L’histoire de la photographie selon Eugène Atget
par Olivier Lugon
À partir de là, l’autorité d’Atget ne s’estompera
plus guère. L’intérêt pour lui va néanmoins
reprendre de plus belle au début des années 1960, période
où s’entame sa canonisation véritable et sa métamorphose
définitive en artiste.
Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce regain d’intérêt.
Ce sont d’abord les efforts redoublés entrepris par Abbott.
Son fonds sert de base à d’autres publications que les
siennes, comme un beau numéro de la revue suisse allemande Camera en
1962 ou A Vision of Paris. The Photographs of Eugène
Atget, the Words of Marcel Proust d’Arthur D. Trottenberg
en 1963. Cet ouvrage reflète un phénomène nouveau :
l’intérêt des milieux universitaires et en particulier
des spécialistes de littérature pour le photographe,
qui confèrent une qualité inédite à sa
réception en l’inscrivant dans un tissu de références
appartenant aux plus grandes œuvres de la pensée occidentale.
Ainsi, Trottenberg, professeur à l’université d’Harvard,
ne prétend pas illustrer Proust par quelques vues atmosphériques
du Paris de l’époque, mais confronter deux artistes d’une égale
stature, ayant produit une « œuvre pour chacun d’eux
immense en son dessein et de signification infiniment complexe. » John
Fraser, lui aussi spécialiste de littérature, fera de
même, cinq ans plus tard en convoquant non seulement Baudelaire
ou Balzac mais aussi Van Gogh, Cézanne ou Chardin.
Cet intérêt des littéraires semble réveiller
celui des critiques et historiens de l’art, dont Clement Greenberg,
qui fait de lui l’incarnation du « Photographe
Complet », et surtout John Szarkowski, directeur depuis
1962 de la plus influente des institutions spécialisées,
le département de la photographie du MoMA. Après des
années cinquante dominées par le photojournalisme
humaniste et par les expérimentations abstraites, il y remet
en avant une esthétique documentaire définie par sa
qualité descriptive, sa réserve expressive, et le
renoncement à toute afféterie formelle, mais selon
un point de vue paradoxalement formaliste. A ses yeux en effet,
la force de telles images ne serait pas tant d’apporter un
quelconque savoir sur le monde que d’offrir des démonstrations
d’esthétique photographique « pure » – des
images qui, quel que soit leur fonction et leur sujet, ne parleraient
jamais que de photographie. Si le maître à penser de
cet art documentaire est sans conteste Walker Evans, il s’incarne
encore mieux, selon Szarkowski, dans des travaux plus proches de
la photographie vernaculaire et d’un usage innocent du médium.
Il considère en effet que les traits spécifiques de
l’esthétique photographique n’auraient pas été façonnés
en priorité par les auteurs soucieux d’expression personnelle
mais par les candides inspirés, les anonymes et les amateurs
désireux seulement de décrire correctement ce qui
compte pour eux. Pour incarner cette nouvelle catégorie d’artistes
innocents, Szarkowski « invente » Jacques-Henri
Lartigue ou Ernest James Bellocq, mais surtout confère désormais
une place royale à Atget, qui permet d’ancrer ce culte
du regard innocent dans une figure d’auteur ayant déjà produit
son effet sur la « grande » histoire de la
photographie. Le MoMA acquiert le fonds Abbott-Levy en 1968, lui
consacre une première rétrospective en 1969, avant
de se lancer, pendant une quinzaine d’années, dans
une entreprise de valorisation sans précédents pour
un photographe de la part d’un musée d’art.
L’autorité d’Atget, Szarkowski l’assied
d’abord, comme Newhall avant lui, sur le principe de l’influence,
notion dont il ne cessera de vouloir cerner, au fil de ses écrits,
la problématique nature en photographie. Atget est célébré à la
fois comme celui dont la force aurait été d’être
libre de toute influence et qui, plus que tout autre, vient
asseoir ce principe d’influence en photographie !
A partir de la fin des années 1970, Szarkowski réussit à introduire
encore au sein de son corpus, jusque-là peu différencié chronologiquement,
une autre catégorie majeure du système moderne
des beaux-arts, l’évolution. Il est aidé pour
cela par le travail de doctorat d’une jeune historienne
de la photographie, Maria Morris Hambourg, qui réussit à reconstituer
la datation des prises de vues. Elle et Szarkowski en tirent
la conclusion d’un mûrissement de l’œuvre
et du développement, après-guerre, d’une
vision de plus en plus personnelle, originale et élégiaque.
Son travail aurait accompagné un processus intime d’enrichissement
et de déplacement de son regard, avec ses périodes
et ses styles : la banque d’images serait bien une œuvre,
le documentaliste un artiste.
Cette nouvelle lecture est entérinée par l’édition
de quatre superbes livres, publiés de façon espacée
de 1981 à 1985 : The Work of Atget. Des milliers
de clichés d’Atget, ils n’en sélectionnent
qu’une centaine par recueil, judicieusement choisis et magnifiquement
imprimés. Le lecteur est certes averti de l’inégalité qualitative
du corpus global mais ce qui lui est justement présenté comme
la part la plus libre et la plus personnelle de l’œuvre – donc
le vrai Atget –, n’en a pas moins tout
du trésor, un pur objet de délectation esthétique.
Atget contre Atget
Si Atget a ainsi constitué le pôle principal autour
duquel s’est progressivement construite, pendant un demi-siècle,
la doctrine moderniste en photographie, de même, il va se retrouver
au centre de son démontage dans les années 1980. Peu
après celle de Maria Morris Hambourg, il fait l’objet
d’une nouvelle thèse américaine, défendue
en 1983 et qui s’avérera tout aussi influente, celle
de Molly Nesbit. Elle en est comme l’inverse. Là où Hambourg
avait contribué à faire entrer Atget dans le musée
d’art, Nesbit s’ingénie à l’en sortir.
Elle démontre la diversité de l'œuvre sous l’influence
de clientèles multiples, et faisant retraverser l’Atlantique
au Français, reconstitue l’image qu’en dessinent
plutôt les archives parisiennes, faisant réémerger
du même coup toute sa dimension institutionnelle et commerciale.
Dans une lecture fortement teintée de marxisme, Nesbit redonne
tout son poids au contexte économique dans lequel ces images
ont été produites. Elle tâche également
de révéler leur prétendue dimension politique,
Atget décrivant sciemment une ville sans bourgeoisie et réintroduisant
dès lors, avec ses motifs populaires, une « gamme
de la bassesse » qui serait « l’Autre », « l’impensé » du
modernisme. En bref, par ses sujets comme par son acceptation du
registre du « document », que Nesbit présente
comme « au bas de la culture visuelle », le
travail d’Atget viendrait remettre en cause les hiérarchies
de la culture bourgeoise de son temps, mais aussi, dorénavant,
l’ordre des « grands maîtres » et
du formalisme apolitique installé sur son dos par l’institution
photographique américaine.
Cette entreprise de révision est soutenue, en 1982, par un
article fameux de Rosalind Krauss, « Les espaces discursifs
de la photographie », dans lequel l’historienne de
l’art dénonce l’inadéquation des critères
d’appréciation de l’art autonome propre au modernisme
pour comprendre la photographie documentaire du XIXe siècle,
et proclame la nécessité de « maintenir la
photographie ancienne dans son statut d’archive ».
Atget est pour elle l’exemple éclatant de cette « incohérence » :
il serait illusoire de considérer comme les produits d’une
subjectivité et d’une créativité individuelle
des images entièrement définies par leur sujet et de
travestir en « œuvre » ce qui n’est
qu’une archive, soumise à la seule loi du catalogue.
L’argument est repris et développé par l’historienne
de la photographie Abigail Solomon-Godeau en 1986. Dans un essai intitulé « Chair à canon :
faire d’Atget un auteur », elle s’applique à son
tour à libérer la photographie de la « camisole
de force de l’histoire de l’art » et de « l’embaumement
anhistorique » opéré par « la
théorie photographique du modernisme tardif ». A
travers la sacralisation exemplaire d’Atget, elle entend s’en
prendre de façon plus large aux notions mêmes d’« auteur » et
de « canon » esthétique qui la soutiennent,
notions qui émanent selon elle d’une société conservatrice
et patriarcale avide de figures d’autorité, tout comme
le sont les institutions académique, muséale et marchande
responsables de l’élévation d’Atget en figure
de Loi de l’art photographique.
Face à ce détournement rétrospectif, il s’agirait
pour elle, comme pour Nesbit et Krauss, de retrouver « une
compréhension historiquement authentique de la production d’Atget »,
qui annule les multiples projections dont il a été le
lieu de façon posthume et rende son fonds à ce qu’il
fut de son vivant.
Tout salutaire qu’ait été cette exigence de véracité historique,
on peut se demander si elle ne porte pas en elle une forme de contradiction.
Si en effet, comme le montre Nesbit, la notion d’auteur doit être
remise en cause par le fait que ce sont les utilisateurs autant que
les producteurs qui « font » les photographies,
pourquoi déclarer illégitimes les transformations successives
que les usagers posthumes d’Atget, autant que ses clients contemporains,
ont imprimées à ses images ? Cette propension à vouloir
retrouver une vérité originelle du corpus, fixée
dans les intentions du moment de sa production, et de la déclarer
seule valide, ne conduit-elle pas à retomber dans une définition
très statique de l’auteur et de la constitution du sens
en photographie, et à refuser d’un côté le
poids du contexte historique et culturel que l’on entend souligner
de l’autre ? Nier la vie changeante des images en photographie,
c’est non seulement passer à côté d’une
moitié de l’histoire, sans doute la plus passionnante,
c’est aussi étouffer l’une des principales qualités
du médium, sa formidable malléabilité. Vouloir
libérer Atget du musée pour le rendre à l’archive,
qui par définition ne serait pas l’art, c’est faire
l’impasse sur le fait que sa réception a précisément
contribué à rapprocher les deux. S’il ne peut être
question de faire croire plus longtemps que son projet était
de créer une œuvre, il est tout aussi important d’examiner
la façon dont son travail est malgré tout, malgré lui,
devenu une œuvre. Il faut accepter cet état de fait, désormais
difficile à remettre en question : Atget n’a jamais été un
artiste et il est un artiste – et dans ce mouvement même,
il a contribué comme peu d’autres à modifier ce
que recouvre ce mot.