UTOPIE
Ce mot, primitivement forgé par Thomas Morus pour désigner l'île imaginaire où il
place le siège de l'Etat parfait, est devenu le terme général par lequel on qualifie
toute conception, d'ordre pratique, essentiellement irréalisable. En ce sens, l'utopie
peut être considérée comme une forme particulière de l'idéal : c'est un idéal,
presque toujours relatif aux choses morales et sociales, de félicité, etc., plus ou
moins systématiquement élaboré par l'esprit, mais qui, faute de s'accorder suffisamment
avec les conditions de la réalité, est destiné à demeurer toujours à l'état de
rêve. Elle est dans l'ordre pratique l'équivalent du paradoxe dans l'ordre théorique,
avec cette différence toutefois que le paradoxe n'est pas nécessairement une erreur,
tandis que l'utopie est par définition même une impossibilité. Il est vrai que,
lorsqu'on taxe un idéal d'utopique, il n'est pas toujours facile de faire la preuve de
l'assertion. Seule en effet l'expérience peut décider en dernier ressort si telle
conception que nous supposons irréalisable peut ou non se réaliser. Bien des inventions,
bien des réformes universellement acceptées ou adoptées de nos jours, ont été
qualifiées d'utopies par nos ancêtres. C'est pourquoi il est, en somme, peu conforme à
la "prudence philosophique" de rejeter en bloc même les conceptions qui peuvent
paraître les plus éloignées de la pratique et de la réalité en leur opposant
l'accusation d'utopie comme une fin de non-recevoir. L'utopie d'aujourd'hui sera
peut-être la réalité de demain. D'autre part, cependant, il est indispensable de
rappeler à tous les rêveurs qu'un idéal peut être théoriquement aussi parfait qu'on
voudra sans être pour cela pratiquement réalisable, et par conséquent que, la question
du désirable étant résolue, il reste encore à résoudre celle du possible.
- Notons en terminant qu'un philosophe contemporain, Renouvier, a proposé une notion
analogue à celle de l'utopie, mais d'une portée exclusivement spéculative, la notion de
l'uchronie, en supposant que, grâce au libre arbitre de l'homme, l'histoire de
l'humanité aurait pu, à certains moments, prendre un autre cours, par exemple, si
Marc-Aurèle avait réglé définitivement la constitution de l'empire romain, si
François 1er s'était converti au protestantisme, etc. (V. Idéal, Paradoxe,
etc.). E. Boirac
La Grande
encyclopédie : inventaire raisonné des sciences, des lettres et des arts par une
société de savants et de gens de lettres.
Tome trente-et-unième : Thermopyle-Zyrmi. Sous la direction de MM. Berthelot, Hartwig
Derenbourg, F.-Camille Dreyfus... - Paris, Société anonyme de La Grande encyclopédie,
1885-1902, p. 631. |