« Cette question de l’éphémère…
»
par Noëlle Guibert
Par essence le spectacle se situe dans l’éphémère
parce qu’il se situe dans le temps. C’est aussi ce qu’induit
cette curieuse expression : spectacle vivant. Les gens de spectacle
revendiquent la nécessité de création dans l’instant,
création recommencée qui s’inscrit dans un acte
fugitif, et c’est le vertige même de la vacuité qui
donne son intensité à un moment qui passe. La fragilité
de cette création la rend plus rare, plus précieuse, car
insaisissable. Au temps se juxtapose et s’oppose l’antagonisme
de la mémoire. Les lieux de mémoire sont là pour
encadrer le temps.
Antoine Vitez oppose la mémoire réelle
et la mémoire reconstituée telle que les souvenirs biographiques
de comédiens, les témoignages de spectateurs. Vitez donne
des exemples :"J’ai vu Jouvet, j’ai vu Vilar dans
Don Juan. C’est déjà une histoire de l’interprétation
du rôle." Autre proposition d’une pièce très
jouée, Le Misanthrope, tirée au tragique au XIXe
siècle par des acteurs "sérieux", au contraire
de la tradition, manière de ne pas laisser échapper un
beau rôle. À la différence des metteurs en scène
contemporains, les acteurs ont été de tout temps sensibles
à cette fugacité de leur art pour la déplorer.
Ceux qui atteignent la célébrité sont peut-être
les plus touchés. Eux savent cette gloire, passagère entre
toutes, vouée au néant. Certains ont cherché à
emprisonner un pan d’éternité. Talma, miné
par cette conscience de l’oubli qui le guette, s’essaie
à l’écriture. Sarah Bernhardt crée une image,
un mythe, une légende. Bien d’autres praticiens ont cherché,
inconsciemment ou non, à construire leur statue.
Ce fut le cas de théoriciens du spectacle, comme
Copeau, Craig, qui se sont largement efforcés d’échafauder
une permanence, autour de leurs travaux. Textes et croquis témoignent
de leur pensée. Grâce à ces écrits théoriques,
des concepts d’école, de famille de théâtre
se sont dégagés. Se survivre est donc le paradoxe des
gens de spectacle. Les disciples, quand ils se reconnaissent pour tels,
sont là pour prolonger une parole, un talent, du génie.
Depuis un siècle, les moyens mécaniques d’enregistrement
ont contribué à neutraliser le risque d’oubli. La
voix, le son, l’image animée ont une réalité.
Mais au-delà de l’éphémérité
de la représentation se pose l’éphémérité
de la réception du public, la qualité d’une audience
à un instant donné. C’est ce qu’il y a de
plus fluctuant, de plus impalpable. Telle œuvre, opéra,
symphonie, mal reçue à sa création, a connu une
consécration ultérieure. Tel succès immédiat
est tombé dans un abîme d’oubli. Le paradoxe est
précisément de vouloir préserver quelque chose
issu de cela. La réunion de ces choses constitue des collections,
pièces de gigantesques puzzles, qui trouvent une signification
les unes par rapport aux autres dans des ensembles dispersés,
reconstitués, réhabilités. "Donner un projet
à l’éphémère" revient à
donner une légitimité à la collecte patrimoniale,
si peu en phase avec l’acte de création.
Les objets du théâtre pérennes ne
sont pas spécifiques à ce mode d’expression, mais
à tout ce qui est lié à la littérature fût-elle
dramatique, lyrique, symphonique. Une pièce, "ce jeu d’un
soir" écrit Jouvet, est une convention partagée ou
rejetée.
Les acteurs sont sensibles à ces morts successives, instants
de création pure, états de grâce, des moments d’inspiration
où l’on se dit, avec Sarah Bernhardt : "Dieu est là."
Instants ineffables où l’acteur donne vie, une nouvelle
vie chaque soir à un personnage incarné – le mot
est fort, même s’il est usé : l’acteur, et
plus généralement l’interprète. Stefan Sweig
est conscient de ces moments d’exception : "Qui a connu dans
sa jeunesse les dix années d’opéra sous la direction
de Mahler a vu son existence s’enrichir de quelque chose d’indicible,
d’incommensurable." Plus l’acteur est grand, plus ces
moments sont essentiels parce qu’ils échappent à
la banalité. À la différence d’un bon acteur
qui reproduit son personnage à peu près également,
les plus grands, les plus chevronnés sont saisis par l’angoisse,
qu’on appelle le trac au théâtre. Certains soirs
le miracle ne se produit pas. C’est la représentation qui
crée cette instabilité créatrice, que l’enregistrement
peut en partie fixer.