Dans les copies virées et teintées du 
          cinéma des premiers temps, le rouge est rarement employé, 
          mais revêtu d’une signification précise et forte. 
          Il est en effet presque exclusivement réservé aux scènes 
          de feu, d’incendie ou de catastrophe (notamment les déraillements 
          de train). Le sens de l’image en est rendu plus explicite pour 
          les spectateurs : dans une lumière rouge, d’épaisses 
          fumées sur les docks de Bercy, dans Fantômas de 
          Louis Feuillade (1913), sont à même d’évoquer 
          un gigantesque incendie. Ainsi, à côté de ses attraits 
          décoratifs mis à profit dans la coloration au pinceau 
          ou au pochoir, le rouge utilisé en virage et en teintage dénote 
          déjà le paroxysme.
       
      
	   
         Même si la recherche et les expérimentations 
          de la couleur traversent plusieurs décennies d’histoire 
          du cinéma, le premier film en Technicolor, Becky Sharp 
          de Rouben Mamoulian (1935), reste un repère historique essentiel 
          par l’utilisation dramatisante qu’il fait de la gamme chromatique 
          : la séquence conduisant à la bataille de Waterloo fait 
          se succéder en un crescendo subtil des teintes de plus en plus 
          chaudes, jusqu’au rouge flamboyant. "La seule chose dont 
          on parle encore dans Becky Sharp, c'est les capes rouges des 
          soldats lorsqu'ils partent pour Waterloo", dira Selznick qui retient 
          la leçon dans Autant en emporte le vent (1939). Dans 
          un finale flamboyant au propre comme au figuré, l’écran 
          est envahi par des valeurs d’un rouge intense, sur fond d’incendie 
          géant. C’est par le rouge que l’expression de "drame 
          incandescent" prend sa forme figurée à l’écran. 
          Couleur reine du procédé Technicolor, elle est portée 
          peut-être à son plus haut degré de lyrisme exalté 
          et tragique par le chef opérateur Jack Cardiff dans les Chaussons 
          rouges de Michael Powell (1948).
          Couleur du sang, le rouge prend aussi à ce titre une valeur dramatique 
          ou émotionnelle particulière : la tache de sang signe 
          souvent le meurtre. De l’identification systématique de 
          l’émotion forte et du sang naît le cinéma 
          gore, cousin éloigné du Grand Guignol et de ses découpages 
          et lacérations de corps sur scène. Toute une production 
          de série joue ainsi des variations sur les trente-six manières 
          de faire jaillir l’hémoglobine, dans une surenchère. 
        
       
	  
	   
          
         Récupérée au sein d’une démarche 
          plus formelle, la projection de sang devient dans le cinéma l’une 
          des citations favorites des cinéastes maniéristes contemporains 
          : John Woo, Quentin Tarantino, les frères Coen (Fargo). 
          Au bout du compte, prenant acte de l’épuisement de cette 
          figure, privée de vie et quasiment privée d’intérêt, 
          Michael Haneke représente une giclée de sang sur un mur 
          clair à la manière d’une sorte de happening d’artiste 
          dans Caché (2005). La fulgurance de cette scène 
          tient uniquement à son laconisme absolu, à une épuration 
          définitive de cette figure.
            
          Paroxystique jusqu’à l’exténuation de ses 
          effets quand il souligne le feu destructeur ou la mort violente, le 
          rouge fonctionne aussi sur le mode de la condensation, en chargeant 
          l’image de tensions. En désaturant les teintes données 
          au monde extérieur, le cinéma en couleurs moderne a accentué 
          la signification psychologique ou caractériologique des valeurs 
          saturées. C’est tout particulièrement vrai du rouge, 
          qui culmine dans l’échelle de caractérisation chromatique 
          des passions. Dans sa vivacité détonnante, la robe portée 
          par l’(anti)héroïne de Carmin profond d’Arturo 
          Ripstein (1996) laisse dès le début deviner une menace, 
          ces noces de l’amour fou et de la mort qui vont conduire deux 
          êtres banals au crime en série. Rien de plus fidèle 
          à l’idée de tragédie qu’un monde où 
          les choses augurent du destin des hommes quand ceux-ci en ignorent encore 
          tout.
           
          Presque un cas d’école, Matador de Pedro Almodovar 
          (1986) joue du rouge sur tous les registres à la fois. Vers le 
          début, le sage Angel, frustré par son éducation 
          traditionnelle, se voit affublé d’un pull-over rouge sur 
          chemisette blanche très sage, qui forme l’exacte inversion 
          de la tenue du prêtre à l’office. Plus tard, baignés 
          dans une iréelle lumière rouge, les deux héros 
          (le matador Diego et l’avocate Maria) assistent à la projection 
          du film Duel au soleil, où se trouve annoncée 
          la conclusion fatale de leur aventure. Enfin, Diego privé de 
          taureaux répand le sang des femmes auxquelles il fait l’amour. 
          On n’aurait garde d’oublier une citation d’un extrait 
          de Massacre à la tronçonneuse…
          En somme, bien qu’il se déplace et se ramifie d’un 
          registre à l’autre à travers le temps, le rouge 
          conserve une valeur d’intensité extrême – touchant 
          à la destruction, à la passion et à la mort. Il 
          est sans doute pour cette raison la couleur de composition privilégiée 
          des cinémas baroques ou "expressivistes" contemporains.
            
          
          En savoir plus
          Rouben Mamoulian, "Quelques problèmes concernant l’usage 
          de la couleur", trad. fr., Positif, n°307, septembre 
          1986.
          La Couleur au cinéma, dir. Jacques Aumont, Milan/Paris, 
          Mazzotta, Cinémathèque française, 1995.