Un monde de parieurs civilisés et pacifiés
Le joueur à la Loterie royale est désormais un parieur anonyme, sollicité par l’administration deux fois par mois et cela en dehors de toute assignation sociale identitaire. Il n’est plus repérable comme faisant partie d’un corps hiérarchisé, avec ses devoirs et ses fidélités (ordres, confréries, corps de métiers, etc.). Il se plie désormais à une nouvelle temporalité du jeu et accepte d’être identifié uniquement par la détention d’une "reconnaissance", terme utilisé par le receveur, qui conserve dans sa boutique le billet original. Le monde des parieurs, civilisé et pacifié, mis à distance par les mécanismes de la Loterie, s’invente une relation inédite au jeu, fondée sur la numérotation et le calcul des chances. L’acte ludique est certes le fruit d’une décision solitaire et réfléchie, mais on peut légitimement penser qu’il fait aussi l’objet de multiples spéculations au cabaret ou à l’atelier. Le parieur, entre deux tirages, mesure ses espoirs de gains, espère trouver les numéros gagnants en rêvant; il insère sa prise de décision parmi les événements heureux ou insolites qui rythment sa vie quotidienne. Une fois les 5 numéros (sur 90) sortis de la roue de la Fortune, les résultats sont sans appel: le tirage public est immédiatement validé et son authenticité s’impose par la transparence de la procédure. Les joueurs, répartis sur tout le territoire, prennent connaissance de la liste des numéros gagnants, imprimée et affichée, ou bien diffusée par voie de presse. Une procédure identique, répétée tirage après tirage, rassure les joueurs parfois incrédules ou récriminateurs. Lorsque les "actionnaires" constatent que le numéro 77 n’est pas sorti de la roue de la Fortune depuis 150 tirages, le public s’étonne et la rumeur va bon train. Toutefois, pour éviter les soupçons quant à une éventuelle soustraction de numéro, l’auteur d’un manuel de finance fait remarquer que toute dissimulation est impossible puisque c’est le lieutenant de police, en personne, qui roule "lui-même les quatre-vingt-dix numéros, écrits sur des morceaux de parchemins, en les montrant l’un après l’autre au public; ensuite, il les enferme chacun dans un étui, et ces quatre-vingt-dix étuis sont jetés dans une roue que l’on tourne, et d’où un enfant, qui a un bandeau sur les yeux et la main garnie d’un gros gant de peau, retire, au commandement de M. le lieutenant de police, cinq desdits étuis qui déterminent les cinq extraits gagnans".
L’État, en monopolisant certaines procédures aléatoires à son profit, renvoie les joueurs à un nouveau pouvoir disciplinaire dans la sphère lucrative du divertissement public. C’est désormais la Loterie royale de France, forte de ses deux cent cinquante commis et directeurs secondés par sept cents receveurs, qui organise l’espace et le temps du divertissement : deux semaines d’attente entre chaque tirage, obligation de miser uniquement dans les bureaux de recettes agréés par l’administration, paiement des gros lots au bureau central de la loterie, situé rue Neuve-des-Petits-Champs, respect des heures d’ouverture et de fermeture des bureaux, etc. L’institution a aussi pour vocation de discipliner les conduites dans la structure même du jeu: mises maximales limitées, paris effectués uniquement sur un choix de sept combinaisons, mise à distance des corps en cas de litige, ce qui limite les actes de violence physique et verbale – le joueur s’adresse par écrit à un bureau des contentieux, qui procède à une enquête avant de statuer sur la plainte. Enfin, le contrôle de l’espace temporel du jeu interdit les réactions pulsionnelles et réduit au minimum "l’ivresse"du joueur. Le morcellement à l’extrême des différents rites qui président au jeu interdit ce que Walter Benjamin appelle le comportement "réflexe"du joueur qui mise à la dernière seconde en vertu "d’une succession rapide de constellations totalement indépendantes les unes des autres".