L’histoire de la photographie selon Eugène Atget
par Olivier Lugon

Le rôle de précurseur qu’on fait endosser à Atget se révèle ainsi complexe et paradoxal : il serait en quelque sorte ultra- et anti-moderne – plus moderne que les modernes, les annonçant et les dépréciant simultanément. Dans les débats intenses provoqués par l’explosion de la photographie d’avant-garde, il incarnerait l’idéal d’une « modernité naturelle » débarrassée de tout culte du nouveau, de toute course à l’originalité, ainsi que de tout fétichisme de la machine et du progrès technique. Son exemple rejoint ici celui de deux autres figures d’anciens volontiers brandies contre les contorsions de la Nouvelle Photographie, Karl Blossfeldt (né en 1865) et August Sander (né en 1876), deux photographes pareillement actifs dès le tournant du siècle et privilégiant tout comme lui les formes conventionnelles et répétitives d’un art d’inventaire.
La force de connaissance qu’auraient ses images est célébrée en particulier par le plus fameux des exégètes d’Atget, Walter Benjamin. Il la rapporte à un aspect souvent relevé par les commentateurs pour expliquer leur potentiel de fascination (bien que partagé par l’essentiel de la photographie d’architecture et d’inventaire patrimonial) : le vide dans lequel elles plongent les lieux – le sentiment d’une ville « évacuée, comme un appartement qui n’a pas encore trouvé de nouveau locataire ». Cette impression d’objets donnés à voir en soi, libérés de toute présence humaine, a sans doute beaucoup contribué, de façon générale, au rapprochement avec la Nouvelle Objectivité. Cela paraît certes très étranger au projet d’Atget, pour lequel l’environnement est précisément gorgé d’histoire et de culture, et la mission du photographe vouée à perpétuer un savoir sur ces choses, non à les en alléger. Cette impression de faire le vide est pourtant aussi ce qu’y verra Benjamin, qui lui associe tout un lexique de l’hygiène (« c’est lui qui, le premier, désinfecte l’atmosphère […]. Il lave, il assainit ») plus volontiers convoqué à l’époque par les promoteurs de l’architecture moderne contre les sombres ruelles et les intérieurs surchargés célébrés par le photographe.
Autant Atget va ainsi constituer un puissant modèle théorique dans l’Allemagne de la République de Weimar, jusqu’à devenir le lieu d’une lecture politique, autant, révélé tard lors de l’essor de la Nouvelle Photographie, il ne semble guère avoir marqué les praticiens eux-mêmes, aucun ne se réclamant publiquement de lui.
 
 

Changing Paris

Tout autre est la situation aux Etats-Unis, où Atget va au contraire devenir le photographe des photographes, dont certains les plus en vue vont revendiquer son héritage, permettant de le faire entrer dans une histoire proprement américaine de la photographie – celle-là même qui va dominer pendant des décennies la compréhension du médium. De façon générale, le déplacement outre-Atlantique s’avère capital. D’une part, il confère aux clichés d’Atget une forme d’étrangeté exotique d’autant plus importante pour sa consécration qu’aux yeux de certains Américains, Paris est une forme de ville artiste, dont la documentation appartiendrait d’office au champ esthétique. D’autre part, ce transfert assure à ses images un relatif crédit de rareté : il réduit le nombre des tirages disponibles (Abbott en possède trois fois moins que les 15 000 conservés dans les bibliothèques, les archives ou les musées parisiens) et les sépare surtout des documents analogues encore plus nombreux avec lesquels ils sont en France pêle-mêle archivés. Enfin, et c’est là l’essentiel, il rend ses images accessibles à ceux qui les premiers vont fixer l’histoire canonique de la photographie moderne.
L’annexion américaine d’Atget est si rapide et si profonde qu’au printemps 1929 déjà, Gustaf Stotz, organisateur de Film und Foto, est pris de doutes : « Etait-il Français ou Américain ? » s’enquiert-il auprès d’Abbott ; en 1932, la grande exposition Modern Photography at Home and Abroad à l’Albright Art Gallery de Buffalo l’inclut carrément dans sa partie américaine plutôt que dans sa section française. La première à se l’approprier est évidemment Abbott elle-même, qui présentera volontiers la découverte des clichés du Français comme un moment de révélation personnelle : « Leur impact fut immédiat et immense. Ce fut comme un brusque flash de reconnaissance – le choc du réalisme pur. » Leur effet accompagne en tout cas une radicale réorientation professionnelle : alors que c’est comme portraitiste qu’elle s’était fait connaître à Paris, de retour à New York en 1929, le fonds Atget dans ses bagages, elle abandonne le studio pour se lancer à son tour dans un inventaire du patrimoine bâti de la ville, projet gigantesque qu’elle baptise Changing New York et qui l’occupera près de dix ans. Cela lui vaut rapidement l’étiquette d’« Atget de New York », comparaison qu’elle-même accrédite dans la publicité de son entreprise : « Ce qu’Eugène Atget a fait pour Paris, je veux le faire pour New York. »
Son projet partage effectivement avec celui d’Atget bien des traits. Dans les deux cas, l’impulsion à documenter naît du constat d’une disparition accélérée des choses propre à la modernité et de la nécessité de sauvegarder par l’image un patrimoine bâti désormais unanimement menacé – ici, par le second boom de construction des gratte-ciel new-yorkais. Sur son exemple, elle cherche le contact non plus seulement avec les cercles d’avant-garde, mais avec ceux de la protection du patrimoine, des iconographes locaux, des historiens et des historiens de l’art. Elle obtient ainsi le soutien du musée de la Ville de New York. La dimension conservatoire du travail d’Atget, occultée dans la réception allemande du photographe, revient alors à la surface.
Cet intérêt nouveau pour la documentation patrimoniale marque aussi le travail d’un des premiers photographes américains auquel Abbott montre sa collection parisienne, fin 1929 ou début 1930 : Walker Evans. Ce dernier entreprend alors une campagne de documentation des villas victoriennes de la région de Boston menacées de destruction. A travers elle, son œuvre effectue un virage radical, abandonnant les virtuoses découpes modernistes et les instantanés de rue qui la caractérisait jusque-là pour des cadrages simplifiés et statiques, échangeant la souplesse du petit format pour la netteté de l’appareil à chambre.
 
Outre-Atlantique, Atget donne ses titres de noblesse à un genre qui pouvait a priori sembler très étranger à la définition moderne de l’œuvre d’art, l’inventaire d’architecture ancienne et vernaculaire.
Cette pratique archivale par excellence se met alors à émerger, aux yeux de la jeune génération, comme une forme, potentiellement porteuse des vertus de la beauté classique – clarté, réserve expressive, économie formelle – aussi bien que des attributs plus modernes de la neutralité et de l’anonymat. Surtout, l’exemple d’Atget vient légitimer l’idée qu’un tel archivage pourrait se faire créatif dès lors que, délaissant les monuments reconnus pour s’étendre à des objets inédits, des enseignes de cafés aux décors domestiques, il réussirait à confondre préservation et révélation, le photographe faisant d’une certaine façon naître au regard des contemporains les objets qu’il conserve, inventant ses monuments en même temps qu’il les sauve. Toute l’œuvre d’Evans des années 1930 jouera de ce principe.
En outre, à en croire Abbott, la notion de patrimoine ne serait aucunement réservée à la nostalgie et à un geste de sauvegarde conservatrice. Il s’agirait de saisir non seulement ce qui disparaît, mais tout ce qui change, de capter la transition permanente, la coexistence toujours rejouée du vieux et du neuf, soit une « qualité dynamique » du patrimoine. Ainsi compris comme archivage extensif, l’exemple d’Atget va également contribuer à renforcer un intérêt nouveau pour la série et le nombre. Le premier article conséquent qui lui est consacré aux Etats-Unis, en juin 1929, manifestement inspiré par Abbott, insiste déjà sur cette dimension archivale : il laisse croire que le photographe travaillait par séries systématiques, et met l’accent sur l’importance de l’organisation des fichiers, la gestion « des dossiers et albums pour les divisions et subdivisions de sa collection ». Abbott elle-même inclut le patient travail de classement et d’indexation des images dans l’emphatique peinture qu’elle donne de son sacerdoce documentaire. A travers Atget la terne activité des archives deviendrait ainsi l’une des marques possibles de l’obsession créatrice, et l’accumulation répétitive, loin d’être le contraire de l’art, témoignerait d’un souffle permettant de rapprocher le travail du documentaliste des œuvres d’un Balzac, d’un Joyce ou d’un Proust, toutes comparaisons convoquées par Abbott dans ses nombreux textes sur le photographe.
 
La soumission de la photographie à un projet documentaire de grande envergure prend d’autant plus valeur de modèle au début des années 1930 qu’elle semble pouvoir constituer, pour Abbott et Evans, une troisième voie entre deux écueils dans lesquels la photographie américaine se serait pareillement fourvoyée jusque-là : s’avilir au service de visées purement commerciales ou vouloir s’en libérer dans la production d’images trop explicitement artistiques, singeant pour cela la peinture, et offensant donc là aussi la pureté du médium. Avec Atget apparaîtrait l’exemple d’une photographie qui transcende l’utilitarisme commercial sans tomber dans une vaine simulation de « tableaux », mais trouve plutôt sa grandeur dans la mise en place d’un projet monumental, chaque image, tout modeste qu’elle soit, portant un peu de la majesté de l’ensemble.
 

L’Ancêtre

Si le déplacement d’Atget outre-Atlantique vient redonner à son projet sa dimension historienne, il va surtout l’ancrer dans une autre forme d’histoire : celle de la photographie elle-même. Certes, en Allemagne déjà, comme en France, il était de rigueur d’inscrire Atget dans une ébauche de structure historique déclinée en trois temps : la pureté des débuts du médium, la décadence pictorialiste, la renaissance moderne. Atget, actif au temps du déclin, aurait été le seul à faire le lien entre les deux périodes glorieuses et à maintenir le flambeau d’une photographie fidèle à elle-même. Il aurait été primitif et précurseur tout à la fois, doublement isolé par cet anachronisme. Mais cette grille encore très sommaire se précise et s’affermit aux Etats-Unis dès 1930 : on ne se contente plus de fêter Atget comme un électron libre, on cherche à l’intégrer dans une chaîne historique de plus en plus serrée, que l’on s’applique à construire à partir de lui, en amont comme en aval.
C’est ainsi qu’en même temps qu’avec le livre Atget photographe de Paris, on inaugure le genre de la monographie historique, on instaure également une nouvelle formule d’exposition : l’accouplement historique, soit avec une figure plus ancienne, soit avec une plus jeune. En mars 1930, l’exposition Ancêtres (Ancestors) aux Ayer Galleries de Philadelphie, sa première aux Etats-Unis, l’unit à Mathew Brady, photographe américain dont les vues de la Guerre de Sécession commencent à leur tour à être exhumées, en les présentant de façon programmatique comme les deux piliers de la photographie moderne ; en 1931, le galeriste Julien Levy l’accole à une autre figure du XIXe siècle, Nadar.
La jeune génération encourage également ces effets de lignage. A force d’être soulignée et répétée, l’idée de la filiation finira d’ailleurs par faire d’Abbott non seulement la « disciple » mais « l’élève » d’Atget. Walker Evans profite également du parrainage et ne tarde pas, dès 1932, à se voir à son tour décoré du titre d’« Atget de New York ». Sur la Côte Ouest, Ansel Adams consacre à Atget un article enthousiaste et Paul Strand s'en réclame aussi. Dans tous ces cas, on l’élève d’autant mieux au rang de figure tutélaire que, bien qu’il soit mort depuis peu, on prend soin de le rejeter dans un passé plus lointain afin de lui conférer un supplément d’aura.
Atget est surtout invoqué par les promoteurs d’une « tradition documentaire », dont on entreprend au fil des années 1930 d’écrire l’histoire et de définir le panthéon. Celui-ci se constitue petit à petit autour d’un triumvirat de pères fondateurs, qu’Abbott contribue à mettre en place à partir d’Atget. Dès 1930, elle se lance en effet dans l’exhumation de deux nouvelles figures historiques : Mathew Brady dont elle commence à collectionner et à diffuser les vues puis, puis, dès 1938, elle orchestre la redécouverte du photographe social Lewis Hine. Avec cet improbable trio, elle fournit une trame sommaire à laquelle d’autres ajoutent, au fil des années 1930 et 1940, les explorateurs du Grand Ouest Thimothy O’Sullivan, Alexander Gardner ou William H. Jackson, la Farm Security Administration, Jacob Riis,… Le projet patrimonial d’Atget se retrouve dès lors inscrit dans une chaîne très hétéroclite unifiée en une prétendue « tradition documentaire » par rien d’autre qu’un mépris de l’art pour l’art, ainsi que par une forte dominante américaine. Le lignage ainsi construit ressemble en effet fort à une école nationale, à laquelle on annexe le Français.
Dans le premier grand récit de cette histoire documentaire, l’article « Documentary Approach to Photography » en 1938, Beaumont Newhall explique ainsi que si une série de pionniers, dont Atget, avaient su développer une « approche matérialiste de la photographie », seule la jeune génération américaine aurait transformé leur innocente pratique en une véritable esthétique et en une école consciente d’elle-même. Ce n’est pas parce que ses images étaient des œuvres d’art qu’elles purent marquer de plus jeunes artistes, c’est parce qu’elles les marquèrent qu’elles le devinrent.
En 1937, l’exposition Photography 1839-1937 organisée par Newhall au MoMA pour annoncer le centenaire du médium, offre à cette fragile chaîne historique la consécration de l’histoire de l’art et du musée, en plaçant désormais les pratiques documentaires au cœur de l’esthétique photographique. Si Atget contribue ainsi à l’avènement de la photographie extra-artistique au sein du musée, il accompagne aussi l’entrée de celle-ci – les deux vont de pair – dans le marché de l’art. A la fin des années 1920 en effet, ses images déclenchent également la vocation d’un futur grand galeriste, Julien Levy. Le jeune homme découvre lui aussi ses clichés lors d’un séjour à Paris, en entame la collection, avant de devenir, en 1930, copropriétaire du fonds acheté par Abbott. Après avoir assuré la préparation de la première new-yorkaise d’Atget à la Weyhe Gallery, il se décide à ouvrir, en 1931, sa propre galerie d’art et de photographie, la première à intégrer une conception élargie du médium, mêlant œuvres d’art et documents trouvés.
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