante toute semblable à la violette ; on voyait sur la plupart, au milieu de la tige, une fleur blanche de la grandeur d’un ducaton. Cette fleur avait huit feuilles, toutes dentelées, les quatre plus grandes dessous, et les quatre plus petites dessus ; le milieu était garni de petits grains fort rouge. Elle ne ressemblait pas mal à une rose simple, et avait une odeur fort douce. L’émail de ces fleurs avec le vert de leurs tiges faisaient ensemble un effet charmant dans toute l’étendue de cette vallée. Un petit ruisseau d’une eau très claire serpentait vers le milieu.

Nous aperçûmes, à l’extrémité d’un enfoncement, quelque chose de blanc à travers de grandes herbes. Nous en étant approchés, nous y vîmes, avec la dernière surprise, un petit édifice d’une singulière structure : il était tout de pierre blanche ; sa partie supérieure était une grande pierre plate, de figure triangulaire, posée sur six colonnes hautes d’environ trois pieds, sur une base en ovale, qui s’élevait de terre à la hauteur de quatre ou cinq pouces. Sur la pierre à trois angles, on voyait une inscription de caractères bizarres, qui n’étaient connus d’aucun de notre troupe ; en bas, sur la circonférence de la base, paraissaient encore, d’espace en espace, les mêmes caractères, mais presque effacés. Ce monument fit naître entre nous une infinité de raisonnements, car nous voyions très bien que ce n’était pas là un ouvrage du hasard ; mais j’en laisse la décision à de plus habiles gens que moi.

Etant sortis de ce lieu, nous marchâmes droit au ruisseau dont je viens de parler, et nous le suivîmes en remontant vers la source. Il sortait d’une très belle fontaine qui était dans une grotte creusée par la nature dans une des montagnes de la vallée. J’y entrai d’abord ; elle était revêtue d’une très belle mousse verte depuis le haut jusqu’en bas ; dans le fond, à la hauteur d’un homme, on voyait trois conduits sur une même ligne, à distances égales : l’eau, en coulant hors de ces conduits, faisait un agréable petit murmure qui approchait du gazouillement des oiseaux, tombait dans une espèce de bassin, qui en était fort rempli, et s’épanchait par-dessus tous ses bords ; elle se réunissait par-devant dans une grande crevasse qui était dans un rocher immédiatement au-dessous, et s’écoulait en bas. Ce bassin était profond environ d’un pied ; il y avait au fond plusieurs petites pierres rouges et plates de différentes figures, savoir de carrées, de rondes, de triangulaires et en forme de cœur.

Voulant en prendre quelques-unes, je pus à peine souffrir la froideur excessive de l’eau voisine de la fontaine. Au-dedans de la grotte, il y avait un trou rond et fort profond, large d’un bon empan, qui exhalait une vapeur si chaude que je pensai me brûler le visage, m’étant par hasard placé tout vis-à-vis. Ce ne fut pas sans un extrême étonnement que je vis sortir presque d’un même endroit le froid et le chaud tout ensemble. Il y avait, dans plusieurs endroits de cette vallée, divers arbustes très beaux et très singuliers, dont un, entre autres, qui jette ses feuilles à trois étages assez distants l’un de l’autre ; elles sont toutes couvertes d’une espèce de duvet qui les rend, au toucher, douces comme du velours, et bordées tout autour du plus beau jaune du monde. Au-dessus des feuilles, et précisément à l’endroit où elles sont attachées au tronc, on voit sortir de chacune, au bout d’une fort longue queue, de petites graines rouges de la grosseur des pois, qui forment un cercle parfait ; et, à la cime, ils portent un bouquet de ces mêmes graines, fort serré et pressé, qui a presque la figure d’une petite pomme de pin.

Relation d’un voyage du pôle arctique au pôle antarctique par le centre du monde
1722. Chapitre IV. Paris, D. Horthemels.