L’intérêt d’Eugène Atget
pour le vieux Paris s’étend aux activités de la rue.
Celles-ci reflètent, pour le photographe, l’image d’une
permanence – voire d’une récurrence – du
mode d’organisation de l’espace, des rites et des usages de
la vieille ville. Au début de son travail photographique, avant
de définir strictement son projet, Atget documente la vie à Paris
au sens large. Il donne aux scènes de la vie quotidienne des représentations
qui ne le distinguent guère des autres photographes de son temps.
Ainsi, des groupes dans les jardins publics, des attroupements autour d’une
animation, des enfants regardant un spectacle de Guignol ou des badauds
attendant le métropolitain forment un ensemble à part dans
le corpus. Très rapidement, Atget va concentrer son attention sur
la seule représentation de la vieille ville, que ce soit à Paris
ou dans ses environs. En ce sens, les petits métiers qui animent
les rues et les places façonnent la physionomie du vieux Paris tout
aussi sûrement que le dédale des rues et du bâti constitue,
dès 1897, un motif de prédilection pour le photographe. Pour
lui, les marchands ambulants sont, littéralement, des images de
la ville ancienne. Associés au vieux Paris, les petits métiers
véhiculent en effet un imaginaire lié à l’ère
préindustrielle, imaginaire que l’on retrouve dans de nombreuses évocations
littéraires. De même, les étalages qui débordent
sur les trottoirs, brouillant souvent les limites entre l’espace
intérieur des boutiques et l’espace public, constituent des
formes qu’Atget rassemble dans l’album Métiers,
boutiques et étalages. Enfin, le photographe retrouve les petits
métiers dans un contexte autre que le centre urbain du vieux Paris.
Les zoniers, aux marges de la ville, constituent une population dont la
représentation souligne les différences dans le mode d’organisation
de l’espace. Tout comme il s’intéresse aux petits métiers
quand ces derniers sont condamnés, le photographe représente
les habitants de la zone au moment où les fortifications doivent
disparaître. Dans les deux cas, le souci de conserver par l’image
la représentation d’une activité d’une part,
et d’un mode d’appropriation de l’autre, participe du
grand projet du photographe de faire l’inventaire de tout ce qui
a trait au vieux Paris.
Des
figures de la ville
La
série
des petits métiers
d’Atget,
commencée
en 1897, s’inscrit
dans une longue tradition
iconographique. Apparu
au XVI
e siècle,
ce genre distingue deux
types de productions :
l’une
est d’origine
populaire (la production
des graveurs de la rue
Saint-Jacques par exemple),
l’autre
relève
davantage des grandes
suites d’auteurs
(
Abraham
Bosse,
les frères
Bonnart, Pierre Brebiette,
Boucher ou Bouchardon) .
Seulement, le photographe
ne se contente pas d’interpréter
cette tradition, il investit
la représentation
d’un
style documentaire propre à la
photographie. Chez Atget,
en effet, le petit métier
ne se réduit
pas au seul motif pittoresque
que le folklore du XIX
e siècle
avait mis à la
mode, mais intègre
celui-ci dans son environnement
proche.
Atget commence sa suite de petits métiers par une série
de photographies prises place Saint-Médard. Avant de se
concentrer sur les marchands ambulants, il donne une représentation
large de la place. En cela, il pose le décor d’un
théâtre urbain et d’une scène sur laquelle
se déroule l’activité du quotidien. Puis,
se rapprochant de son sujet, il décline une représentation
qui dépend toujours du même principe : il choisit
un coin de la place où il fait poser successivement des
marchands ambulants. Certains endossent plusieurs rôles :
soit le marchand pose seul, soit il entre en interaction en mimant
une scène avec un passant qui, à l’examen,
s’avère être lui aussi un vendeur ambulant.
En suivant la progression, de la vue générale de
la place jusqu’aux marchands représentés en
pied, Atget réussit à restituer l’environnement
urbain, l’activité des marchands et l’usage
que font les corps de l’espace. En dehors de la place Saint-Médard,
les petits métiers posent au hasard des rues, selon une
mise en scène qui répond à un second principe
de représentation : les marchands se présentent
en pied, de trois quarts, portant l’ensemble des marchandises à même
le corps. Le photographe cadre ses vues de manière à ce
que des lignes de fuite viennent encadrer les personnages. Sur
ces épreuves, les marchandises, consubstantielles au corps
du petit métier, offrent à la vue des formes qui
rappellent les représentations plus anciennes.
De Louis Sébastien Mercier et Restif de La Bretonne jusqu’à Victor
Fournel, de nombreux auteurs ont évoqué le petit
métier comme une figure de la ville préindustrielle.
Après 1850, dans la littérature, le petit métier
apparaît sous des formes diverses : les auteurs hésitent
constamment entre la crainte et la sympathie pour une population
qui évoque soit la stabilité d’une tradition,
soit les marges sombres de la criminalité. Mais très
vite, sous l’impulsion du courant folkloriste, les petits
métiers deviennent de véritables « objets
historiques ». Parallèlement à la disparition
inéluctable des petits métiers, les efforts des
folkloristes pour leur sauvegarde passent par la constitution
d’un savoir. L’idée selon laquelle la représentation
est un miroir qui reflète les objets sans déformation
est tenace parmi les folkloristes qui s’intéressent
au peuple parisien.
Très proche d’Enseignes et vieilles boutiques,
l’album Métiers, boutiques et étalages de
Paris est une étude sur les formes du commerce dans
le vieux Paris. Les étalages débordant sur la chaussée
offrent des configurations qui contaminent l’espace urbain.
Les kiosques, par exemple, ont des formes anthropomorphiques qui
se déploient et sont comme la métaphore des petits
métiers portant une profusion de marchandises sur leur corps. À travers
cette étude, Atget cherche aussi à distinguer les
formes selon les métiers. Ainsi, quand il juxtapose l’Intérieur
d’un photographe (son propre espace de travail), un Marchand
de vin, un Céramiste et un Relieur,
rien ne justifie l’association de ces professions.