Une vision panoramique
La description de la ville d’un point haut offrant
un panorama devient, à partir de la publication de Notre-Dame
de Paris, un archétype littéraire. C’est ce
qu’illustre Paris depuis la révolution de 1830 de
Jules Janin, le futur défenseur du daguerréotype, publié en
1832. Dans ce livre, l’auteur met en scène un Américain
venu à Paris vérifier de ses propres yeux les bienfaits
de la révolution de 1830. Le narrateur se propose de guider l’étranger
dans la ville et partage avec lui la déception que procure Paris
deux ans après la révolution. Janin regrette la physionomie
récemment disparue de la ville et procède à l’examen
et à l’énumération de ce qui est perdu. Il
imagine par la suite comment, si le vieux Paris avait subsisté,
il faudrait le décrire, et comment cette description permettrait
d’atteindre un haut degré de savoir sur la ville. Il se
représente alors un panorama à l’intérieur
duquel, sans se déplacer dans le dédale des rues, tous
les « objets » de la ville défileraient
devant lui : « Alors, nous aurions pris quelque part
notre point d’observation, au Pont-Neuf ou au pont des Arts, et
là, après vous avoir laissé jouir un instant de
coup d’œil, vous avoir laissé un moment ébahi,
comme lorsqu’on arrive sur la plate-forme d’un panorama,
j’aurais entamé l’explication à mesure que
les objets se présentaient à nous à la file les
uns des autres. »
Désir de voir et de savoir
Chez Jules Janin, comme chez Victor Hugo, la connaissance de la ville
passe par le regard et la mise en œuvre du dispositif du panorama.
Par là, ils comptent révéler les objets de la ville,
les rendre accessibles et, ainsi, inaugurer un discours sur Paris.
Rapidement, ce discours va s’enrichir des outils de l’histoire,
c’est-à-dire
des principes liés à l’étude des faits et documents.
Charles Nodier est un de ces auteurs qui va associer le « désir
de voir » avec celui « de savoir » en confrontant
le regard au nouvel axiome de l’histoire. Il rêve d’une
histoire « de la ville immense » qui, par sa capacité à rendre
visible chaque objet intéressant la connaissance, pourrait retracer
les actions des hommes. Si l’histoire de la ville se construit par
le regard – « ce désir de voir » –,
il n’en reste pas moins que cette mise en scène de la vision
finit par devenir un lieu commun de la littérature sur Paris. Parallèlement,
cela met en évidence que cette figure littéraire a produit
un véritable modèle de description. C’est le cas des
nombreuses publications qui, sur le modèle de Notre-Dame de
Paris, reprennent le titre du chapitre « Paris à vol
d’oiseau ».
L’observateur, de sa position haute,
englobe de son regard l’objet à étudier,
le scrute, le décrit, le détaille parfois. Mais pourquoi cette
littérature a-t-elle recours à une telle figure ? Pourquoi
l’observateur est-il celui qui met à pied d’œuvre
le récit historique, et qui parfois se substitue même à l’historien ?
Le paysage de la ville offre la vision d’une unité circonscrite,
c’est-à-dire d’un objet dont les limites sont connues.
Avec ses frontières précises et visibles, Paris apparaît
effectivement comme une entité. Mais l’observateur est une figure
qui participe aussi d’une histoire particulière de la vision
au XIXe siècle.
Il semble bien que
ce soient les nouvelles sciences humaines qui, faisant évoluer la
description, ont déterminé le statut de l’observateur
tel qu’on le retrouve dans les textes sur Paris.
Les murs ont retenu les échos du passé
C’est parce que la physionomie de Paris change que
la vieille ville fait l’objet d’un intérêt croissant.
Ce qui disparaît pousse les historiens et les chroniqueurs à consigner
par le récit le souvenir des vieilles pierres. La cité devient
un lieu où il s’agit d’amasser des documents pour reconstituer
l’histoire. Mais elle est aussi perçue comme un objet aux
strates nombreuses qui fournissent, pour qui se donne la peine de les déchiffrer,
des indications temporelles précieuses. P. L. Jacob, dans
ses Curiosités de l’histoire du vieux Paris (1858),
remarque en effet que « la formation d’une grande ville
est lente et progressive comme celle d’un terrain d’alluvion ».
Se faire l’archéologue de la ville, c’est récolter
des documents irréfutables. Pour cela, selon Jacob, il suffit de
se plonger dans les rues de la capitale, de regarder et de recueillir des « documents
fidèles ». L’idée selon laquelle l’histoire
est inscrite dans la ville, que les objets livrent d’eux-mêmes
leur origine se retrouve dans de nombreux ouvrages. Ainsi, considérer
la rue comme le lieu où le savoir est le plus facile à recueillir
revient à dire que la ville elle-même fournit les documents
nécessaires à l’histoire, que « les murs
ont retenu l’écho du passé ». Toujours selon
Jacob, la déambulation est « l’instant suprême
pour ramasser par les rues ce qu’il y a de souvenirs égarés,
et pour garder religieusement sur le papier ce qui fut gravé sur
la pierre ».
Le vieux texte dans les interlignes de l'ancien
L’image de la pierre comme palimpseste gardant le souvenir des événements
passés est une des métaphores importantes de cette littérature.
Victor Hugo dans son Introduction au Paris-Guide de 1867 souligne
que l’histoire de Paris est inscrite dans la ville elle-même
et que, pour la découvrir, il suffit de déblayer la cité moderne
pour retrouver les traces de l’ancienne : « Sous le
Paris actuel, l’ancien Paris est distinct, comme le vieux texte dans
les interlignes du nouveau. Ôtez de la pointe de la Cité la
statue d’Henri IV, et vous apercevrez le bûcher de Jacques
Molay […]. » Chaque détail de la ville constitue
donc une pièce, un document pouvant servir à écrire
son histoire. Mieux, les objets eux-mêmes sont des documents qui portent
l’empreinte du temps et des événements. Pour beaucoup
d’auteurs, la description de Paris et de son histoire ne peut se passer
ni de l’étude matérielle de la ville, ni de l’évocation
du passé au moyen des déambulations à travers le vieux
Paris. Le moindre recoin est chargé d’histoire, le moindre pavé garde
l’écho des personnages historiques qui l’ont foulé.