Est-ce tout simplement parce qu'il attire l'œil, d'autant qu'il
est peu présent dans la nature ?
Mais si ! Les codes symboliques ont des conséquences très
pratiques. Prenez les teinturiers : en ville, certains d'entre eux ont
une licence pour le rouge (avec l'autorisation de teindre aussi en jaune
et en blanc), d'autres ont une licence pour le bleu (ils ont le droit
de teindre également en vert et en noir). À Venise, Milan
ou Nuremberg, les spécialistes du rouge garance ne peuvent même
pas travailler le rouge kermès. On ne sort pas de sa couleur,
sous peine de procès ! Ceux du rouge et ceux du bleu vivent dans
des rues séparées, cantonnés dans les faubourgs
parce que leurs officines empuantissent tout, et ils entrent souvent
en conflit violent, s'accusant réciproquement de polluer les
rivières. Il faut dire que le textile est alors la seule vraie
industrie de l'Europe, un enjeu majeur.
Je parie que notre rouge, décidément insolent, ne
va pas plaire aux collets montés de la Réforme.
D'autant plus qu'il est la couleur des "papistes" ! Pour les
réformateurs protestants, le rouge est immoral. Ils se réfèrent
à un passage de l'Apocalypse où saint Jean raconte comment,
sur une bête venue de la mer, chevauchait la grande prostituée
de Babylone vêtue d'une robe rouge. Pour Luther, Babylone, c'est
Rome ! Il faut donc chasser le rouge du temple - et des habits de tout
bon chrétien. Cette "fuite" du rouge n'est pas sans
conséquence : à partir du XVIe
siècle, les hommes ne s'habillent plus en rouge (à l'exception
des cardinaux et des membres de certains ordres de chevalerie). Dans
les milieux catholiques, les femmes peuvent le faire. On va assister
aussi à un drôle de chassé-croisé : alors
qu'au Moyen Âge le bleu était plutôt féminin
(à cause de la Vierge) et le rouge, masculin (signe du pouvoir
et de la guerre), les choses s'inversent. Désormais, le bleu
devient masculin (car plus discret), le rouge part vers le féminin.
On en a gardé la trace : bleu pour les bébés garçons,
rose pour les filles… Le rouge restera aussi la couleur de la
robe de mariée jusqu'au XIXe siècle.
La mariée était en rouge !
Bien sûr ! Surtout chez les paysans, c'est-à-dire la grande
majorité de la population d'alors. Pourquoi ? Parce que, le jour
du mariage, on revêt son plus beau vêtement et qu'une robe
belle et riche est forcément rouge (c'est dans cette couleur
que les teinturiers sont les plus performants). Dans ce domaine-là,
on retrouve notre ambivalence : longtemps, les prostituées ont
eu l'obligation de porter une pièce de vêtement rouge,
pour que, dans la rue, les choses soient bien claires (pour la même
raison, on mettra une lanterne rouge à la porte des maisons closes).
Le rouge décrit les deux versants de l'amour : le divin et le
péché de chair. Au fil des siècles, le rouge de
l'interdit s'est aussi affirmé. Il était déjà
là, dans la robe des juges et dans les gants et le capuchon du
bourreau, celui qui verse le sang. Dès le XVIIIe
siècle, un chiffon rouge signifie danger.
Y a-t-il un rapport avec le drapeau rouge des communistes ?
Oui. En octobre 1789, l'Assemblée constituante décrète
qu'en cas de trouble un drapeau rouge sera placé aux carrefours
pour signifier l'interdiction d'attroupement et avertir que la force
publique est susceptible d'intervenir. Le 17 juillet 1791, de nombreux
Parisiens se rassemblent au Champ-de-Mars pour demander la destitution
de Louis XVI, qui vient d'être arrêté à Varennes.
Comme l'émeute menace, Bailly, le maire de Paris, fait hisser
à la hâte un grand drapeau rouge. Mais les gardes nationaux
tirent sans sommation : on comptera une cinquantaine de morts, dont
on fera des "martyrs de la révolution". Par une étonnante
inversion, c'est ce fameux drapeau rouge, "teint du sang de ces
martyrs", qui devient l'emblème du peuple opprimé
et de la révolution en marche. Un peu plus tard, il a même
bien failli devenir celui de la France.
De la France !
Mais oui ! En février 1848, les insurgés le brandissent
de nouveau devant l'Hôtel de Ville. Jusque-là, le drapeau
tricolore était devenu le symbole de la Révolution (ces
trois couleurs ne sont d'ailleurs pas, contrairement à ce que
l'on prétend, une association des couleurs royales et de celles
de la ville de Paris, qui étaient en réalité
le rouge et le marron : elles ont été reprises de la
révolution américaine). Mais, à ce moment-là,
le drapeau tricolore est discrédité, car le roi Louis-Philippe
s'y est rallié. L'un des manifestants demande que l'on fasse
du drapeau rouge, "symbole de la misère du peuple et signe
de la rupture avec le passé", l'emblème officiel
de la République. C'est Lamartine, membre du gouvernement provisoire,
qui va sauver nos trois couleurs : "Le drapeau rouge, clame-t-il,
est un pavillon de terreur qui n'a jamais fait que le tour du Champ-de-Mars,
tandis que le drapeau tricolore a fait le tour du monde, avec le nom,
la gloire et la liberté de la patrie !" Le drapeau rouge
aura quand même un bel avenir. La Russie soviétique l'adoptera
en 1918, la Chine communiste en 1949… Nous avons gardé
des restes amusants de cette histoire : dans l'armée, quand
on plie le drapeau français après avoir descendu les
couleurs, il est d'usage de cacher la bande rouge pour qu'elle ne
soit plus visible. Comme s'il fallait se garder du vieux démon
révolutionnaire.
Nous obéirions donc toujours à l'ancienne symbolique.
Dans le domaine des symboles, rien ne disparaît jamais vraiment.
Le rouge du pouvoir et de l'aristocratie (du moins en Occident, car
c'est le jaune qui tient ce rôle dans les cultures asiatiques)
a traversé les siècles, tout comme l'autre rouge, révolutionnaire
et prolétarien. Chez nous, en outre, le rouge indique toujours
la fête, Noël, le luxe, le spectacle : les théâtres
et les opéras en sont ornés. Dans le vocabulaire, il nous
est resté de nombreuses expressions ("rouge de colère",
"voir rouge") qui rappellent les vieux symboles. Et on associe
toujours le rouge à l'érotisme et à la passion.
Mais, dans notre vie quotidienne, il est pourtant discret.
Plus le bleu a progressé dans notre environnement, plus le rouge
a reculé. Nos objets sont rarement rouges. On n'imagine pas un
ordinateur rouge par exemple (cela ne ferait pas sérieux), ni
un réfrigérateur (on aurait l'impression qu'il chauffe).
Mais la symbolique a perduré : les panneaux d'interdiction, les
feux rouges, le téléphone rouge, l'alerte rouge, le carton
rouge, la Croix-Rouge (en Italie, les croix des pharmacies sont aussi
rouges)… Tout cela dérive de la même histoire, celle
du feu et du sang… Je vais vous raconter une anecdote personnelle.
Jeune marié, j'ai un jour acheté une voiture d'occasion
: un modèle pour père de famille, mais rouge ! Autant
dire que la couleur et le véhicule n'allaient pas ensemble. Personne
n'en avait voulu, ni les conducteurs sages qui le trouvaient trop transgressif,
ni les amateurs de vitesse qui le trouvaient trop sage. On m'en avait
donc fait un bon rabais. Mais ma voiture n'a pas fait long feu, si je
puis dire : la grille d'un parking est tombée sur le capot et
l'a totalement anéantie. Je me suis dit que les symboles avaient
raison : c'était vraiment une voiture dangereuse. (
début)
* Entretien réalisé pour
L'Express et publié dans
le numéro
du 12 juillet 2004.