Par Francis Freundlich
C’est dans la rue que les pratiques de jeu se manifestent avec le plus d’acuité : cet "espace de vie épaisse", selon la formule de Philippe Ariès, est le lieu majeur de la sociabilité populaire dans une société préindustrielle, encore largement dominée par l’atelier corporatif, le monde de la boutique et les petits métiers du tertiaire (déchargeurs, colporteurs, commissionnaires, etc.). Dans un espace urbain en transition, peu marqué par les procédures disciplinaires de l’entreprise moderne, la séparation stricte entre le temps du divertissement et le temps de la production ne se dessine pas encore clairement. Les joueurs de dés et de "trois-cartes", les tenanciers des petites loteries ambulantes, envahissent le tissu urbain : sur les places où se tiennent à date fixe les foires et les marchés, on parie ; on se divertit près des remparts, dans les cours intérieures des immeubles, le long des faubourgs et à proximité des lieux de culte, dans les jardins et sur les terrains vagues. À Paris, en 1790- 1791, les jeux de plein vent se déploient principalement sur les quais des Tuileries et du Louvre, sur la place de Grève, le long du boulevard du Temple et sur les Champs-Élysées : ce sont des voies de passage et de promenade qui facilitent le déploiement du matériel ludique (chaises, tables de bonneteau, caisses, objets divers servant de lots aux petites loteries ambulantes) et permettent une fuite rapide en cas d’intervention des forces de l’ordre. Acteurs du monde de la rue, mais protégés de la police par un espace clos, les cabaretiers, marchands de vin et limonadiers accueillent en toute illégalité les joueurs qui, par les paris qu’ils engagent, favorisent la consommation d’alcool et de nourriture. Les boutiquiers justifient ces divertissements en invoquant la lourdeur des loyers ou la concurrence qui fait baisser leur chiffre d’affaires. Ils installent un jeu de billard au fond de leur établissement et autorisent les joueurs à sortir leurs jeux de cartes. Généralement, les enjeux ont pour objet le paiement des consommations. En dépit des interdictions sans cesse renouvelées, les autorités cèdent bien souvent à la pression des cabaretiers et tolèrent ces amusements : elles adoptent un comportement pragmatique tant que l’ordre public n’est pas gravement compromis et tant que les paris ne donnent pas lieu à des plaintes de la part des familles et des particuliers victimes d’escroqueries. Cette tolérance dépend aussi des capacités d’organisation des maîtres paumiers et des académistes autorisés à faire jouer chez eux à des jeux de commerce (c’est-à-dire des jeux où la part de hasard est plus faible) et au billard. Ainsi, à Dijon, la profession se donna très tôt des statuts ; elle put ainsi porter plainte et lutter contre la concurrence des cabaretiers jusque dans les années 1760.