Le collectionneur collectionné : la clientèle
par Sylvie Aubenas
Comprendre l’œuvre d’Atget, la logique de sa genèse
et de son développement, ne va pas sans prendre conscience des
rapports du photographe avec sa clientèle. Lorsque les clichés étaient
tirés et classés dans les albums de référence,
commençaient les démarches auprès des clients habitués
ou à conquérir. Atget leur vendait quelques épreuves
prises dans ces albums, puis il regagnait son appartement pour refaire
les tirages destinés à les regarnir. Et ainsi pendant
trente années. Les historiens et critiques, Maria Morris
Hambourg, Molly Nesbit, Françoise Reynaud puis Guillaume Le Gall,
se sont penchés sur cette clientèle d’origine et
ont fourni des études précises et documentées qui
permettent d’en mesurer l’ampleur et la diversité.
Le carnet d’adresses d’Atget livre bien des indications sur
ses patientes pérégrinations : outre le nom, la profession,
l’adresse de ses clients privés, y figurent les noms des personnes
dont il peut se recommander. Atget note également des
indications sur ce qui pourrait intéresser les uns et les autres
selon leur profession ou, pour ceux qu’il ne connaît pas encore,
selon les renseignements recueillis. Cela se limite souvent à des
indications génériques : grilles, heurtoirs, escaliers,
fontaines, architecture, vieux Paris, etc., avec plus rarement des notations
plus personnelles : « Grand amateur de vieux Paris ».
Il note les heures où on peut trouver le client chez
lui, précise pour ses acheteurs réguliers où il en
est dans la présentation de ses épreuves. Le carnet
contient pareillement des indications sur les prix de vente des épreuves.
Enfin, pour les endroits où il se rend pour la première fois
ou lorsque le quartier ne lui est pas familier, il prépare son expédition.
On comprend qu’il a essuyé des rebuffades : « Georges
Raymond, mauvais, inutile d’y retourner [souligné] ».
Les collections publiques
On comprend que placer des milliers d’images à un
bon prix auprès de conservateurs et de bibliothécaires érudits
et paisibles, quoique pointilleux sur la qualité, ait été une
ressource appréciable à côté des épuisantes
courses dans les ateliers. La documentation rassemblée par
Atget complétait et enrichissait les ensembles constitués
comportant déjà des documents photographiques. Les
livres illustrés de photographies sur ces sujets étaient
rares encore ou incomplets, alors que la demande d’une iconographie
abondante et fiable était forte. Cette adéquation
explique l’extraordinaire quantité de photographies
qui lui ont été achetées par les institutions,
bien plus qu’à aucun autre photographe, avant ou après
lui. On peut estimer à plus de 25 000 le nombre d’épreuves
vendues de son vivant aux institutions publiques françaises
et étrangères.
Remarquons aussi que tous ces acheteurs publics, sans se concerter,
ni se répartir d’aucune manière les achats,
lui ont pris en même temps des images similaires ou presque.
De plus, le prix relativement modeste des épreuves et leur
statut de documentation rendaient ce genre de scrupule sans objet.
Soulignons également que, quand en 1920 il proposa de vendre
les négatifs de L’Art dans le vieux Paris et
de Paris pittoresque au directeur des Beaux-Arts, loin
de dissimuler le fait que ces images étaient déjà dans
les collections publiques françaises, il en fit un argument
supplémentaire de leur intérêt.
L’esprit curieux et systématique d’Atget, toujours à la
recherche de sujets nouveaux, différencie très nettement
son œuvre des autres productions photographiques contemporaines.
Il précise d’ailleurs souvent sur les factures des images
remises à la Bibliothèque nationale « vues
inédites ».
Distorsion visuelle
Ces achats publics n’auraient pas connu la métamorphose
heureuse que l’on sait, de documents en œuvres précieuses,
si le ferment de la curiosité d’artistes, de galeristes
et de collectionneurs n’avait fait lever la pâte. En effet,
le choix fait chez Atget par Man Ray dès 1926 de 47 photographies,
réunies en album par l’artiste américain, a cristallisé pour
jamais le goût autour de certaines images : vitrines de
grands magasins, prostituées, mannequins de cire, zones, fêtes
foraines, bistrots, rues brumeuses et cours sinistres. Ayant eu le
génie d’inclure ces sujets dans son entreprise d’inventaire,
Atget plante le premier un décor et des personnages qui hanteront
la peinture, la photographie, la chanson, le cinéma et la littérature
pendant des décennies. Ces images demeurent aujourd’hui
d’autant plus prisées qu’elles sont aussi les plus
rares.
Les œuvres acquises par Berenice Abbott en 1928, 1 300 négatifs
et 7 000 tirages (y compris des doubles) rassemblés
dans les albums de référence, furent, on le sait, aussitôt
exposées, publiées, commentées abondamment, les
négatifs tirés à nouveau et les tirages originaux
et retirages par Berenice Abbott vendus à diverses personnes
par elle-même et par le galeriste Julien Levy, avant l’acquisition
par le Museum of Modern Art de New York en 1969 de l’ensemble
du fonds Atget, 1 300 négatifs et 5 000 tirages.
Les mêmes images qu’avait élues Man Ray sont largement
représentées dans cet ensemble. Bien que ce fonds offre
un assez large choix de l’œuvre du photographe, il y manque
la partie la plus strictement architecturale et patrimoniale de son œuvre,
incluant aussi beaucoup des vues des parcs de Versailles et de Saint-Cloud.
L’influence d’Atget sur les photographes américains
mais aussi européens des années 1920-1970 a opéré à travers
l’ensemble mis en valeur par Berenice Abbott et Julien Levy.
La création de ces œuvres nouvelles a sans cesse enrichi
le regard que nous portons sur Atget et suscité des correspondances
visuelles et littéraires infinies et en miroir, depuis les surréalistes,
la Nouvelle Objectivité, les photographes « humanistes »,
néoréalistes, etc.
Aussi le couronnement du patient travail de Berenice Abbott
et Julien Levy sur Atget, c’est-à-dire la grande et ambitieuse
rétrospective du MoMA en 1981-1985, présentait-il uniquement
les œuvres conservées au MoMA, c’est-à-dire celles
qui, du fait de leur influence postérieure, nous sont les plus familières.
Les musées qui depuis les années 1980 ont constitué des
ensembles d’œuvres d’Atget ont choisi de préférence
celles-là aussi et les institutions françaises qui à partir
de 1981 ont commencé à inventorier, restaurer, exposer les
photographies d’Atget ont suivi la même voie, avec le regret
de ne rien posséder ou presque de la seconde série Paris
pittoresque de la fin des années 1920 : vitrines, manèges,
prostituées. Ces institutions, clientes d’Atget lui-même,
possèdent des milliers d’œuvres d’un artiste mondialement
reconnu mais sont condamnées à n’en montrer qu’une
partie, le reste étant soit mal tiré par l’auteur et
jauni, soit limité à un statut documentaire sans rapport avec
l’artiste qu’Atget est devenu.
Il y a donc là un double décalage, concernant
l’homme et l’œuvre, le malentendu étant sans doute
du même ordre. De la vie d’Atget vivant et obscur, une partie
a nourri le personnage créé après sa mort, comme ses
relations suivies et amicales avec des personnalités allant de Victorien
Sardou à Man Ray ; une autre partie demeurera à jamais
médiocre, routinière, un peu désespérante pour
les biographes. De l’œuvre d’Atget, une partie correspond à l’artiste
aimé de la postérité, des images subtiles et inattendues, à la
fois banales et étranges, maladroites et virtuoses ; une autre
partie demeurera à jamais documentaire, inventaire minutieux de centaines
de rues et de détails dont seul le « concept »,
l’aspect sériel, pour ne pas dire obsessionnel, peut éveiller
quelque écho dans le goût de notre temps.