Les "Variations de l'Utopie"
de René-Louis Doyon
- L'Encyclopédie nouvelle de Leroux et J. Reynaud

- Le Dictionnaire de la conversation, M. W. Duckett

- Le Dictionnaire de l'économie politique de Coquelin et Guillaumin

- Le Dictionnaire français illustré de Larive et Fleury

- La Grande Encyclopédie

- Les "Variations de l'Utopie" de René-Louis Doyon

On est surpris - consultant l'histoire littéraire de l'utopie - d'enregistrer un nombre considérable d'oeuvres du genre publiées depuis le livre-type de Thomas Morus paru à Louvain en 1516, théorie formelle d'une république idéale que n'aurait pas reniée Platon, à celui de Pierre Louÿs extrême fleur de l'utopie littéraire.
C'est dans les deux plus grands siècles des temps modernes, grands non seulement à considérer l'éveil de l'Europe, mais aussi en regard de l'épanouissement intellectuel de la France, le XVIe siècle et le XVIIIe surtout, que le genre innové par Morus s'est multiplié sous les formes les plus diverses, du schéma théorique au récit romanesque, de la rêverie humanitaire au pamphlet. A aucune époque d'ailleurs sa nécessité ne fut plus opportune, et malgré une écriture souvent ennuyeuse et presque illisible de nos jours, imposée par les contingences ; telles qu'elles furent, les utopies de 1516 à 1796, sont l'expression le plus manifeste du souci social des intelligences et des nécessités du moment.

L'Utopie n'est pas née, quoi qu'on pense, d'un passe-temps singulier du probe et lucide chancelier victime d'un énergique et misérable tyran. Elle apparaît sous ses formes variées même les plus fâcheuses comme un manifeste, comme un voeu en faveur du bien public ; elle est un appel d'honnêtes gens, parfois même de révoltés, la vision ou le rêve délivrant celui qui en est hanté ; elle est aussi un message à ceux qui pensent, un témoignage pour ceux qui agissent, et toutes, théoriques, fantaisistes, humaines, morales ou fastidieuses, les utopies sont la contribution que les génies politiques ou les littéraires, des hommes obscurs ou des rêveurs ont apportée à la recréation d'un monde pendant à sa fin ou à l'élaboration d'une société meilleure que celle où peinent les hommes ! A les lire, on trouve moins souvent le procès qu'intente l'utopiste à son pays ou son gouvernement que l'écho en lui des craquements sourds perçus dans la machine sociale prête à se rompre.
Il est téméraire de refaire l'histoire au bénéfice de principes, de théories. Un mouvement perpétuel entraîne l'univers : la fuite rapide du monde vers on ne sait quel éclatement définitif déchaîne les réactions constantes des sociétés contre ce qui tend à arrêter d'inéluctables évolutions et de perpétuels retours. De la tribu à la civilisation mécanique, du totem à une sorte de religion sociale matérialiste, les apparences du monde changent, se renouvellent, se dissolvent et se reforment pendant que les philosophes, les économistes, les théoriciens assemblent les matériaux de l'édifice social. Tels travaux apparaissent comme un témoignage des efforts individuels plutôt que la cause des bouleversements des sociétés. Seuls les délires mystiques entraînent les peuples à ce qu'on a appelé des révolutions ; les oeuvres de pensée n'ont jamais intéressé, frappé, marqué que des élites. Attribuer à la naissance des utopies l'éclatement merveilleux si légitimement marqué sous le signe de la Renaissance, voir entre celle de Thomas Morus et l'Isle Inconnue une chaîne continue d'attaques contre l'ordre établi, c'est faire à un genre littéraire bien spécial un honneur qu'il n'a jamais requis et omettre les fluctuations obscures et irrésistibles des courants humains.
Le XVIe siècle a dissipé des nuées séculaires et versé de ses mains hésitantes la substance grecque à un monde pressé de s'éveiller. A l'éclatement lumineux d'un renouveau païen souvent mal compris et encore plus mal adapté, tous les domaines de la pensée reçurent une neuve semence : la poésie s'enrichit, le théâtre renaît, la philosophie ose, l'ésotérisme rappelle des secrets antérieurs, la musique réagit contre la monodie. L'utopie fait partie de ce luxurieux cortège dans sa robe sévère de philosophie et d'économie politique. Le vénérable Thomas Morus la crée, lui donne un nom immortel qui, pour se changer en anticipation désigne la même tendance sous d'autres aspects. Ses suivants seront nombreux : Campanella héritier des mystiques italiens, Guillaume Postel visionnaire, Erasmus l'humaniste parfait, et le géant Rabelais le plus humain de tous et le grand Chevalier Cervantès ! Chez les uns, elle reste théorie et vision ; chez les autres, un plaidoyer émouvant autant qu'un virulent procès des carences. Dans tous les domaines le feu de joie s'allume ; on dirait que l'Europe veut penser seule. La réaction ne se fera point attendre ; à un rationalisme manifeste sous ses prétextes néopaïens, s'oppose tout à coup la Réforme ; à son aube, d'honnêtes esprits saluent les clameurs de Luther et croient percevoir en elles un choral libérateur ; mais bientôt, un bruit de chaînes prolonge les prônes de Calvin ; une mystique élevée certes, cependant un retour à un christianisme réfrigérant va paralyser les élans et retarder l'épanouissement des libertés. Beaucoup des plus nobles esprits préfèrent à un évangélisme individuel et forcené, le conformisme d'une religion catholique à demi-païenne ; les écrivains, les penseurs, les poètes furent tenus de choisir, et beaucoup préfèrent un apparent abandon à de nouvelles et pires servitudes. Peu à peu, les élans de la Renaissance furent brisés. Montaigne lui-même dut envelopper ses pessimistes observations dans l'imbroglio habile de ses références, et Shakespeare achève avec lui la splendide, l'unique éclosion de la poésie théâtrale anglaise, redevenue un instant païenne, au bénéfice spécieux d'un édit proscrivant toute allusion théologique sur les tréteaux. Les esprits méditatifs seuls pensent dans la crainte. Un compromis va rendre leurs spéculations spécieuses, et le XVIIe siècle s'ouvrira sous ce signe, hésitant entre catholicisme amenuisé, resserré dans son formalisme par les jésuites, et le protestantisme prolongé bientôt jusque dans le jansénisme. Descartes lui-même - manière de Platon toujours en crainte de ciguë - voilera des audaces, travestira sa logique et fuira même par sécurité.
On appellera ce siècle grand, épithète d'universitaire en mal de cours, ou de partisan en mal de cause perdue ! Il s'ouvre dans l'arbitraire du pouvoir royal, il s'achève dans les contraintes hypocrites et l'appauvrissement d'un pays qui restera encore, par sa réaction lente et terrible la force, la pensée de l'Europe. Ce roi masquant sous de grands airs et la pompe de son train, son esprit orgueilleux et étroit, son absence de sens politique, son ignorance économique, ce roi qui n'eut de grands hommes d'État que pour les briser, entraver leurs efforts, paralyser leur génie, Colbert, Vauban, ce maître des destinées d'un peuple qui n'employa une trop langue vie qu'à ruiner son pays, à entreprendre des guerres insensées, qu'à consacrer un art triste et pompeux, lui qui déserta dans le mépris de ses sujets sa noble capitale pour voler de maîtresse en courtisane, des camps dispendieux au Versailles somptuaire, s'achève lentement, après la fistule, dans la bigoterie la plus étroite, la sujétion de la Maintenon, l'obstination insensée contre tout ce qui est contraire à ses vues bornées et un vasselage insolent dont il porte le faix avec aisance ! Il inaugure le règne de l'hypocrisie, l'étouffement de la pensée ; c'est de lui que datent les Tartufe, Panulphe, Onufre, Montufar et autres imposteurs dont il peupla la cour et les milieux bien pensants. Pas un homme libre de pensée ne lui doit rien ; les grands écrivains honorent son temps plus que lui ne les a honorés ; Pascal n'enfanta ses chefs-d'oeuvre qu'à l'abri des censures royales ; Molière ne put donner toute sa mesure, ses virulences étaient menacées et ses forces usées à distraire une cour solennelle. Ce roi précieux ne tint pas la lyre de Racine qu'il punit même pour un attachement désespéré ; si Bossuet enfla le ton et déversa ses grandes orchestrations verbales, ce fut bien plus la manifestation de ses dons qu'un apport du temps. En revanche, Louis XIV en tête de soudards et de sa cour envahira un pays petit mais énergique, incendiera le Palatinat à plaisir, chassera les protestants comme des mouches, échouera dans la restauration des Stuarts, mais il inscrira dans ses fastes le vasselage nobiliaire, l'armée régulière, la destruction de Port-Royal, le spectacle de ses goinfreries, la dévastation du Nord de la France ; jamais il n'aura entendu les cris de misère de tout un peuple qu'il ignore, mais il exilera Fénelon ; faux Zeus, il repoussera les Colbert et les Vauban. Sa mort tardive le trouve obstiné dans ses petitesses et grand dans cet orgueil dont il s'est toujours revêtu, avec un pays affamé, la religion officielle asservie à Rome et une haine tenace semée en Hollande et en Allemagne contre le plus libéral des peuples : tel est ce monarque qu'on appellera grand, ce malfaiteur national dont un scribe académique et borné dira dans une métaphore éléphantine : qu'il a épousé la France !

Que devient l'utopie dans cette ambiance ? Elle se prémunit contre l'ingérence des censures ; elle accentue sa forme romanesque ; elle emprunte à outrance les récits d'étranges retours ou de voyages étranges ; c'est la Terre Australe connue, l'Histoire des Sévarambes, ou celle de Calejava (l'Isle des hommes raisonnables) ; Lahontan va conter ses voyages ; le Prince de Montberaud relate son séjour dans l'île de Naudely ; et dominant tout ce fatras, Fénelon suit le fils d'Ulysse dans d'imaginaires aventures. Ce sera tout mais assez pour éclairer les uns et précéder une littérature abondante qui éclatera bientôt diverse, inégale, idyllique, joignant parfois la fausse bucolique au sentimentalisme pleureur, l'anticléricalisme forcené à un moralisme enfantin. Le XVIIIe siècle est né. Un souffle de liberté ou mieux de libération s'enfle, joue diversement, anime les utopistes, stimule les philosophes, les savants, les économistes, le peuple. Le roi triste du Parc-aux-Cerfs épuise les dernières joies imparties à une société fatiguée de ses propres privilèges, de ses raffinées voluptés. Un historien veut lui donner l'honneur d'un siècle sans doute à cause de ses débauches, ses abandons, ses immoralités. Les XVIIIe est le grand siècle - non celui d'un Louis XIV, moins encore celui de Louis XV voluptueux, mélancolique et fatigué, mais celui d'un effort intellectuel général et d'un effort générateur. La poésie pure sombre sous cette poussée rationnelle ; cependant la langue française amoindrie et policée du capitaine Malherbe à l'adjudant Boileau va dépouiller la pompe solennelle et conventionnelle des orateurs sacrés et des tragédiens ; elle va prendre le ton donné par les Provinciales. Voltaire aère la prose, et l'esprit le plus fin s'insinue dans toute la littérature. Les utopistes aussi vont se donner carrière ; encore des voyages, de fabuleuses découvertes, d'invraisemblables naufrages ; Robinson Crusoë fait école, renchéri par Bernardin de Saint-Pierre et achevé dans la déroute des larmes du Jean-Jacques passionné, hypocrite, malheureux et aussi trop bien disant, d'une part, et d'autre part les fantaisies les plus divergentes : Sethos, l'Empire de Cantahar, même le pays maçonnique de Philadelphes et jusqu'aux Femmes Militaires ! Toutes les constructions hypothétiques tentent une littérature souvent plus que seconde, pendant quoi paraissent Les Lettres Persanes, l'Encyclopédie et les plus périlleux du genre Le Vicaire et Le Contrat : la dernière utopie après celle des Féliciens en date 1796, et son but ne manque pas d'ironie : "Dialogue sur l'inconvénient d'attacher des idées morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas !", sous-titre au Supplément au voyage de Bougainville. Cependant, les économistes ont travaillé ; les cahiers des revendications sont prêts. Trêve au fatras des constructions hypothétiques ; un nouvel incendie tardif et momentanément fécond illumine la France et l'Europe ; la Révolution éclate ; elle veut instaurer l'ordre, l'égalité ; elle atteint son apogée dans les réalisations étonnantes de la Convention : Malheur au mysticisme de Robespierre, fruit du lacrymatoire rousseauisme ! Vouloir créer une religion pastorale, ce n'est pas ce qu'ont rêvé tant d'utopistes ; les religions ne naissent point ainsi ; elles viennent de plus profondes marées. La France sera livrée aux chiens de la politique et aux aléas des audacieux ; un aventurier italien profite de la fatigue continue qui a épuisé momentanément le génie trop comprimé d'un peuple en ébullition depuis la mort de Louis XIV. Napoléon se couronnera, pire que le roi Soleil et les Bourbons dégénérés reviendront. Mais qu'importent les flux et les reflux ; la France est au moins délivrée du destin qui a gardé l'Italie comprimée jusqu'en 1871. On pense, on parle ; d'autres idéaux naissent. L'utopie ne sera plus romanesque, sa religion dogmatiste. Il y aura Saint-Simon, Fourier, le phalanstère et bientôt après La Commune, noyée dans d'abominables massacres dignes des barbares par les triste Thiers. Plus d'utopies ? Pas encore ; elles vont simplement changer de ton, puisqu'aussi bien les peuples demeurent toujours, en dépit de tout effort, dans une atmosphère lourde de matérialisme, d'incompréhension et de faux idéaux. Tentatives de mystique humaine disséminées dans les attardés du romantisme jusqu'à Auguste Comte, déroute des pères Enfantin et Loyson et même Loisy ! Le socialisme réussit plus par les avantages matériels qu'il procure aux ouvriers que par la religion sociale qu'il ne sait pas leur fournir. Le XXe siècle est tiraillé de bestialités dissimulées, de luttes, d'étourdissements, comme un vague retour des joies du XVIIIe siècle ; apparences ! La banalité de 1900 s'achève en l'immense faillite de 1914 pour se parfaire vingt après dans la morale des gangsters, des boursiers, des cartels et des monopoles de toute espèce !
Entre les assauts oratoires, les campagnes politiques, les armements des nations, deux utopies naissent l'une pauvre inégale et stylistique d'Anatole France Sur la Pierre Blanche ; l'autre artiste, souriante, injuriant aux impératifs catégoriques et à toutes les servitudes morales : Les Aventures du Roi Pausole. C'est peut-être Pierre Louÿs qui a tiré la meilleure leçon des événements dont les conséquences s'aggravent pour une Europe plus en péril qu'elle ne le fut jamais. Il a écrit dans une paix frelatée et grevée d'orages menaçants la fantaisie la plus souriante, l'appel le plus sage, le chef-d'oeuvre le plus étranger aux terribles préoccupations d'un siècle spéculatif et glissant à on ne peut prévoir quels retours ou à quelle transformation. La législation de Triphème paraît à un examen sceptique un peu sommaire ; son droit positif défend de nuire ; puis il s'accorde toute liberté qui ne gêne point. La constitution esthétiquement spartiate bannit la laideur ; toutefois elle réprouve les contraintes et n'admet pas les complications dans quoi les légistes depuis un siècle impliquent arbitrairement l'individu, la société, les sociétés au profit des plus habiles : les soldats de Triphème fleurissent des hampes au lieu de multiplier les moyens de destruction ; en un mot, hors de la morale de son eunuque justifiée physiologiquement, la liberté a une signification, une dignité, une vertu à Triphème qu'elle n'a connues nulle part. Telle est la substance de la dernière utopie française réalisée dans un chef-d'oeuvre de forme, de fond et de pensée. Un dilettante tout comme un moraliste a droit à parler au monde même si sa voix mélodieuse se dissout dans l'immensité.
Depuis, l'utopie s'est appelée anticipation ; elle compte avec les créations de la science et les difficultés accumulées qui sont le lot des citoyens et tous les grands états asservis à des lois de plus en plus strictes, à de prétendues morales peu à peu encombrantes, à des manières de religion d'État qui marquent le monde civilisé contemporain sous le sceau de la Régression. Il n'y avait qu'un pays presque utopique et hors du siècle jusqu'ici, avec son vrai paganisme chrétien et une déliquescence sensuelle de la mystique, de la poésie : l'Espagne. Il sera temps de la visiter avant sa mise au moule des autres républiques dans un tour rapide des prochaines années.

Il faut dégager la portée générale de l'utopie. Chaque esprit qui croit à la possibilité de parler au monde pour le sortir de sa cangue et arrêter son glissement, choisit son mode d'expression, sa façon de crier même sans écho, casse-cou. C'est Karagheuz, flamberge au vent, c'est Muezzetin qui frappe un peu fort, c'est Gulliver incontinent, Figaro qui venge Sganarelle d'avoir trop encaissé d'humiliations et de servitude, c'est Gargantua qui plaint les hommes de s'entretuer pour des galettes, et Gog qui dénonce la folie universelle, enfin Pausole qui déposerait sa couronne si elle ne lui conférait d'autre pouvoir que celui d'arbitrer de minuscules conflits. On n'aurait pas à justifier l'utopie, si à travers l'évolution de ses formes, elle n'avait cédé souvent au genre le plus fastidieux, si elle n'avait tenté beaucoup d'esprits médiocres ; cependant on ne saurait l'oublier, elle a précédé de momentanées délivrances - et si l'on envisage l'histoire de l'humanité comme une lente libération d'un monde encore et toujours en exil elle a enseigné des transformations, des évasions, une amélioration du sort humain.

La première utopie française est de cent ans plus tardive que la mère de toutes. Elle parut en 1616 sous le titre : Histoire du grand et admirable royaume d'Antangil, avant donc la Cité du Soleil et Nova Atlantis. L'auteur arbitré sous des initiales demeure inconnu ; M. Frédéric Lachèvre qui a englobé son oeuvre dans celle du libertinage, ne l'a pas identifié ; l'honorable van Wijngaarden avance au début d'une thèse récente, à la faveur de contestables conjonctures et de bien fragiles hypothèses, que ce fut un pasteur. Or, il apparaît nettement que Antangil n'est écrite ni par orateur ni par un poète, que pour protestant que soit l'auteur, il est avant tout un militaire, puisque après un aveu positif d'un soldat sachant mal farder la vérité, il consacre un livre entier de quinze chapitres à l'étude de La Police militaire ; et il s'étend minutieusement sur l'organisation de l'armée, sa formation en campagne, ses armements, sa mise en ordre de bataille, son recrutement et son occupation en tant de paix : l'auteur s'excuse de n'en pas écrire plus ; il faut l'en remercier. Son protestantisme est trop libéral pour ne pas mériter la suspicion tant des purs calvinistes que des sectateurs du Synode de Dordrecht. Pour parler d'Antangil, royaume chrétien, il s'exprime ou avec ironie ou avec maladresse : "Depuis que le royaume a esté REDUIT au christianisme..." ! On a fait dans son pays idéal enlever les idoles des temples : le service religieux est assuré par des pasteurs et des évêques, des suffragants et des curés ! Il ne croit pas à cette chimère du purgatoire ; on ne vénère aucun objet, aucune image. L'enfant est baptisé nu. Quant aux moeurs du clergé, elles ne sont pas circonscrites dans le célibat ; la chasteté est fort recommandée aux pasteurs et "leurs propos, écrit-il, sont toujours confits avec le miel de la sainte doctrine" . L'unique mérite de cette utopie est d'être l'aînée dans la littérature française du genre théorique et didactique ; les idées ne sont ni originales ni audacieuses, l'écriture ni brillante ni élégante ; elle va un train d'artillerie.

Cependant elle a ce fonds commun à toutes les utopies ; elle vise à décrire un royaume parfait, si idéal même qu'on ne le trouve point pas plus que Platon n'a pas vu d'exemple de sa république, tandis que Morus a placé la sienne nulle part. A peu d'exception près, les utopistes ont vu, décrit un état communiste, propriétaire des biens-fonds et maître du partage et des attributions temporaires des terres. Les moins démocratiques font diriger l'état par une oligarchie et admettent deux classes de citoyens nullement opposées. Certains dénotent une vive préoccupation des relations sexuelles et le dominicain Campanella n'est pas celui des utopistes qui abrège le plus ce point des constitutions. L'éducation, la pédagogie qui préoccupent les créateurs de ces mondes offrent des innovations heureuses et hardies jusqu'à faire une place importante au sport. L'hygiène inconnue même du roi Soleil et de l'Europe jusqu'au siècle dernier, naît dans ces livres où l'individu, la cité bannissent toute porquerie. Même si leurs travaux furent le fruit de rancoeurs, de prosélytisme ou de dilettantisme, comment nier l'audace, l'ingéniosité, l'humanité des utopies ? Toutes, enfin, ont le fort de leurs hypothèses dans la discussion des principes de propriété, d'autorité et de sécurité. De pareilles constructions idéales ne vont point sans contradictions apparentes et depuis et toujours trop bien vérifiées. Ainsi la plupart des états utopiques repoussent le commerce intérieur, l'accumulation des richesses, les monopoles, la surproduction inutile, limitant le travail et le rendement aux strictes nécessités ; toutefois, trop intelligents pour admettre un état cellulaire, la plupart des utopistes notent que leur république permet aux autres États de faire du commerce même avec elle, aux siens de vendre à l'étranger au profit de tous ; en un mot tout ce que l'on a banni des constitutions est admis chez les voisins et dans une certaine mesure encouragé par les échanges. Les Républiques soviétiques n'ont pas procédé d'autre style.
Un autre point commun à toutes les utopies, c'est l'organisation militaire, non par souci de conquête mais sous l'excuse de la sécurité ; que l'armée soit nationale ou professionnelle, presque toutes les utopies enregistrent une armée, des guerriers, des armes et des munitions. On peut être surpris que des esprits aussi nobles que ceux de Morus, de Rabelais ou des grands économistes mettant leur intelligence à établir une constitution idéale n'aient point songé un pays où l'arbre de la paix fleurirait comme les tiges de Jessé et où la justice et la paix s'embrasseraient non sous les emblèmes de la guerre mais sous ceux du travail. Les Républiques soviétiques n'ont pas procédé d'autre style. Sans doute la condition misérable des hommes est d'appeler sur eux les pires fléaux.
Les points de vue originaux ne manquent pas à beaucoup d'utopies ; ici on a le mépris de l'or, là on comprend fort bien l'inutilité des exécutions capitales ; si les unes semblent établir des exceptions pour la nature des travaux imposés aux citoyens, celles-là n'en exemptent aucun membre de la république ou du royaume rêvé. Toutes ont supprimé l'abominable pauvreté en rêvant d'assurer à chaque citoyen à défaut de la somptuaire poule hebdomadaire, le nécessaire de nourriture et de confort. Les plus oligarchiques prennent le superflu de la nation pour assurer la vie du commun , c'est ce que dit heureusement l'auteur d'Antangil : "Je m'émerveille grandement voyant la gueuserie et mendicité que l'on voit par toute l'Europe", et il apporte sa contribution à établir un équilibre entre la pénurie et la satiété, entre le pauvre et le riche.
Cette course rapide à travers l'utopie et ses formes variées, à travers les états sociaux qu'elle imagine pour mieux montrer les défauts de ceux qu'elle tend à réformer, permet en premier lieu de constater le souci d'humanité de ses auteurs quels qu'ils aient été. Certains moralistes ont intenté des procès de morale aux utopistes, les frappant d'indignité si leur vie humaine n'a pas été exempte d'erreurs ; parfois même, pour Th. Morus par exemple, on irait jusqu'à ne considérer telle oeuvre que pour une rêverie d'homme d'État ou une fantaisie sans aucun rapport avec le milieu social où elle a été conçue. C'est défendre à un homme sujet aux faiblesses communes, de s'élever au-dessus de la condition de pécheur ; c'est défendre au prêtre d'une religion d'apporter quelque consolation mystique indépendante de ses vertus personnelles, c'est aller plus loin que l'Église qui admet la validité de ses dictames en défit de la qualité de ses médecins.

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M. Frédéric Lachèvre passera à bon droit pour le plus grand historien des libertins du XVIe au XVIIIe siècle ; par une contradiction à la fois humaine et bien française, il a poursuivi depuis de longues années le procès de tous les écrivains qui ont attenté à l'ordre et à la morale établis, du règne de Louis XIII à celui du Capet décapité. Sa partialité l'a conduit aux découvertes les plus minutieuses, à l'établissement de textes scrupuleux, à la manifestation d'auteurs inconnus, et tant sa probité d'historien est ferme, elle lui imposait sur ses considération personnelles la précellence des faits nus et des documents exacts où chacun peut trouver une interprétation et un sens à l'évolution des idées et des hommes. Grâces soient rendues à cet amateur qui, en 1898, s'occupa en bibliophile de Saint-Amand et nous a restitué en plus de trente ans une portion considérable de notre histoire littéraire. Point ne gêne de connaître ses conclusions ; il ne construit pas, il restitue à l'histoire des matériaux épars, inconnus ou mal connus, dans l'ordre de leur importance, dans leur chronologie et sans aucune sollicitation passionnée ou déshonnête. Cet amateur est ainsi devenu un prodigieux érudit et il faudra bien à qui voudra un jour écrire un panorama des idées françaises du procès de Théophile de Viau à la vie de Meslier qu'on utilise les matériaux, les textes, les hypothèses, les poussières même, que M. F. Lachèvre a inventoriés, datés, reconnus et transcrits en plus de trente volumes scrupuleux. Une telle contribution mérite un haut respect qui ne va pas, on s'est rendu compte, jusqu'à partager tels postulats ni telles conclusions du savant bibliographe. Ce que l'on comprend moins c'est l'abus cynique de tous ses travaux par les mercenaires de la petite histoire sans la probité d'une référence ; des frelons se nourrissent dans la ruche pleine de M. Lachèvre et se font une propriété déshonnête de ses découvertes (1).

En terminant cet inventaire un peu sommaire des variations dans la littérature de l'utopie, il faut consigner que la plupart d'entre elles ont établi aussi une sorte de religion souvent composée de bien d'autres, tant le penseur sent la nécessité endémique d'alléger, de sublimiser une vie heureuse, exempte de pauvreté et réduite aux plus inévitables misères, par le secours d'une mystique, d'un commerce avec le supra-terrestre plus que jamais inconnu. Un état nouveau pour une humanité nouvelle remplacera-t-il les médecines religieuses qui depuis cent ans sont inefficaces à notre monde en décomposition ? Les utopistes du XVIe siècle humanisaient un peu le christianisme ; certains rendaient moins réfrigérant le puritanisme calvinien. Tout à coup l'on pense à ce noble génie de Leibnitz venant à Paris dans le dessein de fondre la Réforme dans l'Église et incompris de ce borné, têtu et confus Arnauld qu'on a surnommé le Grand ! Depuis, quel utopiste a tenté la constitution d'une religion sociale qui ne saurait diviser les hommes mais au contraire apaiser leur soif d'inconnu en réduisant leurs préjugés ? Personne, sinon quelques philosophes et l'artiste qui, dans Parsifal, harmonisa la synthèse d'une messe laïque sans sacrifice avec le sang d'un dieu chrétien ou hindou, humain et céleste.

L'humanité contemporaine n'a jamais été menacée d'un incendie général si prochain. Plus que par le passé, les nations divisées n'ont qu'un souci : s'armer pour se défendre ou pour attaquer, conquérir pour mieux vivre ou se battre pour mieux garder, au point qu'on peut se demander avec angoisse si l'Europe, insatisfaite d'avoir sacrifié à son insécurité des millions d'hommes, éclate encore en luttes redoutables, que restera-t-il des nations résolues encore à sacrifier leur jeunesse à de périlleux idéaux ?
On sourit au procès facile intenté contre le colbertisme, l'impérialisme, le protectionnisme français au XVIIe siècle par le docteur van Wijngaarden (2), à la moralité française du XVIIIe siècle par certain Dr E. Duerhren (3). Il serait facile de répondre qu'en ces temps révolus, il n'eut guère été possible de dresser de pareils réquisitoires contre la Hollande naissante et contre l'Allemagne embryonnaire et sans caractère. Les temps ont-ils tant changé ? Le protectionnisme est-il un accident et la liberté de moeurs un monopole français ? On pourrait résoudre ces procès tendancieux en rappelant à l'un de ces deux érudits, les tarifs prohibitifs des douanes néerlandaises, ou l'importance considérable de colonies lointaines gardées en parties par une marine nationale et en partie par la marine britannique au prix de quelque trust arbitraire, les sévères dispositions que la plus libérale ( ?) des républiques, c'est-à-dire le royaume batave, a pris encore tout récemment contre des marins coupables de demander une augmentation de solde, et à l'autre que Moabit répond de la moralité de Montmartre et que les crimes commis sous la croix gammée ne permettent aucun reproche au siècle moderne le plus souriant, le plus ingénieux, le plus vivant et libre de notre histoire et de l'Europe. Par rapport à notre temps angoissé, le XVIIIe siècle nous apparaît comme une utopie abolie.

Les anticipations, utopies récentes sont toutes pessimistes : et elles voient juste. Il faudra peut-être encore de longs siècles, de grandes subversions, d'autres déluges, et de plus efficaces, de plus clairvoyantes prophéties pour que l'humanité sache enfin à quelles conditions elle peut achever un séjour accidentel sur un monde inconnu où elle perçoit des possibilités de bonheur au prix de lourdes misères. Quand l'individu saura ce qu'est sa loque d'emprunt, sa forme provisoire, quand les peuples connaîtront mieux leur fatalité, quand l'humanité saura le court voyage qu'elle accomplit ici vers l'inconnu, peut-être, alors une paix de résignation et d'attente bercera son transit terrestre. Vienne le poète, le penseur, l'inspiré qui lui peindra l'idéale cité, l'autre vie, le monde où tout s'unit et se fond. Celui qui écrira telle utopie, sera le prophète, le myste, le voyant qui ouvrira les portes d'or de l'utopie réalisée.

(1) Cf. Notre prélection : Le Poète dans le pays de liberté pour l'édition de La Chronique Scandaleuse de Paris de Claude Le Petit et nos notes dans l'édition documentaire du Port-Royal de Sainte Beuve. (Note de l'auteur).
(2) Les Odyssées philosophiques en France entre 1656 et 1789. (Idem).
(3) Le Marquis de Sade et son temps. (Id.).

René-Louis DOYON Paris, 16 avril 1933