La mode et la mémoire
Interview de Christian Lacroix par Pierre Vidal
Dans l’exposition "Rouge" Christian
Lacroix s’intéresse, à travers le prisme de la couleur
rouge, aux costumes conçus pour le théâtre tout
au long de deux siècles et demi. Dans son livre Qui est là
?, il fait constamment appel aux souvenirs, personnels ou collectifs.
Mode et mémoire, avec un contrepoint sur le costume de scène,
est donc le sujet d’un entretien qu’il a bien voulu nous
accorder.
Dans le livre que vous avez récemment publié, il est
beaucoup question de mémoire du passé.
J’avais des grands parents fort impressionnants qui m’intéressaient
plus que mes copains. J’ai commencé par enquiquiner toute
ma famille pour leur faire raconter comment c’était avant
: la maison, les photos. Il y avait une magie formidable dans tout ce
qu’on n’avait pas connu et qui nous précédait
immédiatement, dans ce côté "passeur"
des aînés. Mon grand père m’emmenait souvent
à la bibliothèque et me montrait beaucoup de gravures
sur l’histoire de la ville. Ce qui me frappait c’était
les entrées royales, les carrousels. Ce que j’aimais, c’était
le plus grand que nature, l’opéra, l’italianisant.
Dans votre rapport avec le passé vous évoquez déjà
l’opéra.
Oui, l’opéra – comme le cinéma et le théâtre
– me permettait d’être au contact du passé.
Le costume de scène, dans ces années-là, n’était
jamais contemporain. Les premiers opéras, pour moi, c’était
Carmen, les Indes Galantes à l’Opéra.
J’avais aussi des photos prises dans Paris-Match du déroulé
de la Carmen de Rouleau. C’est ce qui m’a donné
envie de faire ce que je fais, plus que la mode. Je collectionnais tout :
je réalisais des dossiers que je conserve toujours et qui me
servent encore.
Le passé, à travers les impressions personnelles ou
de la documentation, influence-t-il le créateur de mode ?
Oui, cette mémoire, personnelle ou partagée avec les autres,
apporte à la création une petite couche de sentiments.
Quelquefois, on y est un peu arrêté, un peu bloqué,
ce qui fait que depuis une petite dizaine d’années les
couturiers fonctionnent presque uniquement sur la mémoire. Cela
fait très longtemps que je n’ai pas vu apparaître
une mode ex nihilo.
Dans la mode, on a du mal à ne pas se livrer à un appel
éperdu au passé. Seules deux décennies du XXe
siècle ont inventé quelque chose : les années 20,
tournées beaucoup plus vers l’espace que vers le temps,
avec des inspirations géographiques, ethnologiques, folkloriques
et les années 60, surtout avant 68, avec de vraies innovations,
de vraies recherches de proportions, une technologie en accord avec
l’esthétique du moment. Il y a eu Rabanne et Courrèges.
N’étaient-ce pas les deux décades de confiance totale
en un avenir utopique ?
Ma génération a commencé à retrouver les
garde-robes des années 30. Les grands-mères ne comprenaient
pas cet intérêt pour une époque qui pour elles était
la crise, la guerre. Nous, on trouvait une magie formidable à
cette époque qu’on n’avait pas connue, mais qui nous
précédait immédiatement et que les gens qu’on
connaissait avaient vécue.
D’autres créateurs ont décrypté l’utilisation
qu’ils ont faite du passé. Quand Dior a créé
le New Look en 1947, il s’est dit inspiré par les photos
de sa mère en 1905. On sortait de la guerre et on avait envie
de retrouver une opulence. Fath, Balmain, Dior ont recréé
une élégance éperdue et désespérée
pour un cercle de privilégiés. Mais très vite,
Mary Quant est arrivée et avec Dorothée Bis et Rikyel,
elles ont éteint ce post-Eden aristocratique. En 70-71 avec sa
collection sur l’Occupation, Yves Saint-Laurent même s’il
ne l’a pas dit, a pensé au monde de sa mère et des
femmes qui l’entouraient.
Maintenant mes jeunes stagiaires, assistants et étudiants sont
fascinés par les années 80. C’est le phénomène
"c’était mieux avant". En 2020, on trouvera 2005
génial.
Ainsi le recours des créateurs de mode au passé est chronologiquement
un fait récurrent ?
Non, il me semble qu'aucune époque ne s'était tournée vers le passé
avant la découverte d'Herculanum et Pompei, si l'on met à part certains
costumes de cour comportant des détails fixés par un protocole tellement
rigide qu'on y voit des restes des siècles passés. Mais dans la mode,
l'aristocratie et la bourgeoisie ne me semblent pas avoir regardé vers
le passé avant le XVIIIe siècle. Chaque période
engendrait un costume contemporain. Est-ce parce que la bourgeoisie
n'a pas de passé, pas de galerie d'ancêtres et cherche à se justifier,
à partir de la Révolution, à s'ancrer dans une tradition et à se parer
des plumes de l'aristocratie évanouie ? Avec le grand choc qu'ont dû
être les fouilles de Pompei, une machine à remonter le temps s'est mise
en marche. Il y a eu cette tendance drapée, évanescente, faite de choses
très légères, gréco-romaines. À partir de là on a recommencé à tout
revisiter et, en effet, de manière très chronologique.
Au début du XIXe, tendance
néo-gothique. Puis, l’impératrice Eugénie
se prend un peu pour une reine XVIIIe. Ensuite
on s’intéresse à des éléments baroques.
Puis, Poiret retombe sur le Directoire et comme lui enlève le
corset.
Jusqu’aux années 60, on digérait plus lentement,
les choses apparaissaient avec plus de logique et de chronologie et
la mode était un fil conducteur. Après, il y a eu la mode
pour la mode. Maintenant aussi la mode se télescope comme ces
jeux de carte avec tête, tronc et jambes où l’on
mélange des éléments chronologiquement disparates.
Ce n’est pas un total look, mais un collage chronologique des
XIXe, XXe et début
XXIe, et je ne connais personne qui fasse maintenant
une mode de 2005. Peut être Alaïa fait-il des choses qu’on
ne connaissait pas avant ? Quoiqu’un œil très exercé
y reconnaîtra l’influence d’un Charles James dans
les années cinquante.
Ou de Madeleine Vionnet.
Vous avez dit que c’est la vue de costumes de théâtre
qui vous a conduit à la mode. Quel est donc le rapport chez
vous entre le créateur de mode et le créateur de théâtre
?
Je travaille actuellement sur la création des collections de
l’été 2006 et dois tenir compte de ce que nous dictent
les contingences sociales, politiques et même religieuses. Il
faut penser par exemple à ce que peuvent porter les princesses
moyen-orientales. De nos jours, les créateurs culpabilisent et
n’osent plus proposer de choses trop futiles ou trop luxueuses.
Ce n’est plus comme en 58 où le récital Callas était
l’occasion d’un déploiement de luxe en pleine Guerre
d’Algérie. En 2005, on est plus pudique tout en essayant
d’aller vers quelque chose d’un peu plus poétique.
Cette part d’imagination est de plus en plus faible. Ce n’est
pas toujours un mal puisque c’est plutôt à la scène
que je réserve cette partie-là. Cela m’empêche
d’être frustré et me dispense de me laisser aller
sur la scène de la mode, comme certains de mes collègues,
à des choses outrancières, soit pour surligner une tendance
forte, soit pour proposer un échappatoire au quotidien.
N’est-il pas contradictoire de déclarer qu’enfant,
vous vous intéressiez, au côté documentaire du
costume de théâtre et de dire maintenant que c’est
dans le théâtre que vous laissez le plus aller votre
imagination ?
En effet, quand à 16-17 ans je faisais tous ces dossiers, je
voulais faire des reconstitutions pour Visconti et Piero Tosi. Plus
tard, je me souviens être sorti déçu de Mr Klein
de Losey qui me semblait mal reconstitué. Comment Trauner,
qui a vécu les années trente, a-t-il eu l’idée
d’un décor aussi étrange ? Et ces filles ! Elles
n’ont pas le bon chemisier, le bon turban, les bonnes chaussures
compensées ! Quelques jours après j’ai entendu Losey
dire qu’il avait cherché à ne pas présenter
une histoire trop éloignée du public à cause de
décors et de costumes trop historiques et trop esthétisants,
et qu’il voulait permettre au spectateur de s’imaginer pouvoir
être embarqué le lendemain dans un nouveau Vel d’Hiv.
J’y ai repensé et j’ai commencé à abandonner
l’idée de faire plus tard des costumes qui soient des reproductions,
des reconstitutions étouffées. Il faut donner une interprétation.
Vianney qui, vers 1976, avait travaillé avec très peu
de moyens sur un film où Paloma Picasso était Gabrielle
d’Estrées ou Diane de Poitiers, me disait "Une carafe
d’aujourd’hui bien placée peut en dire plus qu’une
Vanité du XVIIe siècle".
Vous êtes donc plus libre dans la création théâtrale
?
On ne peut pas non plus dire cela. On n’y est pas seul et je revendique
le côté mercenaire du théâtre. J’aime
bien travailler pour quelqu’un qui a un imaginaire qu’il
me demande d’illustrer. Je m’interdis d’y penser avant
d’avoir les indications du metteur en scène.
Et la conservation de vos maquettes ? Je suis très sensible,
pour Shéhérazade, au fait que vous ayez réalisé
des maquettes originales et "propres" pour la Bibliothèque-Musée
et fourni des photocopies en couleurs avec indications pour l’atelier
des costumes de l’Opéra.
J’ai un problème sérieux. Pour la Femme sans
ombre, je me suis mis à dessiner sur palette graphique.
Ce sont des maquettes qui n’existent pas. Pour moi, c’est
un moyen paresseux de faire de la gouache et de l’aquarelle
sans changer l’eau ni nettoyer les pinceaux, sans à attendre
que ça sèche. On peut gommer, effacer, recommencer cent
mille fois sans ressentir un sentiment d’échec et avoir
à faire une boule de papier et la jeter. Je n’aime pas
jeter un papier, pas même une enveloppe. Si je mets une enveloppe
au panier, j’ai l’impression qu’elle crie. Avec
l’ordinateur, on peut faire des choses très pratiques
en scannant telle ou telle broderie. Et puis c’est plus rapide
; je change de trait tout le temps et j’ai du mal à garder
une unité alors que pour chaque production, j’essaye
de garder le bon trait : un petit peu cartoon, primaire, naïf
et disproportionné pour les Anges ternis. Joyaux
est beaucoup plus classique. Pour Schéhérazade,
j’ai eu recours au collage…