par Ève Netchine
Dans la société des Lumières, l’offre de jeu licite et illicite prend une ampleur considérable: billards et cabarets, tripots clandestins et académies tolérées, bureaux de loterie et jeux de "plein vent" se multiplient, tandis que l’État s’introduit, en 1776, dans la sphère du divertissement en se réservant le monopole exclusif de la Loterie royale. La diffusion massive de cette nouvelle procédure aléatoire est à mettre en relation avec les progrès de l’abstraction et de l’alphabétisation, de l’essor
de la numérotation et de la culture du chiffre dans toutes les sphères de la société urbaine. Ce grand jeu d’État, qui entretient l’illusion d’une plus grande mobilité sociale, a contribué à déstabiliser un peu plus la société d’ordres : les joueurs sont désormais à égalité devant les probabilités de gain au moment où le roi, désacralisé, s’affiche comme le banquier du pharaon national. Du hasard à la divination, on assiste, à la fin du XVIIIe siècle, au détournement des figures du jeu de tarot en une nouvelle science permettant de dire l’avenir…
Pour Schiller, "L’homme n’est tout à fait homme que là où il joue" : si le jeu paraît une constante de l’humanité, les débats qu’il n’a cessé d’alimenter depuis l’Antiquité s’évaluent aujourd’hui avec distance : devenu droit imprescriptible de l’enfant, activité omniprésente, il s’affiche dans les cafés, se glisse dans nos journaux, voyage par les ondes et donne naissance sur la toile à des mondes virtuels. À l’heure de la mondialisation, les activités ludiques participent aujourd’hui pleinement à l’essor industriel et commercial de notre planète. Par-delà l’héritage de quelques jeux inchangés, les pratiques ont subi des mutations profondes et semblent s’être fort éloignées du lieu qu’occupaient nos anciens jeux. Après la Seconde Guerre mondiale, avec Johann Huizinga, Émile Benveniste, Roger Caillois… le jeu a acquis un tel statut qu’il est maintenant compris comme l’inverse du sacré, irriguant effectivement les productions économiques, les relations sociales, les activités artistiques et même les expressions religieuses, le tout dans une société mondialisée à la recherche de ses règles.
Modestes dés en os tirés des fouilles archéologiques, jeux de quadrille incrustés de nacre, bourses de jeu aux armes de membres de la famille royale, tables avec damiers d’ébène et d’ivoire, jeux de l’oie pour enseigner l’héraldique aux enfants, ces jeux et les discours qu’ils ont suscités évoquent pourtant déjà le paradoxe de cette activité, tout à la fois règle et liberté, perdition des familles et ingéniosité humaine !