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jeux de princes

L'invention de la loterie royale

Par Francis Freundlich


À l’origine simple divertissement de cour, puis expédient financier, enfin administration permanente dont les bénéfices sont réservés aux seules caisses de l’État, la Loterie royale mobilise en quelques dizaines d’années les principales villes du royaume et l’ensemble des couches sociales urbaines. La prégnance de ce nouveau jeu d’argent, désormais paré de tous les atouts de la modernité, est à mettre en relation avec les transformations socioculturelles qui affectent en profondeur les citadins du temps des Lumières : nets progrès de l’alphabétisation, envahissement de l’espace urbain par l’affiche et les sollicitations visuelles de la culture imprimée, perception plus abstraite de l’espace quotidien avec les premiers essais de numérotation des maisons. L’époque des Lumières est aussi marquée par l’essor du calcul des probabilités, une plus grande rationalisation des administrations publiques, davantage rompues à la culture du chiffre et aux opérations comptables. Enfin, la naissance de l’économie politique induit la mise en place de techniques et de tactiques de gouvernement inédites. La connaissance des besoins précis des populations conduit le pouvoir administratif à s’interroger sur l’économie du divertissement et les possibilités nouvelles de captation de l’épargne populaire à son profit.

Le soutien de l'Église pour de fins charitables

Les loteries, loin de rencontrer l’hostilité de l’Église, bénéficient de l’attitude bienveillante des casuistes et des théologiens, qui soulignent les bienfaits du jeu lorsqu’il fonctionne à des fins charitables. Le père jésuite Ménestrier et le casuiste Jean Pontas classent la loterie parmi les jeux licites puisque le gain qu’elle procure est destiné au soulagement des pauvres et à l’entretien des églises du royaume. Dans son Traité du jeu, le juriste Jean Barbeyrac légitime cette nouvelle procédure aléatoire car, dit-il, les parieurs sont tous égaux devant le gain ou la perte : la loterie se réduit "à une espèce d’achat que l’on fait en commun d’une chose, à condition de tirer au sort à qui l’aura ; dans le cas dont il s’agit, c’est comme si l’on avoit acheté la chose commune un peu plus cher que le prix courant". Entre 1766 et 1776, le gain annuel des "petites loteries" s’élève à plus de 1 million de livres, somme à laquelle s’ajoutent les 3 millions de livres de la nouvelle loterie créée en 1757, en vue de l’édification de l’École royale militaire de Paris. Ce nouveau jeu, inspiré de la loterie génoise, fonctionna avec un immense succès jusqu’en 1776, date de la création de la Loterie royale de France. Désormais l’État administrait directement la loterie, dont il tirait un bénéfice net de 9,7 millions de livres, soit 2 % des revenus de 1788. Cette collecte de l’épargne populaire répondait au principe de la "contribution volontaire", argument déjà maintes fois utilisé au cours des siècles précédents, repris au XVIIIe siècle par le négociant Jacques Savary, puis, à la veille de la Révolution, par le censeur royal Jean-Baptiste-René Robinet: "Donne Qui veut, & seulement autant qu’il veut. Qu’on ne dise pas qu’on y est invité par l’appât puissant d’un gain considérable, & que c’est un piège tendu à la cupidité humaine. Mais si vous croyez que c’est un piège, pourquoi y donnez-vous?"
Cette astucieuse diversification du système financier marque une rupture avec la tradition fiscale agressive, celles des "gabelous" et des percepteurs des impôts indirects. Désormais, les bureaux de loterie voisinent pacifiquement avec le mur des Fermiers généraux, les barrières et guichets disposés à l’entrée de villes.
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Un impôt déguisé

C’est sous l’autorité de Clugny puis de Necker que se met en place la Loterie royale de France : le banquier genevois, pragmatique dans ses choix économiques et financiers, résolument hostile aux mesures libérales de Turgot, portait sur la dépravation des mœurs un regard pessimiste qui le conduisait à composer avec la nature humaine plutôt qu’à vouloir la transformer par des réformes radicales et utopiques. Ainsi la gestion d’une loterie d’État doit être mise en relation avec la volonté "interventionniste" de Necker en matière économique et sociale, son désir de rationalisation de l’administration et son intention de protéger le marché national des jeux de hasard de la concurrence étrangère. En effet, les loteries allemandes et hollandaises, dont les officines étaient clandestinement installées dans le royaume, exerçaient depuis des années une concurrence redoutable, qui affectait les revenus des loteries françaises. Si l’on voulait dissuader les parieurs de miser sur ces loteries étrangères, il fallait reprendre le modèle de la loterie génoise et proposer sept possibilités de placer ses mises.
L’administration fit un choix réaliste : celui de prendre d’abord en considération la demande ludique, en proposant au public une procédure attrayante, susceptible de fidéliser de manière durable une clientèle beaucoup plus large. Les élites administratives abandonnaient par là même toute posture moralisante en matière de jeux d’argent : elles substituaient aux vaines et éternelles indignations bien-pensantes une réflexion froide, habile et imparable sur le plan technico-financier. Elles procédaient avec finesse et de manière détachée à l’étude des ressorts qui animent le joueur : pour que l’institution puisse fonctionner avec succès, il fallait observer avec la plus grande rigueur les gestes et les manières du joueur et non seulement réfléchir sur ses espoirs de gains et l’ampleur de ses mises éventuelles, mais également scruter – de façon quasiment anthropologique – les relations complexes qui unissent périodiquement ou occasionnellement le parieur et l’organisme étatique avec lequel il a décidé de passer un contrat. L’État installe son dispositif ludique au cœur de la vie quotidienne des administrés, avec souplesse et détermination ; il mise sur un investissement de longue durée, comptant sur la force d’un rituel immuable et sécurisé, sans grand dommage pour le joueur raisonnable et fidélisé. On devine déjà le message implicite transmis à la société des joueurs. Ne vaut-il pas mieux jouer avec un État banquier, rassurant, moderne et civilisé, plutôt que de risquer sa fortune dans un tripot clandestin, livré sans recours possible aux malversations d’un banquier indélicat et à des joueurs passés maîtres dans l’art de la tricherie ? À l’abri des violences et des mauvaises surprises, le parieur est appelé par les élites à coopérer sans crainte ni remords avec l’État croupier. Les nouvelles règles disciplinaires, fondées sur la mise à distance des joueurs et sur une autre temporalité du jeu, sont censées diminuer l’attrait des paris compulsifs, celui des émotions fortes et des pulsions destructrices. De ce point de vue, le jeu d’État, grâce à des procédures de contrôle et de surveillance qui reposent largement entre les mains du lieutenant de police, doit en permanence convaincre le parieur que sa mise et les résultats à venir obéissent à un dispositif sécurisé, pensé selon les principes d’une mécanique sans faille.
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Un processus d’individualisation

Ainsi la création de la Loterie royale de France participe au processus d’individualisation qui marque en profondeur la société des Lumières. Elle est censée respecter la liberté de chacun et met en jeu le désir de l’individu à travers un choix librement consenti. Le parieur potentiel, libre de répondre à l’offre de jeu qui lui est proposée, choisit la somme d’argent et la combinaison qui lui paraissent le mieux correspondre aux objectifs qu’il s’est lui-même fixés. Toutefois, le modèle théorique de cet impôt déguisé n’est pas sans faille. Comment l’État pourrait-il oublier que le jeu est aussi une passion redoutable qui peut conduire dans certains cas à des comportements addictifs ? Pierre-Samuel Dupont de Nemours et Louis- Sébastien Mercier ne se privent pas de souligner les contradictions apparentes de la politique de Necker, au moment où se met en place le Mont-de-Piété (9 décembre 1777), dont l’objectif est justement de venir en aide aux pauvres endettés, trop souvent victimes des usuriers et des escrocs de la finance. Or la politique économique et sociale conduite par Necker avec l’aide de son lieutenant général de police Jean-Charles-Pierre Lenoir, repose sur l’idée que le monopole étatique ou para-étatique peut être préférable à l’entente entre personnes privées. Sur ce point, le cas de la loterie d’État nous semble exemplaire et les expliquer le sens de cette nouvelle institution. Sa fonction de prévention sociale ne doit pas être sous-estimée : la loterie d’État n’est-elle pas une preuve de "bonne administration" puisqu’elle tend à protéger les joueurs des officines privées, dont les dérives criminelles sont bien connues (malversations des rabatteurs de loteries clandestines, banquiers véreux, fausses loteries montées à des fins d’escroqueries, etc.) ? N’est-ce pas aussi une manière de prendre en compte l’intérêt général que de substituer les seules procédures étatiques aux intermédiaires douteux, toujours prêts à profiter des carences de la police ?

Une incitation à la débauche ?

Pourtant, les économistes ne veulent voir dans ce nouveau jeu que la compromission de l’État avec les passions négatives. La Loterie royale, loin d’être un "impôt volontaire" serait bien davantage à leurs yeux une "séduction criminelle", entretenue à grand renfort de publicité et de rêve d’enrichissement rapide : elle détourne le peuple et les pauvres du travail honnête, elle favorise la mendicité, encourage les superstitions et les actes de délinquance. La loterie, facteur de ruine pour l’agriculture, est un dommage irréparable sur le plan démographique. Elle bat en brèche les visées populationnistes des physiocrates: comment un peuple appauvri, sollicité quotidiennement par le jeu, pourrait-il donner naissance à des familles prolifiques ? Pour Louis-Sébastien Mercier, les cartes et la loterie représentent justement un frein majeur à l’éducation du peuple ; elles répandent le fanatisme et la superstition : "Ces jeux prosternent l’homme devant des êtres fantastiques, le sort, le hasard, le destin." Mais il y a plus grave encore : le physiocrate Dupont de Nemours, rédacteur du chapitre XIV du cahier de doléances de son bailliage (voir notice 86), chapitre entièrement consacré à la loterie d’État, juge sévèrement le rôle pédagogique du monarque et de ses élites administratives. Si le roi, "père du peuple", tient le réseau de jeu, comment accorder quelque crédit à sa volonté réformatrice, à son désir d’instruire les populations et de combler leur aspiration à une vie plus décente et plus heureuse ? Louis-Sébastien Mercier exerce son ironie en rapportant les propos désabusés des parieurs, qui répètent que celui qui obtiendra le quine mangera à la table du roi et obtiendra le titre de "marquis du Quine". Et le moraliste de conclure qu’un joueur a une chance sur 25 millions de devenir roi et seulement une sur 45 millions de s’attribuer le gros lot de la Loterie royale de France. Un roi devenu banquier de jeu s’expose aux railleries des réformateurs et d’une opinion publique en formation, désormais capable de commenter et de juger les pratiques du pouvoir. Si le roi se comporte comme un banquier pharaon, est-il encore à même d’exercer sa souveraineté à travers la promulgation de lois justes et le fonctionnement d’une administration au service du bien public? C’est au nom de l’économie politique, de l’ordre public et de l’intégrité des familles que les économistes s’indignent de cette défaillance et de cette indignité qui frappent la personne royale. Leur inquiétude fait sens si l’on prend en considération la modification des mécanismes de pouvoir après 1760. Comme le souligne Paolo Napoli, le concept d’administration gagne en précision et en autonomie au cours des années prérévolutionnaires. Ainsi s’élabore un système de valeurs qui contribuent à dépolitiser l’action gouvernementale.
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Un monde de parieurs civilisés et pacifiés

Le joueur à la Loterie royale est désormais un parieur anonyme, sollicité par l’administration deux fois par mois et cela en dehors de toute assignation sociale identitaire. Il n’est plus repérable comme faisant partie d’un corps hiérarchisé, avec ses devoirs et ses fidélités (ordres, confréries, corps de métiers, etc.). Il se plie désormais à une nouvelle temporalité du jeu et accepte d’être identifié uniquement par la détention d’une "reconnaissance", terme utilisé par le receveur, qui conserve dans sa boutique le billet original. Le monde des parieurs, civilisé et pacifié, mis à distance par les mécanismes de la Loterie, s’invente une relation inédite au jeu, fondée sur la numérotation et le calcul des chances. L’acte ludique est certes le fruit d’une décision solitaire et réfléchie, mais on peut légitimement penser qu’il fait aussi l’objet de multiples spéculations au cabaret ou à l’atelier. Le parieur, entre deux tirages, mesure ses espoirs de gains, espère trouver les numéros gagnants en rêvant; il insère sa prise de décision parmi les événements heureux ou insolites qui rythment sa vie quotidienne. Une fois les 5 numéros (sur 90) sortis de la roue de la Fortune, les résultats sont sans appel: le tirage public est immédiatement validé et son authenticité s’impose par la transparence de la procédure. Les joueurs, répartis sur tout le territoire, prennent connaissance de la liste des numéros gagnants, imprimée et affichée, ou bien diffusée par voie de presse. Une procédure identique, répétée tirage après tirage, rassure les joueurs parfois incrédules ou récriminateurs. Lorsque les "actionnaires" constatent que le numéro 77 n’est pas sorti de la roue de la Fortune depuis 150 tirages, le public s’étonne et la rumeur va bon train. Toutefois, pour éviter les soupçons quant à une éventuelle soustraction de numéro, l’auteur d’un manuel de finance fait remarquer que toute dissimulation est impossible puisque c’est le lieutenant de police, en personne, qui roule "lui-même les quatre-vingt-dix numéros, écrits sur des morceaux de parchemins, en les montrant l’un après l’autre au public; ensuite, il les enferme chacun dans un étui, et ces quatre-vingt-dix étuis sont jetés dans une roue que l’on tourne, et d’où un enfant, qui a un bandeau sur les yeux et la main garnie d’un gros gant de peau, retire, au commandement de M. le lieutenant de police, cinq desdits étuis qui déterminent les cinq extraits gagnans".
L’État, en monopolisant certaines procédures aléatoires à son profit, renvoie les joueurs à un nouveau pouvoir disciplinaire dans la sphère lucrative du divertissement public. C’est désormais la Loterie royale de France, forte de ses deux cent cinquante commis et directeurs secondés par sept cents receveurs, qui organise l’espace et le temps du divertissement : deux semaines d’attente entre chaque tirage, obligation de miser uniquement dans les bureaux de recettes agréés par l’administration, paiement des gros lots au bureau central de la loterie, situé rue Neuve-des-Petits-Champs, respect des heures d’ouverture et de fermeture des bureaux, etc. L’institution a aussi pour vocation de discipliner les conduites dans la structure même du jeu: mises maximales limitées, paris effectués uniquement sur un choix de sept combinaisons, mise à distance des corps en cas de litige, ce qui limite les actes de violence physique et verbale – le joueur s’adresse par écrit à un bureau des contentieux, qui procède à une enquête avant de statuer sur la plainte. Enfin, le contrôle de l’espace temporel du jeu interdit les réactions pulsionnelles et réduit au minimum "l’ivresse"du joueur. Le morcellement à l’extrême des différents rites qui président au jeu interdit ce que Walter Benjamin appelle le comportement "réflexe"du joueur qui mise à la dernière seconde en vertu "d’une succession rapide de constellations totalement indépendantes les unes des autres".

La loterie royale dans les mailles du crédit urbain

Cependant, si la Loterie royale de France se donne à voir telle une administration transparente et rationnelle, il faut bien convenir que ce processus institutionnel s’est construit par étapes et avec beaucoup de difficultés. En effet, ce grand jeu d’État s’est immiscé dans l’espace urbain non sans rencontrer de vives résistances de la part des joueurs et des employés au service de l’institution. Au XVIIIe siècle, la loterie a dû composer avec des pratiques sociales archaïques, sous peine de se heurter aux formes culturelles qui encadrent l’échange  monétaire et organisent les modes de consommation – en particulier le recours systématique au crédit urbain. La volonté de la police de la Librairie de créer, dès 1748, un corps unique et spécialisé de colporteurs seuls habilités à diffuser les billets des "petites loteries" parisiennes, a rencontré la vive hostilité des colporteurs de la chambre syndicale de la Librairie, qui perdaient de ce fait une part non négligeable de leurs revenus. Dans les années 1770, la loterie de l’École royale militaire est encore confrontée à la rancoeur des écrivains des Charniers, qui réclament le monopole de la vente des listes de billets imprimés. Tenues à l’écart d’une nouvelle dynamique urbaine innovante et prestigieuse, ces catégories professionnelles, frustrées de leurs anciens droits, continuent d’ignorer les nouvelles dispositions, faisant naître dans la société des joueurs des doutes quant à la fiabilité de l’institution.
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Receveurs, colporteurs et falsificateurs

La loterie d’État impose sa visibilité dans l’espace urbain à travers le recrutement de receveurs et de colporteurs compétents. Les colporteurs jouent en effet un rôle essentiel dans le dispositif de communication et d’échange de la loterie. Tous les jours et par tous les temps, ils parcourent les rues des grandes villes en invitant les parieurs à tenter leur chance : ce sont des intermédiaires culturels qui renseignent le public sur les mécanismes du jeu ; ils diffusent les billets et règlent les petits lots. Leur comportement les rend suspects aux yeux de la police à l’instar des membres d’autres petits métiers de la rue, jugés dangereux en raison de leur mobilité et de petites escroqueries. Il arrive que des colporteurs agréés par la police prennent à crédit quantité de billets chez les receveurs, ce qui peut entraîner de graves défauts de paiement. D’autres laissent en dépôt des planches de billets chez des marchands de vin et des limonadiers, à charge pour eux de les diffuser auprès de leur clientèle. Ils prêtent également des billets à des colporteurs non agréés par l’administration, ou bien vendent des "reconnaissances" en paiement différé auprès de gros "actionnaires".
Toutes ces pratiques, rigoureusement interdites par les ordonnances de police, donnent lieu à quantité de litiges ; elles rendent aussi plus opaques les règles comptables du jeu. Enfin, des colporteurs occasionnels vendent des listes de numéros gagnants qu’ils ont eux mêmes fabriquées et certains diffusent de faux billets dont les numéros sont inscrits au dos de cartes à jouer, laissant croire qu’ils possèdent chez eux les originaux imprimés. D’innombrables planches de billets, subtilisées chez les buralistes mais aussi chez des particuliers, sont écoulées auprès du public avec de fausses signatures. Ces malversations, qui montrent la force de l’illégalisme populaire, portent un tort considérable à l’administration en ruinant la confiance du public ; elles empêchent aussi l’appropriation collective des règles du jeu ; elles renvoient l’institution à ses propres carences en matière de surveillance et d’identification des colporteurs. Cette marge d’illégalité est tolérée car elle constitue pour les membres des classes populaires un mode d’existence69 auquel on ne peut porter atteinte sans risque de troubler l’ordre public.
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Légitimation sociale de l'état de joueur

À partir de la Régence et de l’expérience de Law s’ouvre une ère de changement décisive : entre 1716 et 1720 se révèle une véritable osmose entre le hasard, le jeu et la circulation monétaire. Louis-Sébastien Mercier compare le système à un "jeu public", formidable accélérateur du monde des affaires qui a relégué dans les dictionnaires la "science des blasons". Si la passion du jeu est critiquée, on assiste cependant à la légitimation sociale de l’état de joueur. Le jeu stimule la circulation monétaire sans qu’il se traduise pour autant par une destruction de richesse : "La masse des joueurs, écrit Montesquieu, gagne autant qu’elle perd, à la dépense des cartes près." L’argent passe de mains en mains, stimulé par le flux et le reflux des espèces. Dans une société davantage gagnée par le luxe et les consommations nouvelles, le jeu participe à cette quête du superflu.
Avec la naissance de la Loterie royale de France, ce qui est pensé par l’État, c’est bien la constitution d’une forme administrative techniquement achevée – certes destinée à être perfectionnée au fil du temps – et qui fonctionne selon les paramètres socioculturels spécifiques à la ville du dernier tiers du XVIIIe siècle. La familiarité du citadin avec la culture imprimée, les progrès de l’alphabétisation dans les couches populaires, le recours plus fréquent à des règles comptables dans la marche de l’économie marchande, ont permis l’émancipation d’un nouveau divertissement à l’aspect certes rigide et impératif, mais dont la réception n’est pas vécue par le public comme une surcharge arbitraire, une effraction menaçante, une intrusion prédatrice. L’administration de l’État a désormais son régime propre de vérité, c’est un organisme "émancipé" qui se déploie dans une logique technico-financière. Ainsi la part de mystère qui entoure la souveraineté royale, s’efface devant les impératifs comptables et la nécessité d’informer l’opinion sur l’état des finances. L’administration déplace l’identité de l’État "de la personne physique du souverain à un agrégat impersonnel d’hommes et de choses".
 
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