Visions surréalistes : spectres et lieux
du crime
par Guillaume Le Gall
Quand il a fallu désigner l’impression laissée
par les photographies d’Atget, les auteurs des différents
articles ont utilisé des expressions qui participent toutes d’un
même univers. Nous trouvons, selon l’ordre chronologique des
articles : « les plus hallucinants paysages de Paris », « le
merveilleux du rêve et de la surprise », « des
tragiques façades », « la figuration pétrifiée
de lieux fort étranges », « le théâtre
naturel de la mort violente », « le dossier le plus
fantastique » ou encore « un continent mystérieux ».
Ce vocabulaire, qui appartient au paradigme surréaliste de l’inquiétant,
est employé par exemple par Aragon dans Le Paysan de
Paris (1926) quand celui-ci décrit sa quête du merveilleux
et de l’insolite. Walter Benjamin, lecteur assidu et fasciné de
ce livre, soulignait justement en 1929, dans « Le surréalisme,
le dernier instantané de l’intelligence européenne »,
que le plus rêvé des objets surréalistes était
Paris lui-même.
Dans les descriptions de l’œuvre d’Atget,
la référence au sentiment d’inquiétante étrangeté trouvera
son prolongement dans la métaphore criminalistique.
Desnos, en 1928, souhaitait voir paraître une édition
de Fantômas illustrée par ses photographies.
L’assimilant à un spectre qui « hante
les innombrables lieux poétiques de la capitale »,
Desnos voit le fantôme d’Atget rôder à chaque
coin des rues condamnées. Il poursuit la fantasmagorie
en écrivant : « La ville meurt.
Les tombes se dispersent. Mais la capitale du rêve
dressée par Atget dresse ses remparts inexpugnables
sous un ciel de gélatine. Le dédale des rues
poursuit son cours comme un fleuve. Et les carrefours servent
toujours à de pathétiques rendez-vous. » Desnos
pressent ici un des poncifs les plus répandus sur
l’œuvre d’Atget : ce dernier aurait
photographié les rues de Paris comme des lieux du
crime.
Dans le numéro de Variétés,
publié un mois après l’article de Desnos,
Atget est présenté comme le photographe de « ces
tragiques façades parisiennes » qui aurait « illustr[é]
inconsciemment le roman policier moderne ». L’idée
plaît, se propage et trouve chez Valentin, romancier
proche du surréalisme belge, un écho qui en
amplifiera la morbidité. En août 1928,
il avait déjà publié dans la même
revue un récit mettant en scène un détective
qui « soulevait les paupières d’un
cadavre pour voir à même la prunelle dilatée
et déjà vitreuse, le masque, photographié en
réduction, de l’auteur du crime ».
Au XIXe siècle, cette croyance passionna un certain
nombre de médecins, dont le docteur Vernois, qui préconisait
de photographier l’œil [des victimes] dégagé de
son orbite et débarrassé de son cristallin
afin de pouvoir interpréter, à la manière
d’un devin, les preuves tangibles du meurtre. Dans
son article sur Atget publié en décembre 1928,
il estime que « ces impasses de la périphérie,
ces quartiers de ceinture, que sa lentille a enregistrés,
constituent le théâtre naturel de la mort violente,
du mélodrame ». À la lecture de
ces deux récits, il apparaît que, pour Valentin,
la lentille d’Atget, son objectif donc, se substitue à l’œil
du cadavre et laisse sur le film sensibilisé une image
de la mort violente qui réapparaîtra lors du
tirage sur papier. Walter Benjamin, dans sa « Petite
histoire de la photographie » en 1931, reprend
cette métaphore : « Ce n’est
pas en vain que l’on a comparé les clichés
d’Atget au lieu du crime. Mais chaque recoin de nos
villes n’est-il pas le lieu d’un crime ?
Chacun des passants n’est-il pas un criminel ?
Le photographe – successeur de l’augure
et de l’haruspice – n’a-t-il pas le
devoir de découvrir la faute et de dénoncer
le coupable sur ses images ? »
Modèle théorique et lieux communs
De la peinture de De Chirico jusqu’au théâtre du crime
en passant par les fictions urbaines hantées par d’innombrables
spectres, les thématiques utilisées pour dépeindre
l’œuvre d’Atget ont connu maintes mutations. La rapidité avec
laquelle ces thématiques sont reprises ou transformées dans
les articles témoigne d’un intérêt partagé de
ces auteurs pour le surréalisme. Cependant, seuls Robert Desnos et,
dans une moindre mesure, Albert Valentin et Roger Vailland sont liés
au mouvement lui-même. Ce qui n’empêche pas Waldemar George,
qui justement n'avait avec eux que des liens distendus, voire nuls, d’emprunter
des références surréalistes pour proposer sa vision
d’Atget dans un numéro spécial d’Arts et métiers
graphiques consacré à la photographie. Salué à l’époque,
cet article se voulait un point de repère de l’histoire de
la photographie ancienne et moderne. L’auteur s’y approprie
la référence surréaliste qui servit de trame au discours
moderniste sur l’œuvre du photographe car les thématiques
surréalistes développées dans les textes de 1928 s’apparentent
désormais à des lieux communs.
Le miroir des surréalistes
En publiant ses photographies dans leur revue, les surréalistes
n’avaient-ils pas, avant la production littéraire sur son œuvre
au cours de 1928, déjà envisagé une possible – ou
nécessaire – modernité d’Atget ?
En détournant les photographies d’Atget (changement de titre,
nouveau statut), les surréalistes décelaient chez lui un
archaïsme qui, parce qu’il présentait des convergences
avec certaines de leurs préoccupations, était constitutif
d’une modernité. C’est en tenant compte de l’effervescence
d’une revue dont les acteurs ne s’attardaient pas à justifier
leurs choix qu’il nous est plus facile d’envisager le rapport
que les surréalistes eurent avec les photographies d’Atget.
Car, comme le dit Aragon, « on conçoit que le surréalisme
ne soit pas attaché à un moderne précis […]
mais que méthodiquement il s’exprime à travers le
moderne de son époque. C’est ce qui permet de parler du surréalisme
chez tel ou tel qui n’ont pas connu le mot et qui vivaient n’importe
quand ».
Ainsi, les commentateurs de l’année 1928 n’ont pas
eu de difficulté à parler de surréalisme chez Atget.
Car, en quelque sorte, dès l’instant où quelques-unes
de ses photographies furent publiées dans la revue d’André Breton,
son œuvre entra dans l’actualité sentimentale du mouvement.
De là à faire de lui un précurseur du surréalisme,
il n’y avait qu’un pas. Mais cela n’explique pas pourquoi
la figure de De Chirico a été tant convoquée et à ce
point déterminante dans la réception critique du photographe.
En d’autres termes, l’origine de cette référence à De
Chirico n’est-elle pas née de la juxtaposition au sein du
numéro 7 de La Révolution surréaliste des
photographies d’Atget et du texte de Breton sur l’art du peintre
italien ?
Entre ces photographies dispersées, et peut-être jetées
comme au hasard d’un coup de dés, Breton rapporte cette anecdote
vécue dans un café en compagnie de De Chirico et d’Aragon : « Louis
Aragon se souvient comme moi du passage dans ce café où nous étions
un soir avec Chirico, place Pigalle, d’un enfant qui venait vendre
des fleurs. Chirico, le dos tourné à la porte, ne l’avait
pas vu entrer et c’est Aragon qui, frappé de l’allure
bizarre de l’arrivant, demanda si ce n’était pas un
fantôme. Sans se retourner Chirico sortit une petite glace de sa
poche et après y avoir longuement dévisagé le jeune
garçon, répondit qu’en effet c’en était
un. »
Émerveillés par les images spéculaires des surréalistes,
les commentateurs d’Atget reprendront à leur compte les fantasmagories
chiriquiennes. Mais à cette petite glace que tenait De Chirico, ils
substitueront l’objet rêvé des surréalistes, Paris
lui-même, que Walter Benjamin appelait la « ville miroir ».
Et c’est sur « l’asphalte poli comme un miroir de ses
avenues » qu’ils apercevront l’image réfléchie
d’Eugène Atget.