Devant une photographie d'ordre documentaire, c'est-à-dire
un enregistrement simple et fidèle d'une réalité
que l'on veut montrer ou étudier, sans prétention de discours
ni recherche esthétique de la part de l'auteur, il est possible
d'adopter plusieurs niveaux d'analyse, plusieurs degrés de perception.
Une première attitude consiste à considérer
l'image pour ce qu'elle est au premier chef, un document à la
fonction informative : la photographie met en évidence quelque
chose du monde. Mais pourquoi ne pas accorder de surcroît à
cette image le pouvoir de surprendre ou de séduire par sa beauté
involontaire, puisqu'il s'agit d'abord d'un document scientifique. En
faisant appel à notre culture visuelle, notre sensibilité
ou notre imaginaire, on peut percevoir une dimension métaphorique,
onirique et poétique.
Ces autres interprétations possibles sont en contradiction totale
avec la nature objective, les finalités rationnelles et les formes
réalistes qu'on prête au document photographique. Elles
n'ont pas toujours été de mise. Le regard porté
sur les images a désormais son histoire, partie intégrante
de l'histoire de la photographie elle-même.
la photographie aux rayons X de Peignot
L'exemple de la photographie aux rayons X prise par Albert
Peignot est représentatif de la façon dont a pu évoluer
la perception d'une telle image depuis sa production, en juillet 1896,
jusqu'aux divers degrés de lecture que nous avons, aujourd'hui,
d'une photographie expérimentale et documentaire ancienne.
Albert Peignot, préparateur du cours de physique au Conservatoire
national des Arts et Métiers, a pris cette photographie de modèles
de tubes de Crookes et de Geisler dans le cadre d'expérimentations
sur la photographie aux rayons X. Il s'essayait à mettre en pratique
le tout récent procédé mis au point par Wilhelm
Konrad Röntgen en décembre 1895, consistant à saisir
l'image de l'intérieur d'objets manufacturés ou naturels
en les transperçant de rayons X diffusés grâce à
ces fameux tubes. Peignot, qui mit en pratique cette découverte
notamment sur des animaux mais aussi sur diverses matières inertes,
testait ici le comportement de son matériel radiographique sous
l'effet des rayons. Une telle image met en évidence l'existence
de multiples niveaux de lecture.
Tout d'abord, ce document possède à nos
yeux une valeur historique évidente, dans la mesure où
il constitue une des premières applications d'un procédé
nouveau, qui fascina les contemporains et contribua à forger
un regard neuf sur les objets, dont on pouvait apercevoir, de manière
tout à fait inédite, la substance intérieure. Il
faut en effet imaginer que, pour peu qu'il ait été vu
en dehors du Conservatoire national des arts et métiers où
il a été produit, ce tirage a pu faire l'effet d'une révélation
et l'objet d'une fascination visuelle, du fait du caractère insolite
d'une technique à laquelle le regard de l'époque n'était
pas accoutumé. Les rayons X, par des voies scientifiques réelles
mais lentement avérées, donnaient un accès à
l'invisible que recherchaient alors de nombreux scientifiques ou pseudo-savants.
L'approche documentaire de cette photographie, aujourd'hui
comme autrefois, est également de mise, puisque cette image propose,
sous la forme d'une typologie visuelle, la description d'un ensemble
d'instruments utilisés pour la radiographie, dans un important
laboratoire de physique de la fin du XIXe siècle.
Dans la mesure, toutefois, où aucun texte ni légende ne
l'accompagne pour en décrire chacun des éléments,
elle demeure muette hors du laboratoire de son auteur.
Cette information incomplète est source d'interprétations
d'un tout autre ordre, plus poétiques que fonctionnelles. En
effet, cette diversité d'objets aux formes incongrues pour les
profanes confère au document une dimension mystérieuse
et magique : privés de noms et présentés sur un
fond blanc et neutre, ces objets, arrachés à leur contexte,
perdent leur sens fonctionnel initial pour ne garder que l'esthétique
d'aléatoires formes de verre. Cette beauté n'échappa
pas complètement aux chroniqueurs scientifiques de l'époque
sous la plume de qui on pouvait lire : "On sait que ces radiations
sont très photogéniques. Entre autres expériences
physiques, on pourra rechercher et enregistrer les différences
de transparence de plusieurs corps pour les rayons X".
Enfin, un regard contemporain, plus distant car habitué
à la révélation de l'invisible, s'attache formellement
à différents aspects. La beauté du tirage de Peignot
tient, à nos yeux, à sa composition équilibrée,
répartissant harmonieusement les formes diverses d'instruments
de verres plus ou moins opaques. Cette beauté réside aussi
dans les effets de lumière diffus et mystérieux qui semblent
émaner de cet ensemble presque immatériel. À cela
s'ajoute la qualité même du tirage, un aristotype aux teintes
rosées, dont la netteté et la brillance exaltent encore
les transparences complexes des tubes.
Or, cette séduction qu'opère sur nous la composition de
Peignot ne doit rien aux hasards des rapprochements visuels : nombreux
sont les historiens de l'art qui ont souligné l'influence de
la découverte de Röntgen sur la naissance du cubisme en
montrant ce que lui devaient des tableaux de Francis Picabia ou Marcel
Duchamp.
Puis comme le rappelle l'historien de la photographie
Clément Chéroux "Moholy-Nagy et Man Ray ont tous deux
noté la ressemblance tant formelle que structurelle, du photogramme
et de la radiographie". Il rappelle que le premier écrivait en
1923 : "Une radiographie est également un photogramme, l'image
d'un objet obtenue sans appareil. Elle nous permet de regarder à
l'intérieur d'un objet, de percevoir simultanément sa
forme extérieure et sa structure interne" et que le
second "aurait déclaré avoir eu à l'esprit
les rayons X – X-rays en américain – au moment de donner
le nom de rayographs à ses photographies sans appareil."
Nous sommes ainsi les héritiers de la lecture des documents photographiques,
proposée conjointement par les tenants de la Nouvelle Objectivité
d'une part et ceux du surréalisme d'autre part.
la polysémie de la photographie scientifique
Par leur exaltation de l'imagerie scientifique, leur
engouement pour les formes documentaires de la photographie, l'apologie
qu'ils firent de la beauté des choses usuelles et anodines, le
soin qu'ils mirent à attirer l'attention sur ces objets communs
par le biais de revues comme La Révolution surréaliste,
et Minotaure ou l'ouvrage de Moholy-Nagy Malerei Fotografie
Film (1925), ces artistes en quête de formes d'expression
modernes, de sens nouveaux et cachés, ont largement contribué
à renouveler notre regard sur les choses et à inscrire,
dans le cercle des images dignes d'intérêt, les productions
désormais merveilleusement polysémiques de la documentation
scientifique et courante.