En dépit du renouvellement constant des interdictions, des centaines d’académies illicites voient le jour à Paris et dans les principales villes du royaume au temps des Lumières. Ces officines clandestines rassemblent les couches moyennes et supérieures de la société urbaine : joueurs professionnels, étrangers de passage dans la capitale, militaires, ecclésiastiques, voyageurs de commerce, se retrouvent autour des tables de pharaon et de biribi pour vivre le temps des émotions fortes. S’il est difficile de cerner avec une grande précision l’économie du jeu clandestin, on peut toutefois l’évaluer en se reportant aux procès-verbaux de perquisition, aux rapports des inspecteurs de police et de leurs mouchards, ainsi qu’aux interrogatoires des tenanciers et des banquiers.
Le jeu clandestin en chambre
Le jeu illicite, le plus souvent en chambre ou en appartement, nécessite une organisation complexe et la mobilisation d’innombrables partenaires, qui espèrent tirer des gains substantiels de leurs activités. Le tenancier est au cœur du dispositif: principal responsable du jeu, il doit veiller à la sécurité de son entreprise, prendre contact avec les joueurs et les banquiers, pourvoir à un repas de qualité mais aussi fournir en abondance les cartes et les bougies. Le jeu clandestin ne souffre pas l’improvisation ni le défaut d’organisation: il nécessite une mise de fonds importante, un réseau de relations et une connaissance subtile du monde du jeu. L’hiver est une saison favorable au divertissement, lorsque les officiers viennent se distraire durant leur période d’inactivité : dans une ville de garnison comme Metz, qui compte onze mille soldats en 1750, soit un habitant sur trois ou quatre, les militaires jouent leur solde durant les quartiers d’hiver, de décembre à avril, septembre et octobre étant des mois de plus basse intensité, marqués par une moindre fréquentation des officiers. À Dijon, la réunion triennale des États de Bourgogne est l’occasion d’une recrudescence des jeux d’argent : soupers, bals et jeux rassemblent les parlementaires, comme en 1769, où un avocat signale dans le Mercure dijonnais que "la fureur du jeu n’a presque pas cessé un moment dans les appartements et à la partie du Prince; chez lui ou ailleurs, on n’a joué que de l’or". Pour échapper à la procédure du flagrant délit, les joueurs se réunissent dans des logis privés et changent fréquemment de lieu de réunion: une enquête ouverte en 1767 révèle que les joueurs, surtout des clercs et des hommes de loi, louent des chambres discrètes et s’adonnent au trente -et- quarante, au trictrac et à la brusquembille.
Des jours et des quartiers spécifiques
Si le jeu clandestin est marqué par une forte mobilité, il se concentre néanmoins dans quelques quartiers spécifiques : à Paris, jusque dans les années 1740, le jeu illicite se situe surtout sur la rive gauche (quartiers du Luxembourg, de Saint-Germain-des-Prés et de Saint-André-des-Arts) ; par la suite, on assiste au triomphe de la rive droite et en particulier de la rue Saint-Honoré. La construction du nouveau Palais-Royal et l’extension des quartiers ouest de la capitale ont quelque peu modifié l’implantation des tripots au début des années 1780 : la rue Saint-Honoré perd alors sa suprématie au profit des rues Montmartre, Favart, Sainte-Anne, de Cléry et de Gramont. Sous la Révolution, les jeux s’installent sous les galeries de pierre du Palais-Royal et dans les rues parallèles au jardin (rue de Valois, rue de Montpensier, rue de Richelieu). La géographie des jeux parisiens à la fin du siècle est à mettre en relation avec la nouvelle culture de la consommation. Le Palais-Royal concentre de très nombreux commerces de luxe, fréquentés par les riches étrangers, les élites venues de toute l’Europe et par les provinciaux séjournant à Paris. C’est le paradis des spéculateurs, où se "trafiquent les amours, comme des billets de banque". Sur ce point, la géographie des tripots recoupe en partie celle de la prostitution.
Certains jours de la semaine sont plus propices que d’autres aux activités ludiques: sur près de 2000 joueurs recensés à Paris entre 1751 et 1760 lors de perquisitions dans les appartements, le mardi et le jeudi, regroupent près de 50 % des infractions: étrangers, officiers, ecclésiastiques, bourgeois et rentiers, se réunissent plutôt en milieu de semaine, en tout cas en dehors des jours de repos traditionnels et du "saint Lundi" des ouvriers. La convivialité du jeu clandestin, tournant autour du repas, du libertinage et de l’argent facile, marquerait ainsi sa rupture dans le temps avec les divertissements populaires de la rue, du cabaret et du billard.
Les femmes animent le jeu
À Paris, 90 % des animateurs de jeux clandestins sont des femmes. Dans les villes moyennes, on peut sans doute conclure à une moindre implication des femmes dans le jeu d’argent, même si l’on trouve à Bordeaux nombre de comédiennes et de danseuses de l’Opéra capables de monter des parties de qualité. À Metz, les femmes ne représentent que 16,5 % des tenanciers, elles sont pour la plupart cabaretière, cafetière, maîtresse de billard et 44 % d’entre elles sont veuves. Paris et les grandes capitales provinciales, en particulier les villes portuaires, offrent un dynamisme économique et une concentration de richesse, un poids démographique, mais aussi une vie mondaine et aristocratique qui permettent plus facilement aux femmes de s’intégrer au monde du jeu illicite. Ce sont des villes fortement marquées par des courants migratoires, ce qui favorise la mobilité et un plus grand anonymat. Des femmes, qui appartiennent aux couches moyennes et supérieures de la société urbaine par la naissance ou le mariage, tentent l’aventure du jeu en profitant d’un séjour plus ou moins prolongé dans la capitale. Épouses ou veuves d’officiers et de membres de professions libérales, elles disposent de bons réseaux de relations qui leur permettent d’accéder à l’information et à une compréhension suffisante des mécanismes de la société urbaine. Elles ont intériorisé les modèles sociaux et culturels dominants, fondés sur la culture des apparences et l’attrait du luxe. Leur mobilité et leur autonomie sont un atout certain lorsqu’il faut monter un jeu clandestin, souvent éphémère et dont la sécurité dépend de fréquents changements de domicile. Le plus souvent dégagées des contraintes familiales, parce que veuves ou filles majeures ou tout simplement séparées de leur conjoint retenu de longs mois à l’armée, elles accèdent à d’indéniables espaces de liberté, qui leur permettent d’élargir leur horizon mental. Plus de la moitié des tenancières évoquent lors de leur interrogatoire de police "le mauvais état de leurs affaires", elles avouent des dettes et disent recourir au jeu "par nécessité". Ces divertissements n’apparaissent pas comme une activité de substitution mais davantage comme un complément incertain et momentané à des revenus fixes (rentes et pensions). D’autres femmes évoquent leurs obligations mondaines, le plaisir de la compagnie, ou la modicité des sommes engagées.
Les profits du jeu
Peut-on estimer, même sommairement, le profit retiré chaque soir par les maîtres de jeux clandestins ? La plupart des tenanciers affirment retirer un profit allant de 30 à 60 livres par soirée. Ces chiffres, peut-être sous-estimés, ne correspondent pas toujours à un profit net car le maître de jeu est tenu de fournir le bois, la chandelle et un repas copieux. Il rémunère aussi sur ses gains les croupiers et les membres de la contre-police chargés de prévenir les joueurs en cas de perquisitions, sans compter les pots-de-vin versés à des indicateurs ou à des membres du "bureau des jeux". Durant les mois d’hiver, lorsque les militaires assurent une présence régulière, on peut tabler sur une dizaine de séances mensuelles pour un gain total de 200 à 300 livres par mois. Ces profits tirés du jeu, bien qu’inférieurs aux revenus de la courtisane, ne doivent pas être sous-estimés lorsqu’on sait qu’à partir de 500 livres de loyer annuel à Paris "on pénètre dans l’univers des riches et des dominants".
À partir de cinq ou six heures du soir, le ponte se rend au tripot à pied ou en chaise à porteur ; en 1779, la police précise que certains joueurs arrivent masqués et que d’autres se protègent le visage avec leur manchon ou leur mouchoir. Ensuite, et c’est la tâche la plus difficile du tenancier, il faut veiller à la sécurité du jeu car une perquisition inopinée, effectuée selon la procédure du flagrant délit, peut se révéler catastrophique pour les joueurs, les banquiers et les organisateurs. L’intervention de la police (l’inspecteur des jeux est toujours accompagné de deux commissaires de police) se solde par la confiscation de l’argent trouvé sur les tables, la saisie du matériel de jeu et la rédaction d’un procès-verbal où doivent figurer le nom et la qualité des protagonistes, suivie de l’interrogatoire du tenancier. Par ailleurs, le maître du jeu est passible d’une amende allant jusqu’à 3000 livres. Pour éviter de tels déboires, les organisateurs protègent avec le plus grand soin l’espace ludique : ils engagent des comparses chargés de faire le guet par la fenêtre ou au bas de l’immeuble ; certains font fabriquer un système de doubles portes permettant de ralentir l’entrée de la police. Sous les galeries de pierre du Palais-Royal, le jeu se tient le plus souvent à l’entresol, ce qui permet aux joueurs de s’enfuir par les boutiques donnant sur les rues parallèles. Dans certains cas, l’espace de jeu se métamorphose en cabinet de lecture ou en salle de vente aux enchères. Pour éviter le flagrant délit, on cache le matériel ludique sous ses vêtements ou dans tous les recoins de l’appartement ; en l’an VII, un certain Lefevre, rue Aubryle- Boucher, se débarrasse même des objets du biribi en les lançant par-dessus un mur. Dans le cas pourtant où le flagrant délit est constaté, il est bien rare que le procès-verbal soit rédigé de manière conforme à la loi : généralement figurent l’argent saisi sur les tables, le nombre de joueurs présents et les objets du divertissement. Toutefois le nom des parieurs est rarement retranscrit et les commissaires y mettent, semble-t-il, bien peu de zèle.
La clémence de la police
Les commissaires de police ne font pas toujours preuve de beaucoup d’autorité dans l’accomplissement de leur tâche. Si l’on en croit Louis-Sébastien Mercier, leur réputation est exécrable. Même les lieutenants de police Sartine et Lenoir en viennent à dénoncer leur laxisme et leur manque de vigilance, l’absence de fermeté et d’application dans leurs enquêtes. Il n’empêche qu’au-delà de cette vision stéréotypée, le commissaire de quartier est le premier interlocuteur des couches populaires, celui qui enregistre les plaintes des administrés, l’officier sur qui on compte pour apporter secours et protection. Dans les affaires de jeux, à l’instar des autres membres de la police, il est le garant du lien social au moment où l’extension urbaine, la mobilité des individus et l’essor de la petite criminalité s’accentuent dangereusement. Contrôle social et intégration vont de pair : de ce point de vue, la perquisition a surtout une fonction disciplinaire et de redressement, sans déboucher systématiquement sur des mesures d’isolement (relégation, emprisonnement) et de stigmatisation du joueur vis-à-vis de son environnement familial et professionnel. Le faible montant de l’amende par rapport à ce que prévoient les ordonnances n’est pas forcément une preuve de laxisme ou de corruption, même si de tels comportements ne sont pas rares. À Grenoble, les peines prononcées à l’encontre des joueurs au cours du XVIIIe siècle n’excèdent pas 300 livres (alors que les ordonnances de police prévoient une peine pécuniaire de 1000 livres) et la majorité est inférieure à 10 livres. Les amendes appliquées aux tenanciers sont du même ordre de grandeur. Ces mesures de "clémence"et de "bonne police" peuvent se révéler utiles si elles évitent au joueur de tomber dans un processus d’endettement irrémédiable. Veiller au maintien du lien social en tenant compte de chaque situation, tel semble être l’objectif de la police, moins soucieuse de répression aveugle que de collecte d’informations à des fins de contrôle social et de régulation des conduites délictueuses.
Les pratiques policières face au monde du jeu
La police, confrontée à la mobilité et à l’ingéniosité des joueurs, déploie des moyens d’investigation et de repérage qui reposent sur les rapports des indicateurs, les dénonciations anonymes et les plaintes enregistrées par les commissaires de quartier. Dans ce dispositif, l’inspecteur des jeux occupe une place centrale. Non seulement il engage et rémunère les "mouches" sur ses propres deniers, mais il maintient en permanence une relation de proximité avec les acteurs du jeu clandestin.
Loin de cultiver l’anonymat, l’inspecteur des jeux côtoie les tenanciers et les banquiers, pour obtenir des informations toujours plus précises sur son terrain d’observation. Soucieux de maintenir le contact avec les acteurs du jeu illicite, l’inspecteur multiplie les visites privées, encourage la délation, envoie des avertissements et prodigue à l’occasion des consignes de prudence. Il se montre menaçant ou paternel, précis ou allusif; il peut feindre l’ignorance et se révéler entreprenant avec les femmes qui donnent à jouer. Volontiers conciliant avec les joueurs trop bavards, il assure de sa protection ceux qui acceptent d’alimenter ses rapports et ses fiches personnalisées. Ainsi s’élabore une mémoire policière, "un immense texte policier" consacré à la "poussière des événements, des actions, des conduites", où sont disséqués les comportements, mentionnés les origines sociales des joueurs, leurs protections éventuelles, le montant de leurs gains et de leurs pertes, les jours et les heures au cours desquels ils se sont trouvés autour d’un tapis vert.
Un vaste réseau de renseignement
Plus que tout autre membre de la police, l’inspecteur est au centre de ce vaste réseau de renseignement. François Chassaigne, placé à la tête du département des jeux entre 1751 et 1759. Il recrutait ses informateurs parmi les joueurs et les tenancières et gérait son "bureau" avec un zèle tout particulier ; il fut impliqué dans plusieurs affaires de corruption et de chantage. Il montait des perquisitions "sûres" avec l’aide de ses indicateurs (croupiers et domestiques) et empochait une partie des sommes saisies. Ces abus de pouvoir rapportaient gros. Dès 1751, le lieutenant de police n’ignorait rien des agissements de son subordonné: François Chassaigne était lui-même espionné par la tenancière d’une maison publique qui informait régulièrement le lieutenant de police Berryer des malversations perpétrées par l’inspecteur. Sa mutation en 1760 sera un signe fort envoyé par le lieutenant de police aux différents acteurs de la scène ludique pour leur signifier sa volonté de revenir à des pratiques policières plus décentes. Ainsi, pour faire taire les rumeurs les plus compromettantes, la police peut être provisoirement tentée par un souci de moralisation ; toutefois, ses méthodes ne s’en trouvent pas modifiées en profondeur, tout simplement parce que le contrôle des jeux, l’évaluation permanente et quotidienne du danger qu’ils représentent pour les familles et l’ordre public, ne peuvent reposer que sur des espions et des indicateurs issus des tripots clandestins. La collecte des informations, qui permet de mieux individualiser les délinquants et de les classer en fonction du risque qu’ils représentent, ne peut s’exercer pleinement que si les relations entre la police et les joueurs sont relativement pacifiées. Si la police calcule et mesure au quotidien l’intensité des agissements répréhensibles, elle ne réprime qu’avec parcimonie en prenant garde de ne pas renforcer par son autoritarisme des comportements détestables : elle observe, identifie et agit non pour éradiquer le mal dans sa "totalité", mais pour signifier aux partenaires du jeu qu’ils doivent revenir à des conduites plus équilibrées, moins scandaleuses ou démonstratives. Les actes de prévarication, qui relèvent finalement du domaine privé de l’inspecteur, ne remettent pas en question ces tactiques policières, motivées par une volonté de repérage et de connaissance approfondie de la rue et des dangers qu’elle fait courir aux "honnêtes gens".