L’histoire de la photographie selon Eugène Atget
par Olivier Lugon
Il n’est pas la moindre réflexion d'Eugène
Atget conservée sur la photographie tout court, sa nature, son esthétique,
ses développements passés ou contemporains. Ce mutisme va
se révéler d’une formidable productivité, offrant
une surface vierge ouverte à toutes les projections, toutes les
interprétations, tous les fantasmes théoriques. De fait,
pendant trois quarts de siècle, la figure d’Atget va pouvoir
accommoder les conceptions changeantes de l’histoire de la photographie,
en reflétant à chaque fois, mieux que les œuvres aux
intentions plus clairement définies, les grandes options, les partis
pris esthétiques et les présupposés idéologiques.
Malléable, son œuvre en aurait été d’autant
plus influente, et l'on crédite volontiers son travail d’une
force d’inspiration inégalée sur les générations
ultérieures d’artistes photographes. C’est que plus
que tout autre, sa réception a contribué à installer
l’idée même d’une histoire de la photographie,
ainsi que le cortège de notions qui l’accompagne et lui donne
corps, l’« influence » justement, « l’héritage » et
la « rupture », les « précurseurs » et
les « descendants ». C’est en effet prioritairement
autour de lui que vont se mettre en place, dans l’entre-deux-guerres,
les rudiments d’une histoire esthétique de la photographie
fondée sur une chaîne des auteurs, et l’idée
d’une « tradition » de la photographie de
qualité.
La figure du Photographe
Que dès la fin des années 1920, Atget devienne le
héros de la modernité photographique reste jusqu’à aujourd’hui
une énigme. Il incarne la perpétuation de modes descriptifs
conventionnels dans un climat d’apologie de l’expérimentation,
une production pléthorique et répétitive face à une
définition de l’art fondée sur l’exception,
un travail circonscrit à une unique thématique locale
dans une période d’explosion des registres, enfin un
projet dévoué à la préservation de l’ancien
au plus fort du culte du nouveau… Face à de tels handicaps,
il est clair que le succès n’est pas venu tout seul,
qu’il a d’abord fallu façonner un Atget compatible
avec cette modernité, ou plus exactement l’y faire entrer
assez pour contribuer en retour à la changer.
Cet apprêt va longtemps passer par le biais d’une autre
photographe, l’Américaine Berenice Abbott. C’est
elle en effet qui, en 1928, quelques mois après la mort d’Atget,
achète le reste de son fonds de négatifs et de tirages,
et, l’emportant à New York l’année suivante,
en entame la diffusion internationale. Pendant des décennies,
c’est presque exclusivement à partir de sa collection
que s’organisera la promotion et l’étude du photographe,
Abbott contrôlant à elle seule, en dehors de France,
l’image qu’on a de lui, à travers le choix des
clichés diffusés comme des éléments biographiques
divulgués.
L’une des photos d’Atget les plus célèbres
dès la fin des années 1920 est d’ailleurs signée
Abbott : c’est le portrait du vieil homme réalisé peu
avant sa mort en 1927. Cette image d’un homme courbé,
le cheveu rare et décoiffé, met en scène tous
les traits dont commence à se composer sa légende :
l’extrême modestie, humaine et sociale (Abbott avoue
sa déception à voir arriver dans son studio l’homme
vêtu de son meilleur complet plutôt que des habits rapiécés
qu’elle lui connaissait), l’effacement personnel, devant
son sujet comme devant les honneurs, la dévotion à un
projet solitaire harassant. Un second portrait réalisé lors
de la même séance aurait composé une tout autre
image : il montre un Atget de face, beaucoup plus alerte et sûr
de lui, presque élégant, et qui, les lunettes à la
main, ressemblerait plus à l’idée qu’on
se fait d’un écrivain qu’à un pauvre photographe
méconnu – il sera longtemps écarté.
Quoi qu’il en soit, pour un personnage dont on ne cesse de
rappeler à quel point il sut rester en retrait, fuyant les
postures d’artiste et travaillant aux limites de l’anonymat,
force est de constater une personnalisation exceptionnelle. Il en
va de même du récit biographique, dont l’omniprésence
dans les comptes rendus est sans équivalent à l’époque – généralement
après qu’on eut fait remarquer que l’on ne sait
rien de lui ! Parmi les éléments évoqués
de façon récurrente figurent le parcours chaotique,
l’itinérance – celle de la mer et celle du théâtre –,
l’humilité des troisièmes rôles et des
tournées en province, autant d’éléments
qui ancrent le personnage dans une forme de bohême et de marginalité très éloignée
de l’imaginaire administratif de l’archivage avec lequel
son inventaire aurait pu être associé.
Dans cette perspective, son statut professionnel et ses liens aux institutions
sont volontiers laissés dans le flou. Autant en France, Pierre Mac
Orlan, auteur de la préface de la monographie Jonquières,
célèbre sans ambiguïté son ancrage dans le monde
du petit commerce, auquel nombre de ses images, des vitrines aux petits
métiers, rendraient d’ailleurs hommage, autant, dans les propres
textes de Berenice Abbott ou dans la version allemande de la monographie,
où un essai de Camille Recht remplace celui de Mac Orlan, on brouille
les pistes. On reconnaît certes qu’il cherchait à vendre
ses tirages, mais sans que cela ne remette nullement en question le statut
d’amateur qu’on s’ingénie à lui attribuer.
A suivre Abbott, la vente n’aurait en effet pas eu d’autre
but que de subventionner un grand projet personnel, indépendant
de ces échanges et de toute pression du marché. La photographe
va jusqu’à affirmer que l’importance d’Atget dans
l’histoire du médium aurait précisément été de
sortir l’ancien artisanat des « fonctions très
limitées » du « petit commerce » (portrait
et photographie de presse) pour le soumettre à des missions plus
hautes, sans tomber pour autant dans le piège des « images
artistiques ».
Le statut socioprofessionnel ainsi dessiné permet de conférer à Atget,
hormis les intentions, tous les traits qui fondent la figure moderne de
l’artiste : créateur unique, travaillant en indépendant,
et produisant, dans une marginale solitude et en dehors de toute commande – Abbott
insiste beaucoup sur ce point –, un ensemble marqué de
cohérence. La figure d’Atget va permettre de rapprocher ces
deux sphères jusque-là antithétiques : l’archivage
et la création libre, le documentaliste et le bohémien.
Mariant les deux, son projet aurait réussi à mêler la
plus haute des ambitions – dresser le portrait d’une ville dans
l’addition de ses infimes détails – à la plus
grande humilité – le faire seul, avec un matériel rudimentaire
et encombrant, au prix des plus lourdes privations personnelles, dans une
totale abnégation à son anonyme mission documentaire – :
une ambitieuse humilité qui semble alors incarner à merveille
le juste statut de la photographie, jamais si grande que lorsqu’elle
s’oublie en tant qu’art pour servir simplement son objet. Dans
cette homologie au médium, la marginalité passée du
vieil homme compte autant que sa reconnaissance présente : il
s’agit d’asseoir l’idée d’un art non seulement
intrinsèquement modeste, mais aussi fondamentalement moderne, puisque
négligé jusque-là.
Le photographe des choses
Chronologiquement, le premier pays dans lequel Atget va produire son
impact, après le rapide enthousiasme des surréalistes français,
est l’Allemagne. La campagne de promotion d’Abbott débute
en effet juste à temps pour coïncider avec le moment d’apothéose
de la Nouvelle Photographie germanique, dans le courant de 1929.
Cette année-là, deux manifestations marquent le couronnement
de plusieurs années de bouillonnement artistique et théorique
autour du médium : les expositions Fotografie der Gegenwart montée
par le Musée Folkwang à Essen puis accueillie par d’autres
villes allemandes, et Film und Foto, la célèbre
Fifo, organisée par le Deutscher Werkbund à Stuttgart et
en tournée internationale par la suite. Si ces présentations
sont dominées par des formules plus expérimentales, dans
la lignée de la Nouvelle Vision de Moholy-Nagy, et par le rêve
d’un élargissement technique de la vision humaine, les organisateurs
prennent néanmoins soin d’y inclure Atget comme « un
pionnier de la photographie moderne ». Il remplit d’autant
mieux ce rôle que la philosophie qui les porte est celle d’un
décloisonnement des registres et des statuts. Dans ce contexte,
l’ambiguïté statutaire d’Atget se révèle
un atout, le photographe pouvant incarner en une seule figure le nouveau
battement entre document et œuvre que l’on cherche à mettre
en scène dans les salles.
Un nombre restreint d’images d'Atget est présenté mais à en
croire les comptes rendus, sa présence est très remarquée.
La parcimonie même de la sélection, et l’image très
partiale qu’elle donne de sa production, jouent en sa faveur ici.
En fait, en achetant le reste du fonds après la mort d’Atget,
Berenice Abbott en avait elle-même acquis un échantillon
finalement bien peu représentatif : à ce moment-là,
des milliers de négatifs ne s’y trouvaient déjà plus,
ayant rejoint – soit en 1920, soit en 1927 – les archives
de la Commission des Monuments historiques. En clair, le succès
même de ce corpus et son importance dans l’économie
du travail d’Atget vont tendre à en réduire d’autant
la place dans la réception internationale du photographe. Qu’Atget
ait pu vouloir documenter l’architecture et l’art anciens à des
fins conservatoires est passé sous silence. Il est présenté comme
le chroniqueur de l’environnement urbain de son temps, le chantre
de l’art commercial et de la vie de la rue.
Surtout, il est célébré comme un photographe des
choses – alignement de vêtements ou gros plans d’arbres.
Il se retrouve ainsi en phase avec l’une des tendances dominantes
du modernisme allemand, la Nouvelle Objectivité, qui partage avec
les images retenues une volonté de description précise
et rapprochée des objets les plus divers, le goût de la
notation fragmentaire et, une prédilection pour l’amoncellement
et la répétition d’un motif dans le cadre. On célèbre
Atget comme « un pionnier français presque inconnu
de la nouvelle photographie », le « précurseur
de Renger-Patzsch », celui « qui jadis déjà découvrit
le champ de la photographie objective ».
Pour de nombreux auteurs, Atget est plutôt convoqué pour relativiser
la modernité de cette nouvelle photographie et mettre en doute l’idée
du progrès esthétique défendue par les avant-gardes.
La simplicité descriptive de ses images surclasserait en sobriété toutes
les recherches du jour et disqualifierait les formules de la « Nouvelle
Objectivité » comme autant de maniérismes. Camille
Recht utilise le Français dans sa préface pour moquer ce
prétendu pictorialisme moderne, en concluant : « un
seul n’a pas peint, un seul a eu le courage de la photographie en
soi, un seul lui a tout donné, a résolu sans peine il y a
trente ans ce qui apparaît encore comme un problème aux virtuoses
de notre temps, […] un seul a photographié et seulement photographié :
E. Atget ».