« Sculptures de neige »
On parle aujourd’hui de captation pour les tournages
de spectacles – insidieuse parfois, à contre-courant des
vœux immédiats du praticien, souvent tiraillé entre
ses désirs secrets et les superstitions liées aux périls
d’un art vivant, soumis aux aléas de l’interprétation,
de la cohérence de l’équipe. On sent cette inquiétude
dans les notes de service de Jean Vilar. On la retrouve dans les correspondances
liées aux montages scéniques, doubles de papier pelure,
préservées par des secrétaires, des assistants,
des collaboratrices d’André Antoine, de Louis Jouvet, de
Jean-Louis Barrault, de Sacha Guitry.
Vestiges de représentations
Les livres de régie sont d’autres témoins
de cette fragilité du spectacle, au travers d’objets qui
souvent se parent du statut de relique, il faut le dire. C’est
à ce titre qu’on les sauve. Objets dérobés,
accessoires de jeu souvent dérisoires, fantômes chargés
du sens qu’on leur donne dans l’action : ce sont ces sequins
de comédie, la cassette de L’Avare plus ou moins
volumineuse – présente dans le fonds Charles Dullin, qui
fut un grand Harpagon –, la coupe de poison de Monime, que l’on
trouve sur le portrait d’Adrienne Lecouvreur par François
De Troy ; les lettres, éléments ressorts de l’action
de tant de pièces, de tragédies, comédies, mélodrames,
ou le papier à musique du Barbier de Séville,
le ruban de Chérubin, le bouquet de camélias de la Dame,
la bourse du Caprice… ; les têtes de rhinocéros
surgies de nulle part, qui figurent encore dans le fonds Renaud-Barrault,
aux côtés de dizaines d’autres accessoires de scène,
marionnettes, marottes, mannequins, objets de scène inattendus
ou touchants.
Indices ou repères de spectacles, accessoires
de régie, soigneusement rangés dans des panières
de tournées, à l’issue de la dernière d’un
spectacle, par les acteurs, les amis, préservés aussi
par les metteurs en scène, ou leurs familiers et ainsi sauvegardés.
La transmission joue son rôle dans cette préservation accidentelle
ou raisonnée de ces vestiges de la représentation.
Traits d’union entre l’éphémère et
le durable se situe le costume de scène, rare élément
scénique du jeu, porteur de sens et de sensibilité, porteur
de vie, de forme, qui se détache des éléments décoratifs,
quand il n’en fait pas encore partie.
Avec cette typologie des traces de l’éphémère,
on reste dans le périmètre scénique, ou cinématographique
quand il s’agit des cartons de ces légendaires génériques
de Sacha Guitry qui les inscrivait dans sa fiction avec la maestria
que l’on sait. On revoit ces grandes pages tournées par
une noble main baguée, d’où jaillit l’image
animée, art subtil qui fait du livre le lieu même du spectacle
s’échappant d’une boîte de Pandore.
À l’autre bout de la chaîne du spectacle se situent
tous les supports d’information et de diffusion dans l’éventail
d’inventivités déployées au service de la
publicité naissante mais déjà opérante ;
elle se glisse partout, sur les programmes, les tracts, documents destinés
au public et sans avenir désigné, que le spectateur garde
parfois pour fixer un souvenir, un moment partagé.
Les affiches, condamnées à l’avance
par leur format, sont, elles aussi, vouées à la disparition,
quand elles ne sont pas sauvées par des collectionneurs, combattants
actifs dans la lutte contre l’éphémère. Collectionneurs
"amateurs"ou professionnels, comme le précieux Auguste
Rondel, qui comme son ami George Douay a transformé une passion
personnelle en système de préservation, contribuant ainsi
à faire du spectacle un large champ d’étude, auxquels
les travaux universitaires doivent tant aujourd’hui sans le savoir
peut-être. Parce que Rondel a créé des habitudes
de préservation qui n’existaient pas alors, mais qui feront
l’objet de la recommandation de Louis Jouvet, attentif à
cette mémoire de l’éphémère, aussi
difficile à protéger que ces "sculptures de neige",
selon l’image choisie par Pierre Fresnay à propos des rôles.
"Au théâtre on joue, au cinéma on a joué",
disait Louis Jouvet.
Opposition de générations, et d’âges,
on revient régulièrement chez les jeunes créateurs
sur ce refus de transmettre. "J’ai refusé d’écrire
sur ma pratique, parce que j’aime l’idée d’un
art éphémère. J’aime l’idée
de la disparition et de la désagrégation des choses, de
ma propre consomption […]. Les gestes artistiques forts que j’ai
pu faire dans ma vie, les plus belles choses que j’ai traversées,
furent des moments où je me consumais littéralement",
confie Stanislas Nordey avec cette radicale impression d’une nécessité
du rien, du tas de cendres, perçue comme une superstition assumée.
D’autres praticiens revendiquent cet acte éphémère.
En substance Jean Gillibert trouve rassurant l’éphémère
d’une action qui touche à la transcendance, "il y
a dans l’image du monde au théâtre quelque chose
du devenir religieux ".