On est
surpris - consultant l'histoire littéraire de l'utopie - d'enregistrer un nombre
considérable d'oeuvres du genre publiées depuis le livre-type de Thomas Morus paru à
Louvain en 1516, théorie formelle d'une république idéale que n'aurait pas reniée
Platon, à celui de Pierre Louÿs extrême fleur de l'utopie littéraire.
C'est dans les deux plus grands siècles des temps modernes, grands non seulement à
considérer l'éveil de l'Europe, mais aussi en regard de l'épanouissement intellectuel
de la France, le XVIe siècle et le XVIIIe surtout, que le genre
innové par Morus s'est multiplié sous les formes les plus diverses, du schéma
théorique au récit romanesque, de la rêverie humanitaire au pamphlet. A aucune époque
d'ailleurs sa nécessité ne fut plus opportune, et malgré une écriture souvent
ennuyeuse et presque illisible de nos jours, imposée par les contingences ; telles
qu'elles furent, les utopies de 1516 à 1796, sont l'expression le plus manifeste du souci
social des intelligences et des nécessités du moment.L'Utopie n'est pas née, quoi qu'on pense,
d'un passe-temps singulier du probe et lucide chancelier victime d'un énergique et
misérable tyran. Elle apparaît sous ses formes variées même les plus fâcheuses comme
un manifeste, comme un voeu en faveur du bien public ; elle est un appel d'honnêtes gens,
parfois même de révoltés, la vision ou le rêve délivrant celui qui en est hanté ;
elle est aussi un message à ceux qui pensent, un témoignage pour ceux qui agissent, et
toutes, théoriques, fantaisistes, humaines, morales ou fastidieuses, les utopies sont la
contribution que les génies politiques ou les littéraires, des hommes obscurs ou des
rêveurs ont apportée à la recréation d'un monde pendant à sa fin ou à l'élaboration
d'une société meilleure que celle où peinent les hommes ! A les lire, on trouve moins
souvent le procès qu'intente l'utopiste à son pays ou son gouvernement que l'écho en
lui des craquements sourds perçus dans la machine sociale prête à se rompre.
Il est téméraire de refaire l'histoire au bénéfice de principes, de théories. Un
mouvement perpétuel entraîne l'univers : la fuite rapide du monde vers on ne sait quel
éclatement définitif déchaîne les réactions constantes des sociétés contre ce qui
tend à arrêter d'inéluctables évolutions et de perpétuels retours. De la tribu à la
civilisation mécanique, du totem à une sorte de religion sociale matérialiste, les
apparences du monde changent, se renouvellent, se dissolvent et se reforment pendant que
les philosophes, les économistes, les théoriciens assemblent les matériaux de
l'édifice social. Tels travaux apparaissent comme un témoignage des efforts individuels
plutôt que la cause des bouleversements des sociétés. Seuls les délires mystiques
entraînent les peuples à ce qu'on a appelé des révolutions ; les oeuvres de pensée
n'ont jamais intéressé, frappé, marqué que des élites. Attribuer à la naissance des
utopies l'éclatement merveilleux si légitimement marqué sous le signe de la
Renaissance, voir entre celle de Thomas Morus et l'Isle Inconnue une chaîne
continue d'attaques contre l'ordre établi, c'est faire à un genre littéraire bien
spécial un honneur qu'il n'a jamais requis et omettre les fluctuations obscures et
irrésistibles des courants humains.
Le XVIe siècle a dissipé des nuées séculaires et versé de ses mains
hésitantes la substance grecque à un monde pressé de s'éveiller. A l'éclatement
lumineux d'un renouveau païen souvent mal compris et encore plus mal adapté, tous les
domaines de la pensée reçurent une neuve semence : la poésie s'enrichit, le théâtre
renaît, la philosophie ose, l'ésotérisme rappelle des secrets antérieurs, la musique
réagit contre la monodie. L'utopie fait partie de ce luxurieux cortège dans sa robe
sévère de philosophie et d'économie politique. Le vénérable Thomas Morus la crée,
lui donne un nom immortel qui, pour se changer en anticipation désigne la même
tendance sous d'autres aspects. Ses suivants seront nombreux : Campanella héritier des
mystiques italiens, Guillaume Postel visionnaire, Erasmus l'humaniste parfait, et le
géant Rabelais le plus humain de tous et le grand Chevalier Cervantès ! Chez les uns,
elle reste théorie et vision ; chez les autres, un plaidoyer émouvant autant qu'un
virulent procès des carences. Dans tous les domaines le feu de joie s'allume ; on dirait
que l'Europe veut penser seule. La réaction ne se fera point attendre ; à un
rationalisme manifeste sous ses prétextes néopaïens, s'oppose tout à coup la Réforme
; à son aube, d'honnêtes esprits saluent les clameurs de Luther et croient percevoir en
elles un choral libérateur ; mais bientôt, un bruit de chaînes prolonge les prônes de
Calvin ; une mystique élevée certes, cependant un retour à un christianisme
réfrigérant va paralyser les élans et retarder l'épanouissement des libertés.
Beaucoup des plus nobles esprits préfèrent à un évangélisme individuel et forcené,
le conformisme d'une religion catholique à demi-païenne ; les écrivains, les penseurs,
les poètes furent tenus de choisir, et beaucoup préfèrent un apparent abandon à de
nouvelles et pires servitudes. Peu à peu, les élans de la Renaissance furent brisés.
Montaigne lui-même dut envelopper ses pessimistes observations dans l'imbroglio habile de
ses références, et Shakespeare achève avec lui la splendide, l'unique éclosion de la
poésie théâtrale anglaise, redevenue un instant païenne, au bénéfice spécieux d'un
édit proscrivant toute allusion théologique sur les tréteaux. Les esprits méditatifs
seuls pensent dans la crainte. Un compromis va rendre leurs spéculations spécieuses, et
le XVIIe siècle s'ouvrira sous ce signe, hésitant entre catholicisme
amenuisé, resserré dans son formalisme par les jésuites, et le protestantisme prolongé
bientôt jusque dans le jansénisme. Descartes lui-même - manière de Platon toujours en
crainte de ciguë - voilera des audaces, travestira sa logique et fuira même par
sécurité.
On appellera ce siècle grand, épithète d'universitaire en mal de cours, ou de
partisan en mal de cause perdue ! Il s'ouvre dans l'arbitraire du pouvoir royal, il
s'achève dans les contraintes hypocrites et l'appauvrissement d'un pays qui restera
encore, par sa réaction lente et terrible la force, la pensée de l'Europe. Ce roi
masquant sous de grands airs et la pompe de son train, son esprit orgueilleux et étroit,
son absence de sens politique, son ignorance économique, ce roi qui n'eut de grands
hommes d'État que pour les briser, entraver leurs efforts, paralyser leur génie,
Colbert, Vauban, ce maître des destinées d'un peuple qui n'employa une trop langue vie
qu'à ruiner son pays, à entreprendre des guerres insensées, qu'à consacrer un art
triste et pompeux, lui qui déserta dans le mépris de ses sujets sa noble capitale pour
voler de maîtresse en courtisane, des camps dispendieux au Versailles somptuaire,
s'achève lentement, après la fistule, dans la bigoterie la plus étroite, la sujétion
de la Maintenon, l'obstination insensée contre tout ce qui est contraire à ses vues
bornées et un vasselage insolent dont il porte le faix avec aisance ! Il inaugure le
règne de l'hypocrisie, l'étouffement de la pensée ; c'est de lui que datent les Tartufe,
Panulphe, Onufre, Montufar et autres imposteurs dont il peupla la cour et les milieux
bien pensants. Pas un homme libre de pensée ne lui doit rien ; les grands écrivains
honorent son temps plus que lui ne les a honorés ; Pascal n'enfanta ses chefs-d'oeuvre
qu'à l'abri des censures royales ; Molière ne put donner toute sa mesure, ses virulences
étaient menacées et ses forces usées à distraire une cour solennelle. Ce roi précieux
ne tint pas la lyre de Racine qu'il punit même pour un attachement désespéré ; si
Bossuet enfla le ton et déversa ses grandes orchestrations verbales, ce fut bien plus la
manifestation de ses dons qu'un apport du temps. En revanche, Louis XIV en tête de
soudards et de sa cour envahira un pays petit mais énergique, incendiera le Palatinat à
plaisir, chassera les protestants comme des mouches, échouera dans la restauration des
Stuarts, mais il inscrira dans ses fastes le vasselage nobiliaire, l'armée régulière,
la destruction de Port-Royal, le spectacle de ses goinfreries, la dévastation du Nord de
la France ; jamais il n'aura entendu les cris de misère de tout un peuple qu'il ignore,
mais il exilera Fénelon ; faux Zeus, il repoussera les Colbert et les Vauban. Sa mort
tardive le trouve obstiné dans ses petitesses et grand dans cet orgueil dont il s'est
toujours revêtu, avec un pays affamé, la religion officielle asservie à Rome et une
haine tenace semée en Hollande et en Allemagne contre le plus libéral des peuples : tel
est ce monarque qu'on appellera grand, ce malfaiteur national dont un scribe académique
et borné dira dans une métaphore éléphantine : qu'il a épousé la France !
Que devient l'utopie dans cette
ambiance ? Elle se prémunit contre l'ingérence des censures ; elle accentue sa forme
romanesque ; elle emprunte à outrance les récits d'étranges retours ou de voyages
étranges ; c'est la Terre Australe connue, l'Histoire des Sévarambes, ou celle de
Calejava (l'Isle des hommes raisonnables) ; Lahontan va conter ses voyages ; le
Prince de Montberaud relate son séjour dans l'île de Naudely ; et dominant tout ce
fatras, Fénelon suit le fils d'Ulysse dans d'imaginaires aventures. Ce sera tout mais
assez pour éclairer les uns et précéder une littérature abondante qui éclatera
bientôt diverse, inégale, idyllique, joignant parfois la fausse bucolique au
sentimentalisme pleureur, l'anticléricalisme forcené à un moralisme enfantin. Le XVIIIe
siècle est né. Un souffle de liberté ou mieux de libération s'enfle, joue diversement,
anime les utopistes, stimule les philosophes, les savants, les économistes, le peuple. Le
roi triste du Parc-aux-Cerfs épuise les dernières joies imparties à une société
fatiguée de ses propres privilèges, de ses raffinées voluptés. Un historien veut lui
donner l'honneur d'un siècle sans doute à cause de ses débauches, ses abandons, ses
immoralités. Les XVIIIe est le grand siècle - non celui d'un Louis XIV, moins
encore celui de Louis XV voluptueux, mélancolique et fatigué, mais celui d'un effort
intellectuel général et d'un effort générateur. La poésie pure sombre sous cette
poussée rationnelle ; cependant la langue française amoindrie et policée du capitaine
Malherbe à l'adjudant Boileau va dépouiller la pompe solennelle et conventionnelle des
orateurs sacrés et des tragédiens ; elle va prendre le ton donné par les Provinciales.
Voltaire aère la prose, et l'esprit le plus fin s'insinue dans toute la littérature. Les
utopistes aussi vont se donner carrière ; encore des voyages, de fabuleuses découvertes,
d'invraisemblables naufrages ; Robinson Crusoë fait école, renchéri par Bernardin de
Saint-Pierre et achevé dans la déroute des larmes du Jean-Jacques passionné, hypocrite,
malheureux et aussi trop bien disant, d'une part, et d'autre part les fantaisies les plus
divergentes : Sethos, l'Empire de Cantahar, même le pays maçonnique de Philadelphes
et jusqu'aux Femmes Militaires ! Toutes les constructions hypothétiques tentent
une littérature souvent plus que seconde, pendant quoi paraissent Les Lettres
Persanes, l'Encyclopédie et les plus périlleux du genre Le Vicaire et Le
Contrat : la dernière utopie après celle des Féliciens en date 1796, et son
but ne manque pas d'ironie : "Dialogue sur l'inconvénient d'attacher des idées
morales à certaines actions physiques qui n'en comportent pas !", sous-titre au Supplément
au voyage de Bougainville. Cependant, les économistes ont travaillé ; les cahiers
des revendications sont prêts. Trêve au fatras des constructions hypothétiques ; un
nouvel incendie tardif et momentanément fécond illumine la France et l'Europe ; la
Révolution éclate ; elle veut instaurer l'ordre, l'égalité ; elle atteint son apogée
dans les réalisations étonnantes de la Convention : Malheur au mysticisme de
Robespierre, fruit du lacrymatoire rousseauisme ! Vouloir créer une religion pastorale,
ce n'est pas ce qu'ont rêvé tant d'utopistes ; les religions ne naissent point ainsi ;
elles viennent de plus profondes marées. La France sera livrée aux chiens de la
politique et aux aléas des audacieux ; un aventurier italien profite de la fatigue
continue qui a épuisé momentanément le génie trop comprimé d'un peuple en ébullition
depuis la mort de Louis XIV. Napoléon se couronnera, pire que le roi Soleil et les
Bourbons dégénérés reviendront. Mais qu'importent les flux et les reflux ; la France
est au moins délivrée du destin qui a gardé l'Italie comprimée jusqu'en 1871. On
pense, on parle ; d'autres idéaux naissent. L'utopie ne sera plus romanesque, sa religion
dogmatiste. Il y aura Saint-Simon, Fourier, le phalanstère et bientôt après La Commune,
noyée dans d'abominables massacres dignes des barbares par les triste Thiers. Plus
d'utopies ? Pas encore ; elles vont simplement changer de ton, puisqu'aussi bien les
peuples demeurent toujours, en dépit de tout effort, dans une atmosphère lourde de
matérialisme, d'incompréhension et de faux idéaux. Tentatives de mystique humaine
disséminées dans les attardés du romantisme jusqu'à Auguste Comte, déroute des pères
Enfantin et Loyson et même Loisy ! Le socialisme réussit plus par les avantages
matériels qu'il procure aux ouvriers que par la religion sociale qu'il ne sait pas leur
fournir. Le XXe siècle est tiraillé de bestialités dissimulées, de luttes,
d'étourdissements, comme un vague retour des joies du XVIIIe siècle ;
apparences ! La banalité de 1900 s'achève en l'immense faillite de 1914 pour se parfaire
vingt après dans la morale des gangsters, des boursiers, des cartels et des monopoles de
toute espèce !
Entre les assauts oratoires, les campagnes politiques, les armements des nations, deux
utopies naissent l'une pauvre inégale et stylistique d'Anatole France Sur la Pierre
Blanche ; l'autre artiste, souriante, injuriant aux impératifs catégoriques et à
toutes les servitudes morales : Les Aventures du Roi Pausole. C'est peut-être
Pierre Louÿs qui a tiré la meilleure leçon des événements dont les conséquences
s'aggravent pour une Europe plus en péril qu'elle ne le fut jamais. Il a écrit dans une
paix frelatée et grevée d'orages menaçants la fantaisie la plus souriante, l'appel le
plus sage, le chef-d'oeuvre le plus étranger aux terribles préoccupations d'un siècle
spéculatif et glissant à on ne peut prévoir quels retours ou à quelle transformation.
La législation de Triphème paraît à un examen sceptique un peu sommaire ; son droit
positif défend de nuire ; puis il s'accorde toute liberté qui ne gêne point. La
constitution esthétiquement spartiate bannit la laideur ; toutefois elle réprouve les
contraintes et n'admet pas les complications dans quoi les légistes depuis un siècle
impliquent arbitrairement l'individu, la société, les sociétés au profit des plus
habiles : les soldats de Triphème fleurissent des hampes au lieu de multiplier les moyens
de destruction ; en un mot, hors de la morale de son eunuque justifiée physiologiquement,
la liberté a une signification, une dignité, une vertu à Triphème qu'elle n'a connues
nulle part. Telle est la substance de la dernière utopie française réalisée dans un
chef-d'oeuvre de forme, de fond et de pensée. Un dilettante tout comme un moraliste a
droit à parler au monde même si sa voix mélodieuse se dissout dans l'immensité.
Depuis, l'utopie s'est appelée anticipation ; elle compte avec les créations de la
science et les difficultés accumulées qui sont le lot des citoyens et tous les grands
états asservis à des lois de plus en plus strictes, à de prétendues morales peu à peu
encombrantes, à des manières de religion d'État qui marquent le monde civilisé
contemporain sous le sceau de la Régression. Il n'y avait qu'un pays presque utopique et
hors du siècle jusqu'ici, avec son vrai paganisme chrétien et une déliquescence
sensuelle de la mystique, de la poésie : l'Espagne. Il sera temps de la visiter avant sa
mise au moule des autres républiques dans un tour rapide des prochaines années.
Il faut dégager la portée
générale de l'utopie. Chaque esprit qui croit à la possibilité de parler au monde pour
le sortir de sa cangue et arrêter son glissement, choisit son mode d'expression, sa
façon de crier même sans écho, casse-cou. C'est Karagheuz, flamberge au vent, c'est
Muezzetin qui frappe un peu fort, c'est Gulliver incontinent, Figaro qui venge Sganarelle
d'avoir trop encaissé d'humiliations et de servitude, c'est Gargantua qui plaint les
hommes de s'entretuer pour des galettes, et Gog qui dénonce la folie universelle, enfin
Pausole qui déposerait sa couronne si elle ne lui conférait d'autre pouvoir que celui
d'arbitrer de minuscules conflits. On n'aurait pas à justifier l'utopie, si à travers
l'évolution de ses formes, elle n'avait cédé souvent au genre le plus fastidieux, si
elle n'avait tenté beaucoup d'esprits médiocres ; cependant on ne saurait l'oublier,
elle a précédé de momentanées délivrances - et si l'on envisage l'histoire de
l'humanité comme une lente libération d'un monde encore et toujours en exil elle a
enseigné des transformations, des évasions, une amélioration du sort humain.
La première utopie française est
de cent ans plus tardive que la mère de toutes. Elle parut en 1616 sous le titre : Histoire
du grand et admirable royaume d'Antangil, avant donc la Cité du Soleil et Nova
Atlantis. L'auteur arbitré sous des initiales demeure inconnu ; M. Frédéric
Lachèvre qui a englobé son oeuvre dans celle du libertinage, ne l'a pas identifié ;
l'honorable van Wijngaarden avance au début d'une thèse récente, à la faveur de
contestables conjonctures et de bien fragiles hypothèses, que ce fut un pasteur. Or, il
apparaît nettement que Antangil n'est écrite ni par orateur ni par un poète, que
pour protestant que soit l'auteur, il est avant tout un militaire, puisque après un aveu
positif d'un soldat sachant mal farder la vérité, il consacre un livre entier de quinze
chapitres à l'étude de La Police militaire ; et il s'étend minutieusement sur
l'organisation de l'armée, sa formation en campagne, ses armements, sa mise en ordre de
bataille, son recrutement et son occupation en tant de paix : l'auteur s'excuse de n'en
pas écrire plus ; il faut l'en remercier. Son protestantisme est trop libéral pour ne
pas mériter la suspicion tant des purs calvinistes que des sectateurs du Synode de
Dordrecht. Pour parler d'Antangil, royaume chrétien, il s'exprime ou avec ironie
ou avec maladresse : "Depuis que le royaume a esté REDUIT au christianisme..."
! On a fait dans son pays idéal enlever les idoles des temples : le service religieux est
assuré par des pasteurs et des évêques, des suffragants et des curés ! Il ne croit pas
à cette chimère du purgatoire ; on ne vénère aucun objet, aucune image.
L'enfant est baptisé nu. Quant aux moeurs du clergé, elles ne sont pas circonscrites
dans le célibat ; la chasteté est fort recommandée aux pasteurs et "leurs
propos, écrit-il, sont toujours confits avec le miel de la sainte doctrine"
. L'unique mérite de cette utopie est d'être l'aînée dans la littérature française
du genre théorique et didactique ; les idées ne sont ni originales ni audacieuses,
l'écriture ni brillante ni élégante ; elle va un train d'artillerie.
Cependant elle a ce fonds commun à
toutes les utopies ; elle vise à décrire un royaume parfait, si idéal même qu'on ne le
trouve point pas plus que Platon n'a pas vu d'exemple de sa république, tandis que Morus
a placé la sienne nulle part. A peu d'exception près, les utopistes ont vu, décrit un
état communiste, propriétaire des biens-fonds et maître du partage et des attributions
temporaires des terres. Les moins démocratiques font diriger l'état par une oligarchie
et admettent deux classes de citoyens nullement opposées. Certains dénotent une vive
préoccupation des relations sexuelles et le dominicain Campanella n'est pas celui des
utopistes qui abrège le plus ce point des constitutions. L'éducation, la pédagogie qui
préoccupent les créateurs de ces mondes offrent des innovations heureuses et hardies
jusqu'à faire une place importante au sport. L'hygiène inconnue même du roi Soleil et
de l'Europe jusqu'au siècle dernier, naît dans ces livres où l'individu, la cité
bannissent toute porquerie. Même si leurs travaux furent le fruit de rancoeurs, de
prosélytisme ou de dilettantisme, comment nier l'audace, l'ingéniosité, l'humanité des
utopies ? Toutes, enfin, ont le fort de leurs hypothèses dans la discussion des principes
de propriété, d'autorité et de sécurité. De pareilles constructions idéales ne vont
point sans contradictions apparentes et depuis et toujours trop bien vérifiées. Ainsi la
plupart des états utopiques repoussent le commerce intérieur, l'accumulation des
richesses, les monopoles, la surproduction inutile, limitant le travail et le rendement
aux strictes nécessités ; toutefois, trop intelligents pour admettre un état
cellulaire, la plupart des utopistes notent que leur république permet aux autres États
de faire du commerce même avec elle, aux siens de vendre à l'étranger au profit de tous
; en un mot tout ce que l'on a banni des constitutions est admis chez les voisins et dans
une certaine mesure encouragé par les échanges. Les Républiques soviétiques n'ont pas
procédé d'autre style.
Un autre point commun à toutes les utopies, c'est l'organisation militaire, non par souci
de conquête mais sous l'excuse de la sécurité ; que l'armée soit nationale ou
professionnelle, presque toutes les utopies enregistrent une armée, des guerriers, des
armes et des munitions. On peut être surpris que des esprits aussi nobles que ceux de
Morus, de Rabelais ou des grands économistes mettant leur intelligence à établir une
constitution idéale n'aient point songé un pays où l'arbre de la paix fleurirait comme
les tiges de Jessé et où la justice et la paix s'embrasseraient non sous les emblèmes
de la guerre mais sous ceux du travail. Les Républiques soviétiques n'ont pas procédé
d'autre style. Sans doute la condition misérable des hommes est d'appeler sur eux les
pires fléaux.
Les points de vue originaux ne manquent pas à beaucoup d'utopies ; ici on a le mépris de
l'or, là on comprend fort bien l'inutilité des exécutions capitales ; si les unes
semblent établir des exceptions pour la nature des travaux imposés aux citoyens,
celles-là n'en exemptent aucun membre de la république ou du royaume rêvé. Toutes ont
supprimé l'abominable pauvreté en rêvant d'assurer à chaque citoyen à défaut de la
somptuaire poule hebdomadaire, le nécessaire de nourriture et de confort. Les plus
oligarchiques prennent le superflu de la nation pour assurer la vie du commun , c'est ce
que dit heureusement l'auteur d'Antangil : "Je m'émerveille grandement
voyant la gueuserie et mendicité que l'on voit par toute l'Europe", et il
apporte sa contribution à établir un équilibre entre la pénurie et la satiété, entre
le pauvre et le riche.
Cette course rapide à travers l'utopie et ses formes variées, à travers les états
sociaux qu'elle imagine pour mieux montrer les défauts de ceux qu'elle tend à réformer,
permet en premier lieu de constater le souci d'humanité de ses auteurs quels qu'ils aient
été. Certains moralistes ont intenté des procès de morale aux utopistes, les frappant
d'indignité si leur vie humaine n'a pas été exempte d'erreurs ; parfois même, pour Th.
Morus par exemple, on irait jusqu'à ne considérer telle oeuvre que pour une rêverie
d'homme d'État ou une fantaisie sans aucun rapport avec le milieu social où elle a été
conçue. C'est défendre à un homme sujet aux faiblesses communes, de s'élever au-dessus
de la condition de pécheur ; c'est défendre au prêtre d'une religion d'apporter quelque
consolation mystique indépendante de ses vertus personnelles, c'est aller plus loin que
l'Église qui admet la validité de ses dictames en défit de la qualité de ses
médecins.
* * *
M. Frédéric Lachèvre passera à
bon droit pour le plus grand historien des libertins du XVIe au XVIIIe
siècle ; par une contradiction à la fois humaine et bien française, il a poursuivi
depuis de longues années le procès de tous les écrivains qui ont attenté à l'ordre et
à la morale établis, du règne de Louis XIII à celui du Capet décapité. Sa
partialité l'a conduit aux découvertes les plus minutieuses, à l'établissement de
textes scrupuleux, à la manifestation d'auteurs inconnus, et tant sa probité d'historien
est ferme, elle lui imposait sur ses considération personnelles la précellence des faits
nus et des documents exacts où chacun peut trouver une interprétation et un sens à
l'évolution des idées et des hommes. Grâces soient rendues à cet amateur qui, en 1898,
s'occupa en bibliophile de Saint-Amand et nous a restitué en plus de trente ans une
portion considérable de notre histoire littéraire. Point ne gêne de connaître ses
conclusions ; il ne construit pas, il restitue à l'histoire des matériaux épars,
inconnus ou mal connus, dans l'ordre de leur importance, dans leur chronologie et sans
aucune sollicitation passionnée ou déshonnête. Cet amateur est ainsi devenu un
prodigieux érudit et il faudra bien à qui voudra un jour écrire un panorama des idées
françaises du procès de Théophile de Viau à la vie de Meslier qu'on utilise les
matériaux, les textes, les hypothèses, les poussières même, que M. F. Lachèvre a
inventoriés, datés, reconnus et transcrits en plus de trente volumes scrupuleux. Une
telle contribution mérite un haut respect qui ne va pas, on s'est rendu compte, jusqu'à
partager tels postulats ni telles conclusions du savant bibliographe. Ce que l'on comprend
moins c'est l'abus cynique de tous ses travaux par les mercenaires de la petite histoire
sans la probité d'une référence ; des frelons se nourrissent dans la ruche pleine de M.
Lachèvre et se font une propriété déshonnête de ses découvertes (1).
En terminant cet inventaire un peu
sommaire des variations dans la littérature de l'utopie, il faut consigner que la plupart
d'entre elles ont établi aussi une sorte de religion souvent composée de bien d'autres,
tant le penseur sent la nécessité endémique d'alléger, de sublimiser une vie heureuse,
exempte de pauvreté et réduite aux plus inévitables misères, par le secours d'une
mystique, d'un commerce avec le supra-terrestre plus que jamais inconnu. Un état nouveau
pour une humanité nouvelle remplacera-t-il les médecines religieuses qui depuis cent ans
sont inefficaces à notre monde en décomposition ? Les utopistes du XVIe
siècle humanisaient un peu le christianisme ; certains rendaient moins réfrigérant le
puritanisme calvinien. Tout à coup l'on pense à ce noble génie de Leibnitz venant à
Paris dans le dessein de fondre la Réforme dans l'Église et incompris de ce borné,
têtu et confus Arnauld qu'on a surnommé le Grand ! Depuis, quel utopiste a tenté la
constitution d'une religion sociale qui ne saurait diviser les hommes mais au contraire
apaiser leur soif d'inconnu en réduisant leurs préjugés ? Personne, sinon quelques
philosophes et l'artiste qui, dans Parsifal, harmonisa la synthèse d'une messe laïque
sans sacrifice avec le sang d'un dieu chrétien ou hindou, humain et céleste.
L'humanité contemporaine n'a jamais
été menacée d'un incendie général si prochain. Plus que par le passé, les nations
divisées n'ont qu'un souci : s'armer pour se défendre ou pour attaquer, conquérir pour
mieux vivre ou se battre pour mieux garder, au point qu'on peut se demander avec angoisse
si l'Europe, insatisfaite d'avoir sacrifié à son insécurité des millions d'hommes,
éclate encore en luttes redoutables, que restera-t-il des nations résolues encore à
sacrifier leur jeunesse à de périlleux idéaux ?
On sourit au procès facile intenté contre le colbertisme, l'impérialisme, le
protectionnisme français au XVIIe siècle par le docteur van Wijngaarden (2), à la moralité française du XVIIIe siècle par certain
Dr E. Duerhren (3). Il serait facile de répondre qu'en ces temps
révolus, il n'eut guère été possible de dresser de pareils réquisitoires contre la
Hollande naissante et contre l'Allemagne embryonnaire et sans caractère. Les temps
ont-ils tant changé ? Le protectionnisme est-il un accident et la liberté de moeurs un
monopole français ? On pourrait résoudre ces procès tendancieux en rappelant à l'un de
ces deux érudits, les tarifs prohibitifs des douanes néerlandaises, ou l'importance
considérable de colonies lointaines gardées en parties par une marine nationale et en
partie par la marine britannique au prix de quelque trust arbitraire, les sévères
dispositions que la plus libérale ( ?) des républiques, c'est-à-dire le royaume batave,
a pris encore tout récemment contre des marins coupables de demander une augmentation de
solde, et à l'autre que Moabit répond de la moralité de Montmartre et que les crimes
commis sous la croix gammée ne permettent aucun reproche au siècle moderne le plus
souriant, le plus ingénieux, le plus vivant et libre de notre histoire et de l'Europe.
Par rapport à notre temps angoissé, le XVIIIe siècle nous apparaît comme
une utopie abolie.
Les anticipations, utopies récentes
sont toutes pessimistes : et elles voient juste. Il faudra peut-être encore de longs
siècles, de grandes subversions, d'autres déluges, et de plus efficaces, de plus
clairvoyantes prophéties pour que l'humanité sache enfin à quelles conditions elle peut
achever un séjour accidentel sur un monde inconnu où elle perçoit des possibilités de
bonheur au prix de lourdes misères. Quand l'individu saura ce qu'est sa loque d'emprunt,
sa forme provisoire, quand les peuples connaîtront mieux leur fatalité, quand
l'humanité saura le court voyage qu'elle accomplit ici vers l'inconnu, peut-être, alors
une paix de résignation et d'attente bercera son transit terrestre. Vienne le poète, le
penseur, l'inspiré qui lui peindra l'idéale cité, l'autre vie, le monde où tout s'unit
et se fond. Celui qui écrira telle utopie, sera le prophète, le myste, le voyant qui
ouvrira les portes d'or de l'utopie réalisée.
(1) Cf. Notre
prélection : Le Poète dans le pays de liberté pour l'édition de La Chronique
Scandaleuse de Paris de Claude Le Petit et nos notes dans l'édition documentaire du
Port-Royal de Sainte Beuve. (Note de l'auteur).
(2) Les Odyssées philosophiques en France entre 1656 et 1789. (Idem).
(3) Le Marquis de Sade et son temps. (Id.).
René-Louis DOYON
Paris, 16 avril 1933 |