Le Dictionnaire de l'économie politique
de Coquelin et Guillaumin
- L'Encyclopédie nouvelle de Leroux et J. Reynaud

- Le Dictionnaire de la conversation, M. W. Duckett

- Le Dictionnaire de l'économie politique de Coquelin et Guillaumin

- Le Dictionnaire français illustré de Larive et Fleury

- La Grande Encyclopédie

- Les "Variations de l'Utopie" de René-Louis Doyon


UTOPIE
C'est au titre d'un ouvrage écrit vers le commencement du seizième siècle par le chancelier d'Angleterre Thomas Morus que le mot utopie a été emprunté. Morus, dans cet ouvrage, fait la peinture d'un pays imaginaire où règne un bonheur sans exemple sur la terre. La personne ne possède rien en propre : peines et fruits du travail, tout se partage en commun, et, grâce aux bienfaits de l'égalité, les citoyens, libres du joug des passions que suscite l'avidité des richesses, n'ont au coeur que l'amour d'une patrie où tous obtiennent en abondance les moyens de satisfaction que requièrent leurs besoins. Comme Morus donne le nom d'Utopie à l'île où ces merveilles s'accomplissent, l'usage est venu d'appeler de ce nom toutes celles des inventions de l'esprit humain qui ne sauraient produire les avantages que leurs auteurs en attendent. Le mot toutefois n'a pas reçu encore un sens bien complètement déterminé. Quelques écrivains ne s'en servent que pour caractériser les plans, les projets de réforme ou d'organisation sociale qui, fondés sur des données chimériques, appellent les hommes à la recherche de félicités impossibles ; d'autres l'emploient pour qualifier toutes les combinaisons qui, dans l'espoir d'assurer aux sociétés des avantages futurs, leur imposent des modes d'existence, de travail, de possession qui ne s'établiraient pas d'eux-mêmes. Ainsi compris, et c'est à notre avis ainsi qu'il doit l'être, le mot utopie s'applique à bon droit à toutes les conceptions d'ordre social où des fins artificielles sont substituées aux fins naturelles, où la volonté humaine est mise au-dessus des volontés providentielles, et se propose de faire mieux qu'elles. A la famille des utopies appartiennent tous les systèmes où se rencontre l'empreinte de ce qu'on nomme aujourd'hui socialisme. Ces systèmes en constituent la partie de beaucoup la plus nombreuse, la seule aussi qui ait réussi à prendre et à garder dans les lois et les institutions assez de place pour exercer une influence considérable sur les destinées de l'humanité.
Les utopies n'ont pas attendu pour se produire au grand jour que le livre du chancelier Morus vint leur fournir une dénomination. Loin de là : filles de l'ignorance et de la fantaisie, de tout temps il en est né des erreurs et des illusions de l'imagination humaine. Il ne faut pas s'en étonner. L'homme apporte ici-bas et le désir insatiable et le pouvoir d'amender sa condition. Quelles que soient les choses avec lesquelles il est en contact, il cherche à leur ôter les qualités qui lui nuisent, à leur communiquer celles qui lui sont utiles, et son intelligence est douée de forces qui lui permettent d'en venir à bout. C'est elle qui, saisissant les objets pour les décomposer, les ramène à leurs éléments constitutifs ; puis combine ces éléments sous des formes nouvelles, et ce travail fait s'attache à réaliser les conceptions, d'abord purement idéales, qui en sont sorties. Ainsi, grâce à la puissance créatrice de son imagination, l'homme parvient à transformer, à approprier à ses besoins, à ses goûts, à ses convenances les matériaux qu'il trouve à sa portée, et le succès de ces oeuvres est d'autant plus certain qu'il puise dans l'étude attentive des faits des notions plus vraies, des connaissances plus étendues et plus précises.
Le mieux auquel l'homme aspire dans ses relations avec le monde matériel, il ne le souhaite pas moins dans les relations que lui impose la vie sociale. Là aussi il se sent appelé à écarter des maux et des misères, à rechercher, à accroître des avantages ; mais là il n'a pas, comme dans ses travaux sur la matière, l'assistance de l'expérimentation directe et continue. L'imagination marche sans guide qui s'oppose à ses écarts ; elle peut se donner carrière, et moins la connaissance des lois qui régissent les destinées et les progrès de l'humanité éclaire ses recherches, moins il est rare qu'elle ne s'égare pas et ne finisse pas par aboutir à de vaines et chimériques spéculations. Ainsi sont nées, dès les âges les plus reculés, des utopies de bien des sortes. Toutes malheureusement ne sont pas restées dans le domaine des rêves et des fictions ; il y en a eu qui, conciliables avec les conditions d'un état social peu avancé, ont obtenu l'appui des législateurs, et celles-là ont payé en obstacles au développement de la richesse et du bien-être général les sacrifices faits à leur réalisation. Si les utopies ont la même origine, si toutes prennent naissance dans la foi orgueilleuse que l'homme est disposé à mettre dans les créations de son intelligence, toutes n'ont ni les mêmes caractères ni la même portée, et il convient d'établir entre elles quelques distinctions. Il en est une catégorie qui, partant de l'idée d'une intervention directe de la Divinité dans le gouvernement des nations, n'a jamais eu qu'une influence très passagère sur les affaires humaines. Il en est une seconde qui, n'invoquant que le secours des lois civiles pour changer la face du monde social ou en améliorer les destinées, a opéré comme cause de perturbation continue dans la marche de la civilisation. Celle-ci peut se diviser en deux sections : l'une formée des utopies qui aboutissent plus ou moins directement au communisme ; l'autre, des utopies qui, tout en respectant le droit de propriété privée, lui font subir des atteintes plus ou moins préjudiciables à son libre exercice. C'est du désir naturel aux hommes de jouir d'une félicité sans mélange que sont sorties les utopies dans lesquelles la puissance divine intervient pour la leur procurer. Dès l'origine, on les a vus rêver des ères de béatitude parfaite ou disparues dans le passé ou devant se présenter dans l'avenir. De là, chez les anciens, la croyance à des âges d'or primitifs, à des Edens où l'humanité naissante avait vécu dans l'innocence et la paix. Si ces utopies rétrospectives n'ont fait que bercer de douces illusions les imaginations humaines, il n'en a pas été de même de celles qui attendaient de l'avenir leur réalisation. Celles-ci datent des premiers siècles du christianisme. Des prophéties avaient annoncé aux Juifs la venue d'un Messie sous le règne duquel s'accompliraient tout entières les promesses faites par Dieu à son peuple de prédilection. Parmi les chrétiens se répandit l'opinion que, mille ans avant le jugement dernier, le Christ viendrait en personne organiser le royaume des saints et assurer à des générations prédestinées un bonheur inconnu sur la terre. Depuis lors, jamais cette croyance, à laquelle adhérèrent quelques-uns des Pères de l'Eglise, n'est restée sans sectateurs, et plusieurs fois son empire se fit largement sentir. C'est l'attente prochaine du millenium qui, à la fin du dixième siècle, émut si profondément les esprits en Europe. Durant les seizième et dix-septième siècles, les millénaires, à l'aspect des révolutions religieuses et politiques qui ensanglantèrent l'Allemagne et l'Angleterre, reparurent animés de passions ardentes et subversives et les portèrent dans les luttes de l'époque. De nombreux écrits répandaient leurs doctrines, et la fin du dernier siècle en vit publier de nouveaux, promettant aux hommes le plus haut degré de bonheur et de pureté. Aujourd'hui même, le millénarisme a dans les Mormons de l'Amérique du Nord des apôtres fervents et résolus. Ils veulent que le Christ, à son arrivée sur la terre, les trouve déjà rangés sous sa loi ; et leurs communautés ne sont que l'image anticipée de celles qu'il instituera afin de préparer les hommes par les félicités d'ici-bas aux félicités plus parfaites qui deviendront leur partage dans le royaume des cieux.
Les utopies qui réclament la communauté des biens et l'égalité des richesses comme l'unique moyen d'affranchir les sociétés des maux et des souffrances qui les assiègent sont anciennes et nombreuses. Vainement, depuis Platon jusqu'à nos jours, plus de vingt siècles ont-ils passé sur la terre, il n'y a pas un des écrivains qui ont pris à tâche de révéler aux hommes le secret d'une organisation sous laquelle ils n'auraient plus qu'à recueillir des félicités pures qui ait imaginé autre chose que l'abolition de la propriété privée et le partage par portions égales des produits du travail, tant il est vrai que telle est la seule solution qui vienne s'offrir à tout écrivain qui admet la possibilité de guérir radicalement l'humanité des afflictions auxquelles elle est en butte.
En effet, de deux choses l'une : ou les maux inhérents à l'état social viennent, en partie du moins, des imperfections de la nature humaine : ou ils sont tout entiers l'effet de causes extérieures. On n'espérerait pas les guérir si on les regardait comme ayant leurs racines dans la faiblesse naturelle de l'homme, et quand on se met à chercher un remède qui les fasse disparaître, c'est parce qu'on les croit uniquement le fruit des vices et des erreurs des législations adoptées. Or, du moment que l'on se range à cette opinion, c'est l'inégalité des conditions et des fortunes qu'il faut bien accuser de leur existence. C'est le fait dominant dans l'histoire de l'humanité. C'est ce fait qui, en créant des riches et des pauvres, nourrit chez les uns un orgueil insolent, chez les autres des jalousies haineuses ; c'est lui qui, en donnant naissance aux convoitises déréglées, aux cupidités malfaisantes, fait de la terre une arène où le choc continu des intérêts et des passions contraires ne cesse d'enfanter des douleurs et des misères. Voilà ce qui frappe les regards de tous ceux qui en sont venus à penser que l'homme est sorti pur et vertueux des mains de son auteur ; c'est à l'inégalité des richesses qu'ils attribuent sa déchéance ; là est l'ennemi qu'il faut anéantir, et bien évidemment, il n'en est d'autre moyen efficace que l'abolition de la propriété et l'établissement du communisme. Les utopistes radicaux ont pu ne pas s'entendre sur les droits de la famille, sur le plus ou moins d'avantages ou d'inconvénients qu'en entraînerait la suppression ; mais quant à la communauté des biens, tous l'ont adoptée, tous en ont fait la base à donner à un nouvel ordre social. Telle a été la conclusion de Platon ; telle a été et telle devait être aussi celle de Morus, de Campanella, de Morelly, de Babeuf et de leurs nombreux successeurs ou plagiaires. Il se peut cependant que, parmi les communistes et socialistes qui de nos jours ont fait école, quelques-uns ne se soient pas bien nettement rendu compte de la portée définitive de leurs maximes, que d'autres aient cru sage de la dissimuler aux profanes dans l'espoir de les trouver plus dociles à leurs leçons ; mais c'est le communisme que recèlent, au moins en germe, toutes les doctrines qui récemment sont venues apporter à l'humanité des moyens de régénération de fabrique nouvelle. Quiconque a la prétention d'en inventer et recule devant l'établissement de la communauté, n'est qu'un pauvre logicien ou un écrivain qui n'a pas le courage d'avouer ses convictions.
Bien que les écrivains en quête d'un état social qui réponde aux idées qu'ils se sont faites de la perfection naturelle de l'humanité n'aient pu aboutir qu'à l'établissement du communisme, il est à remarquer pourtant que l'esprit général de leur temps a pesé sur leurs conceptions et les a marquées de son empreinte particulière. Platon ne s'élève pas au-dessus des idées de son pays et de son siècle, et c'est pour exagérer ce qu'elles ont d'étroit et de barbare qu'il les reproduit. La communauté qu'il institue ne doit épancher ses bienfaits que sur un petit nombre de guerriers et de philosophes appelés à former la caste souveraine. Au-dessous de cette caste, et pour la servir, il y a des artisans libres, exclus de toute participation aux bénéfices réservés aux maîtres, puis une multitude d'esclaves, travailleurs que la crainte des châtiments force à prodiguer leurs sueurs pour le compte d'autrui. Comme la plupart de ses contemporains, Platon ne concevait pas qu'une constitution fût autre chose qu'une machine destinée à assurer le bien-être d'une classe privilégiée en même temps qu'à lui inspirer les vertus nécessaires au maintien de sa domination ; et voilà pourquoi il n'a garde d'étendre hors des rangs de celle qui doit gouverner sa république aucun des avantages à attendre des institutions qu'il regarde comme douées de toute la perfection désirable.
A l'époque où vécut Morus, le monde ne ressemblait plus à celui que Platon avait vu se dessiner sous ses regards. Déjà dans une partie de l'Europe la servitude avait cessé d'être le lot des habitants des campagnes, et déjà en Angleterre les villes contenaient des populations nombreuses, actives et florissantes. D'un autre côté, les nations continuaient encore à se considérer comme naturellement ennemies, et la guerre leur semblait une des nécessités de leur existence. C'est sous l'empire de ces données que Morus se mit à l'oeuvre. Pas de distinctions entre les habitants de l'île d'Utopie ; tous, appelés à travailler en commun, ont même part des richesses dues à leurs labeurs. Mais l'esclavage n'est pas totalement aboli ; les criminels et les prisonniers de guerre sont condamnés à en subir les rigueurs. Quant aux nations étrangères, loin de songer à leur porter les institutions dont eux-mêmes recueillent tant de fruits bienfaisants, les Utopiens ne s'occupent qu'à les subjuguer afin de les réduire à l'état de tributaires ; et, comme ce peuple de sages tient surtout à ne pas verser son propre sang que faute d'autres moyens de succès, c'est en faisant empoisonner les chefs et les princes des races ennemies, en fomentant sans cesse dans leur sein des séditions et des révoltes qu'il se prépare de faciles victoires.
A dater du seizième siècle, la démocratie ne cessa pas de croître en importance sociale, et ce fait influa sensiblement sur les utopies qui se produisirent. Elles devinrent de plus en plus humanitaires ; l'égalité absolue en fut le fondement exclusif, et elles ne conservèrent plus trace des différences de rang et de situation exigées par Platon, et dont Morus avait laissé subsister les restes et les étrangers arrivés volontairement dans l'île ou amenés à titre de captifs de guerre. Enfin, de nos jours, s'est accompli un nouveau progrès. Les réformateurs ont trouvé trop étroit le champ où leurs devanciers avaient confiné leurs labeurs. C'est l'univers entier qu'ils embrassent dans leurs combinaisons imaginaires ; c'est à tous les peuples du globe qu'ils annoncent la loi nouvelle, les conviant à venir à la fois s'incliner devant ses prescriptions, et recueillir leur part des félicités infinies qu'elle réserve à ceux qui seront assez heureux pour la comprendre et lui confier leurs destinées.
Après les utopies radicalement communistes, folles et maladives rêveries de l'esprit humain, viennent celles qui, respectant en droit la famille et la propriété, n'ont d'autre prétention que de remédier à l'imperfection supposée des lois naturelles et d'assurer aux sociétés des avantages réputés supérieurs à ceux qu'enfanterait le libre essor des forces et des intérêts en jeu dans leur sein. Parmi celles-ci, beaucoup ont eu les honneurs de l'application, et de plus il n'y a pas en Europe une seule législation qui ne les conserve encore à quelques-unes. Peut-être s'étonnera-t-on de voir ranger au nombre des utopies des systèmes que les gouvernements ont mis en pratique, et qui à l'heure présente ont principalement pour défenseurs les hommes les plus ennemis des innovations, ceux mêmes qui professent pour le socialisme l'aversion la plus profonde et la plus décidée. Il en doit être ainsi pourtant ; car, pour peu qu'on examine d'assez près ces systèmes, on ne tarde pas à reconnaître que tous sont marqués du sceau même du socialisme, que tous sont des produits plus ou moins directs de ce qui en constitue le principe caractéristique et générateur. En effet, qu'on ne suppose pas qu'il suffise qu'une conception soit applicable pour qu'elle cesse d'être utopique ! Cette méprise serait grande ; car il n'y a pas d'invention si absurde dont la force ne puisse obtenir la réalisation. La communauté des biens elle-même n'a pas toujours été reléguée dans la région des spéculations ; elle en est sortie quelquefois, et le monde ancien en a offert plus d'un exemple. De même elle existait régulièrement organisée dans le Pérou, lors de l'arrivée des Espagnols et depuis elle l'a été au Paraguay. C'est aussi le régime en vigueur chez beaucoup de peuplades de l'Afrique, et non seulement les Mormons d'Utah l'ont adopté, mais encore bon nombre de paysans russes qui préfèrent au partage entre les familles la jouissance en commun des terres dont la culture les nourrit. Ce qui implique aux conceptions le signe distinctif de l'utopie, c'est d'abord le sacrifice qu'elles font de la réalité à l'idéal, la poursuite qu'elles proposent d'un bien ou imaginaire ou dont l'obtention, quand elle est possible, ne l'est qu'au prix de la renonciation à des biens plus essentiels, puis l'indispensable nécessité, pour arriver à l'application, d'imposer des restrictions au libre usage du droit de propriété ainsi qu'à l'exercice de l'activité industrielle.
Eh bien, regardez l'une après l'autre les nombreuses combinaisons au moyen desquelles les gouvernants ont voulu constituer des hiérarchies durables, séparer en classes distinctes les populations, maintenir aux mains des unes des quantités données de propriété territoriale, assurer à d'autres des moyens particuliers d'existence ou d'assistance, organiser le travail, développer artificiellement telle ou telle sorte d'industrie ou de commerce : vous n'en trouverez pas une qui ne soit marquée au coin de l'utopie. Toutes, suivant la juste expression de M. Bastiat, substituent le factice au naturel, l'invention contingente et humaine à la conception éternelle et divine ; et toutes, dans l'application, procèdent par voie de contrainte ; toutes portent atteinte à la justice et à la liberté ; toutes soumettent le droit d'acquérir et de posséder à des entraves qui le blessent ; toutes en définitive aboutissent à prendre aux uns pour donner aux autres. Assurément le socialisme n'existe pas à dose pareille dans toutes ces sortes de combinaisons. Autres sont, quant à ce qu'elles en recèlent, des institutions qui, comme celles de l'Inde et de l'ancienne Egypte, divisent les populations pour les parquer entre les claies infranchissables des séparations de castes et de professions, et des lois qui se bornent à taxer les riches au profit des pauvres ; mais parmi ces combinaisons artificielles, les moins offensives même attentent aux droits de la liberté et de la propriété, et il n'est donné à aucune d'aller, à son but, sans occasionner aux sociétés des dommages dont elles n'obtiennent pas la compensation.
Il est vraisemblable que de tout temps il y aura des utopistes, des faiseurs de projets, bien convaincus que Dieu a mal fait son oeuvre et que l'humanité a besoin qu'ils la sortent des voies où elle chemine ; mais ce qui est évident, c'est que bon nombre d'utopies ne sont nées et n'ont atteint un si haut degré d'absurdité qu'à la faveur de l'ignorance des lois qui régissent la production des richesses. Si Platon, quand il s'est mis à la recherche du modèle d'une société où la vertu politique arriverait à son comble, avait su que le travail des hommes est susceptible de perfectionnements continus, et appelé à croître graduellement en puissance et en fécondité, ses conclusions auraient été autres. Mais Platon ne voyait dans la richesse qu'une quantité fixe, passant de main en main au gré des hasards de la guerre et des caprices de la fortune, et il pensa que la tâche des législateurs consistait uniquement à imposer le mode de partage le plus propre à contenir, à étouffer des passions égoïstes dont l'essor ne manquerait pas de précipiter la ruine de l'Etat.
Morus n'était pas beaucoup plus éclairé en matière de production. A son avis, et c'est son langage même, l'avoir d'un particulier ne saurait grossir sans qu'il y ait diminution de l'avoir d'un autre. On conçoit comment un esprit imbu de pareilles notions a pu se laisser aller à l'idée que l'Etat pourrait aisément devenir le dispensateur des richesses acquises, et comment de cette idée il a pu arriver à celle que, de tous les systèmes de partage, le plus conforme à l'intérêt général serait celui qui s'opérerait par portions égales.
Les chefs des écoles socialistes en savent aujourd'hui davantage. Ils savent que la richesse est susceptible d'augmentation, et qu'elle croît à mesure que des découvertes nouvelles viennent révéler des moyens jusque-là inconnus de transformer et d'utiliser les dons de la nature. Seulement ils semblent ignorer en quoi consistent les mobiles à l'impulsion desquels tiennent les développements de l'activité humaine. Ils oublient que le travail, par cela même qu'il est accompagné de peines, ne puisse d'énergie que dans l'espoir d'être rétribué proportionnellement au mérite et à l'intensité de ses efforts ; que les capitaux, par cela même qu'ils sont le fruit de l'épargne, ne s'amasseraient pas s'ils ne devaient servir à accroître la fortune de ceux qui s'imposent les privations qu'en nécessite la formation ; que c'est le désir et la possibilité d'améliorer sa condition personnelle ou celle des siens qui seuls ont le pouvoir d'imprimer aux intelligences toute la vigueur inventive dont elles sont capables ; et de là les plans chimériques qu'ils se plaisent à forger. Ce n'est pas qu'à commencer par Campanella, presque tous n'aient cru devoir se demander ce que deviendrait le travail lorsque chacun, pour vivre, pourrait compter sur les oeuvres du voisin ; mais l'innocence et la pauvreté des réponses attestent combien peu ils ont creusé la question. Le dévouement au bonheur public, ont dit les uns, suppléera amplement à l'absence de l'intérêt individuel. On rendra le travail attrayant, ont dit les autres ; et rien d'étrange, de puéril et d'immoral comme les moyens destinés à lui communiquer ce caractère.
Pareille ignorance a présidé aux diverses conceptions qui ont trouvé place dans les lois et les institutions. Le bien qu'elles avaient en vue ne pouvait se réaliser qu'à l'aide d'altérations dans le cours distributif de la propriété et de la richesse, et les législateurs, en cherchant à les réaliser, ne soupçonnaient pas qu'ils ne faisaient qu'apporter des obstacles aux progrès du bien-être général, à l'accomplissement même des fins qu'ils se proposaient. Rien, par exemple, ne leur a paru plus simple, plus utile même, que d'appeler à naître et à fleurir des industries qu'ils jugeaient incapables de grandir d'elles-mêmes, ou de mettre la société à contribution dans l'intérêt de ceux de ses membres que la pauvreté afflige. Dans leur opinion, c'était là rendre service à la population, c'était ouvrir de nouveaux champs de travail, c'était soulager des infortunes dignes de commisération. Ils n'eussent pas conçu de telles idées s'ils avaient vu que, dans le premier cas, ils détournaient, pour les attirer dans des emplois évidemment moins productifs, puisqu'ils ne s'y jetaient pas naturellement, des capitaux, des labeurs qui, laissés à eux-mêmes, en eussent choisi de plus féconds en richesse ; que, dans le second, en créant aux dépens du public un fonds d'assistance, ils affaiblissaient chez ceux qu'ils invitaient à y recourir les sentiments moraux qui les défendent le mieux contre l'indigence, et que de cet affaiblissement devaient infailliblement sortir des misères plus nombreuses et plus douloureuses que celles qu'ils espéraient atténuer ou guérir. Et ce ne sont pas seulement des obstacles directs au développement progressif de la richesse que les conceptions entachées de socialisme ont semés sur la route des sociétés : elles ont eu, sous tous les points de vue imaginables, de tristes et regrettables conséquences. Rien qui importe autant au bien-être général que le respect absolu, que la sécurité complète de la propriété. Or, du jour où l'Etat, privilégiant une classe de personnes ou d'intérêts, force les autres à des sacrifices qui, nécessairement, portent atteinte à leur droit d'acquérir ou de disposer de ce qui leur appartient, il fait descendre la propriété au rang des choses conventionnelles, des choses dont la loi est libre de régler le sort et d'organiser la constitution. Qu'en arrive-t-il ? Ce que nous avons vu de nos jours : que la propriété devient l'objet d'attaques persistantes. Si l'Etat a le droit de prendre aux uns pour donner aux autres, pourquoi n'use-t-il pas de ce droit dans l'intérêt de tous ? Pourquoi ne confère-t-il pas à chacun une part des biens qu'il laisse aux mains du petit nombre ? De telles questions se posent, et tôt ou tard vient le moment où elles apportent des menaces et des périls. D'un autre côté, l'intervention co-active de l'Etat dans la répartition des richesses et l'essor des industries a pour effet inévitable d'affaiblir chez les populations l'initiative intelligente et courageuse qu'elles devraient porter dans leurs entreprises. Là où les gouvernements s'attribuent le droit de prononcer sur le mérite respectif des industries, de diriger le travail et d'en régler les conditions, les hommes s'accoutument à compter sur son assistance et rarement acquièrent dans la mesure nécessaire les connaissances et les qualités les plus essentielles au succès complet et continu de leurs labeurs. C'est dans les voies où sa protection semble le plus efficace qu'ils s'engagent avec le plus d'imprudence, et, quand une concurrence excessive vient y réduire les bénéfices qu'ils croyaient certains, ils s'en prennent à lui, et non tout à fait sans raison, des accidents dont ils souffrent, des dommages qu'ils éprouvent. Rien pour les gouvernements de plus embarrassant, de plus périlleux même que la responsabilité qu'ils acceptent en ne laissant pas aux choses leur cours naturel. Ils jettent au sein des populations des idées, des habitudes qui les privent de l'énergie et de la sagacité dont elles ont besoin pour prospérer, et en même temps ils se condamnent à subir l'effet des mécontentements que suscitent des crises commerciales et manufacturières qu'on les accuse de n'avoir pas su prévenir.
Les conceptions utopiques des socialistes agissent avec une autorité plus fatale encore dans les rangs où le travail manuel subvient seul aux nécessités de l'existence. Les hommes ne se plaignent pas de leur sort tant qu'ils le regardent comme le résultat de la force souveraine des choses, comme un lot qui devait immanquablement échoir aux uns et aux autres. Viennent-ils à imaginer, au contraire, que l'Etat a le pouvoir de modifier leur condition et qu'il dépendrait de lui de leur assurer une meilleure part des richesses concentrées aux mains du petit nombre : alors ce n'est plus aux hasards de la destinée qu'ils imputent la médiocrité de leur situation, c'est à l'iniquité des hommes, et des passions haineuses viennent ajouter leurs amertumes à celles qui, si souvent, accompagnent la pauvreté. Pour eux, plus de satisfactions ni de joies : les délassements animés des jours de repos, les douceurs du foyer domestique ont perdu leur charme. Ils se croient les victimes d'une oppression qu'ils ont tort de supporter, et le désir de se venger d'une société qui ne leur réserve que des humiliations et des misères ne cesse plus d'agiter et de troubler leur existence. Tels sont les inconvénients et les maux que traînent avec elles les combinaisons de l'utopie et du socialisme. Plus sont graves les infractions qu'elles commettent aux lois qui régissent naturellement la formation et la répartition des richesses, plus sont profondes les atteintes qu'elles portent à l'indépendance du droit de propriété, à la liberté des efforts et des transactions, plus elles arrêtent ou ralentissent les progrès du travail et de l'aisance, plus elles sèment au sein des sociétés de motifs de perturbation, d'occasions de souffrance et de discorde.
Il est devenu impossible que l'Economie politique ne signale pas les erreurs sur lesquelles reposent les spéculations de l'utopie. Il est permis aux sciences exactes de refuser leur attention aux systèmes empiriques, aux conceptions imaginaires qui, de loin en loin, apparaissent dans le domaine qu'elles parcourent ; les sciences morales et politiques n'ont pas le même privilège. Les sociétés sont ainsi faites qu'il n'y a pas, en ce qui touche leurs modes d'existence et d'activité, d'erreur, si palpable qu'elle soit, qui n'obtienne l'appui des intérêts, des vanités, des égoïsmes qu'elle semble dans les décisions des pouvoirs publics et réagir dommageablement sur les progrès de la richesse et du bien-être. L'histoire du passé ne l'atteste que trop. A côté des obstacles que l'ignorance des lois du monde matériel a opposés à l'atténuation de leurs misères, les hommes en ont créé beaucoup d'autres, tristes fruits des conceptions chimériques dont l'ignorance des véritables conditions de l'ordre social les engageait à chercher la réalisation. Moins ils étaient éclairés, plus l'artificiel a pris place dans les arrangements qu'ils se sont prescrits. Les législateurs des temps les plus anciens ont tous cédé au désir de laisser le moins possible à faire la nature ; ils se sont épris de leurs propres inventions, et les intérêts exclusifs qu'elles privilégiaient les ont aidés à en imposer aux populations le joug accablant. Sans doute, à mesure que l'expérience est venue révéler des devoirs antérieurement inconnus, les droits de la justice et de la liberté ont obtenu plus de respect et d'obéissance, et l'activité individuelle a pu se dégager graduellement des liens qui en faussaient ou comprimaient le plus visiblement l'essor ; mais l'oeuvre est loin d'avoir atteint son terme : les sociétés n'en ont pas fini avec les combinaisons utopiques que leur a léguées le passé ; aussi longtemps qu'elles persisteront à vouloir altérer, n'importe au profit de qui, le cours distributif des richesses, à subventionner des genres particuliers de production, à percevoir sur les uns des tributs destinés à enrichir les autres, elles n'auront pas abandonné les errements du socialisme, et ce qu'elles en maintiendront ne contribuera pas peu à alimenter les rêves et les visions auxquels s'abandonnent si facilement les esprits dénués du sens de la réalité.

H. Passy

Dictionnaire de l'économie politique contenant l'exposition des principes de la science, l'opinion des écrivains qui ont le plus contribué à sa fondation et à ses progrès...
publié sous la direction de MM. Ch. Coquelin et Guillaumin. Quatrième tirage. Tome second : J-Z. - Paris, Librairie de Guillaumin et Cie, 1873, pp. 803.