De la terre
à la lune
Quand jeus percé selon le calcul
que jai fait depuis beaucoup plus des trois quarts du chemin qui sépare la terre
davec la lune, je me vis tout dun coup choir les pieds en haut, sans avoir
culbuté en aucune façon, encore ne men fussé-je pas aperçu, si je neusse
senti ma tête chargée du poids de mon corps. Je connus bien à la vérité que je ne
retombais pas vers notre monde ; car encore que je me trouvasse entre deux lunes, et
que je remarquasse fort bien que je méloignais de l'une à mesure que je
mapprochais de lautre, jétais assuré que la plus grande était notre
globe ; pour ce quau bout dun jour ou deux de voyage, les réfractions
éloignées du soleil venant à confondre la diversité des corps et des climats, il ne
mavait plus paru que comme une grande plaque dor. Cela me fit imaginer que je
baissais vers la lune, et je me confirmai dans cette opinion, quand je vins à me souvenir
que je navais commencé de choir quaprès les trois quarts du chemin.
"Car, disais-je en moi-même, cette masse étant moindre que la nôtre, il faut
que la sphère de son activité soit aussi moins étendue, et que par conséquent
jaie senti plus tard la force de son centre."
Enfin, après avoir été fort longtemps à tomber, à ce que je préjugeai, car la
violence du précipice mempêcha de le remarquer, le plus loin dont je me souviens,
cest que je me trouvai sous un arbre embarrassé avec trois ou quatre branches assez
grosses que javais éclatées par ma chute, et le visage mouillé dune pomme
qui sétait écachée contre.Le paradis terrestre
Par bonheur, ce lieu-là était, comme
vous le saurez bientôt, le paradis terrestre, et larbre sur lequel je tombai se
trouva justement larbre de vie. Ainsi vous pouvez bien juger que sans ce hasard, je
serais mille fois mort. Jai souvent fait depuis réflexion sur ce que le vulgaire
assure quen se précipitant dun lieu fort haut, on est étouffé auparavant de
toucher la terre ; et jai conclu de mon aventure quil en avait menti, ou
bien quil fallait que le jus énergique de ce fruit, qui mavait coulé dans la
bouche, eût rappelé mon âme qui nétait pas loin de mon cadavre, encore tout
tiède, et encore disposé aux fonctions de la vie. En effet, sitôt que je fus à terre
ma douleur sen alla avant même de se peindre en ma mémoire ; et la faim, dont
pendant mon voyage javais été beaucoup travaillé, ne me fit trouver en sa place
quun léger souvenir de lavoir perdue.
A peine quand je fus relevé, eus-je observé la plus large des quatre grandes rivières
qui forment un lac en la bouchant, que lesprit ou lâme invisible des simples
qui sexhalent sur cette contrée me vint réjouir lodorat ; et je connus
que les cailloux ny étaient ni durs ni raboteux, et quils avaient soin de
samollir quand on marchait dessus. Je rencontrai dabord une étoile de cinq
avenues, dont les arbres par leur excessive hauteur semblaient porter au ciel un parterre
de haute futaie. En promenant mes yeux de la racine au sommet, puis les précipitant du
faîte jusquau pied, je doutais si la terre les portait ou si eux-mêmes ne
portaient point la terre pendue à leurs racines ; on dirait que leur front
superbement élevé plie comme par force sous la pesanteur des globes célestes dont on
dirait quils ne soutiennent la charge quen gémissant ; leurs bras
étendus vers le ciel témoignaient en lembrassant demander aux astres la
bénignité toute pure de leurs influences, et la recevoir, auparavant quelles aient
rien perdu de leur innocence, au lit des éléments.
Les
printemps éternels
Là de tous côtés les fleurs sans
avoir eu dautre jardinier que la nature respirent une haleine si douce, quoique
sauvage, quelle réveille et satisfait lodorat ; là lincarnat
dune rose sur léglantier, et lazur éclatant dune violette sous
des ronces, ne laissant point de liberté pour le choix, font juger quelles sont
toutes deux plus belles lune que lautre ; là le printemps compose toutes
les saisons ; là ne germe point de plante vénéneuse que sa naissance ne trahisse
sa conversation ; là les ruisseaux par un agréable murmure racontent leurs voyages
aux cailloux ; là mille petites gosiers emplumés font retentir la forêt au bruit
de leurs mélodieuses chansons ; et la trémoussante assemblée de ces divins
musiciens est si générale, quil semble que chaque feuille dans le bois ait pris la
langue et la figure dun rossignol ; lEcho prend tant de plaisir à leurs
airs, quon dirait à les lui entendre répéter, quelle ait envie de les
apprendre.
A côté de ce bois se voient deux prairies, dont le vert-gai continu fait une émeraude
à perte de vue. Le mélange confus des peintures que le printemps attache à cent petites
fleurs en égare les nuances lune dans lautre avec une si agréable confusion,
quon ne sait si ces fleurs agitées par un doux zéphyr courent plutôt après
elles-mêmes, quelles ne fuient pour échapper aux caresses de ce vent folâtre. On
prendrait même cette prairie pour un océan, à cause quelle est comme une mer qui
noffre point de rivage, en sorte que mon il épouvanté davoir couru si
loin sans découvrir le bord y envoyait vitement ma pensée ; et ma pensée doutant
que ce fût lextrémité du monde se voulait persuader que des lieux si charmants
avaient peut-être forcé le ciel de se joindre à la terre. Au milieu dun tapis si
vaste et si plaisant, court à bouillons dargent une fontaine rustique qui couronne
ses bords dun gazon émaillé de bassinets, de violettes, et de cent autres petites
fleurs, qui semblent se presser à qui sy mirera la première : elle est encore
au berceau, car elle ne vient que de naître, et sa face jeune et polie ne montre pas
seulement une ride. Les grands cercles quelle promène en revenant mille fois sur
soi-même montrent que cest bien à regret quelle sort de son pays
natal ; et comme si elle eût été honteuse de se voir caressée auprès de sa
mère, elle repoussa en murmurant ma main qui la voulait toucher. Les animaux qui sy
venaient désaltérer, plus raisonnables que ceux de notre monde, témoignaient être
surpris de voir quil faisait grand jour vers lhorizon, pendant quils
regardaient le soleil aux antipodes, et nosaient se pencher sur le bord, de crainte
quils avaient de tomber au firmament.
Il faut que je vous avoue quà la vue de tant de belles choses je me sentis
chatouillé de ces agréables douleurs quon dit que sent lembryon à
linfusion de son âme. Le vieux poil me tomba pour faire place à dautres
cheveux plus épais et plus déliés. Je sentis ma jeunesse se rallumer, mon visage
devenir vermeil, ma chaleur naturelle se remêler doucement à mon humide radical ;
enfin je reculai sur mon âge environ quatorze ans.
Histoire
dElie
Javais cheminé demi-lieue à
travers une forêt de jasmins et de myrtes quand japerçus couché à lombre
je ne sais quoi qui remuait : cétait un jeune adolescent, dont la majestueuse
beauté me força presque à ladoration. Il se leva pour men empêcher :
"Et ce nest pas à moi, sécria-t-il, cest à Dieu que tu
dois ces humilités !" Vous voyez une personne, lui répondis-je, consternée
de tant de miracles, que je ne sais par lequel débuter mes admirations ; car venant
dun monde que vous prenez sans doute ici pour une lune, je pensais être abordé
dans un autre que ceux de mon pays appellent la lune aussi ; et voilà que je me
trouve en paradis aux pieds dun Dieu qui ne veut pas être adoré, et dun
étranger qui parle ma langue. Hormis la qualité de Dieu, me répliqua-t-il, dont
je ne suis que la créature, ce que vous dites est véritable ; cette terre-ci est la
lune que vous voyez de votre globe ; et ce lieu-ci où vous marchez est le paradis,
mais cest le paradis terrestre où nont jamais entré que six personnes :
Adam, Eve, Enoch, moi qui suis le vieil Elie, saint Jean lEvangéliste, et vous.
Vous savez bien comment les deux premiers en furent bannis, mais vous ne savez pas comment
ils arrivèrent en votre monde. Sachez donc quaprès avoir tâté tous deux de la
pomme défendue, Adam, qui craignait que Dieu, irrité par sa présence, en rengrégeât
sa punition, considéra la lune, votre terre, comme le seul refuge où il se pouvait
mettre à labri des poursuites de son Créateur.
Or en ce temps-là, limagination chez lhomme était si forte, pour
navoir point encore été corrompue, ni par les débauches, ni par la crudité des
aliments, ni par laltération des maladies, quétant alors excité au violent
désir daborder cet asile, et que sa masse étant devenue légère par le feu de cet
enthousiasme, il y fut enlevé de la même sorte quil sest vu des philosophes,
leur imagination fortement tendue à quelque chose, être emportés en lair par des
ravissements que vous appelez extatiques. Eve, que linfirmité de son sexe rendait
plus faible et moins chaude, naurait pas eu sans doute limagination assez
vigoureuse pour vaincre par la contention de sa volonté le poids de la matière, mais
parce quil y avait très peu quelle avait été tirée du corps de son mari,
la sympathie dont cette moitié était encore liée à son tout la porta vers lui à
mesure quil montait, comme lambre se fait suivre de la paille, comme
laimant se tourne au septentrion doù il a été arraché, et Adam attira
cette partie de lui-même comme la mer attire les fleuves qui sont sortis delle.
Arrivés quils furent en votre terre, ils shabituèrent entre la Mésopotamie
et lArabie : les Hébreux lont connu sous le nom dAdam et les
idolâtres sous le nom de Prométhée, que les poètes feignirent avoir dérobé le feu du
ciel, à cause de ses descendants quil engendra pourvus dune âme aussi
parfaite que celle dont Dieu lavait rempli.
Lascension
dEnoch
Ainsi pour habiter votre
monde, le premier homme laissa celui-ci désert ; mais le Tout-Sage ne voulut pas
quune demeure si heureuse restât sans habitants : il permit peu de siècles
après quEnoch ennuyé de la compagnie des hommes, dont linnocence se
corrompait, eut envie de les abandonner. Mais ce saint personnage toutefois ne jugea point
de retraite assurée contre lambition de ses parents qui ségorgeaient déjà
pour le partage de votre monde, sinon la terre bienheureuse, dont jadis, Adam son aïeul
lui avait tant parlé. Toutefois comment y aller ? Léchelle de Jacob
nétait pas encore inventée ! La grâce du Très-Haut y suppléa, car elle fit
quEnoch savisa que le feu du ciel descendait sur les holocaustes des justes et
de ceux qui étaient agréables devant la face du Seigneur, selon la parole de sa
bouche : "Lodeur des sacrifices du juste est montée jusques à moi."
Un jour que cette flamme divine était acharnée à consumer une victime quil
offrait à lEternel, de la vapeur qui sexhalait il remplit deux grands vases
quil luta hermétiquement, et se les attacha sous les aisselles. La fumée aussitôt
qui tendait à sélever droit à Dieu, et qui ne pouvait que par miracle pénétrer
le métal, poussa les vases en haut, et de la sorte enlevèrent avec eux ce saint homme.
Quand il fut monté jusques à la lune, et quil eut jeté les yeux sur ce beau
jardin, un épanouissement de joie presque surnaturelle lui fit connaître que c'était le
paradis terrestre où son grand-père avait autrefois demeuré. Il délia promptement les
vaisseaux quil avait ceints comme des ailes autour de ses épaules, et le fit avec
tant de bonheur, quà peine était-il en lair quatre toises au-dessus de la
lune, quil prit congé de ses nageoires. Lélévation cependant était assez
grande pour le beaucoup blesser, sans le grand tour de sa robe, où le vent
sengouffra, et lardeur du feu de la charité qui le soutint aussi
jusquà ce quil eût mis pied à terre. Pour les deux vases ils montèrent
jusquà ce que Dieu les enchâssât dans le ciel où ils sont demeurés : et
cest ce quaujourdhui vous appelez les Balances, qui nous montrent bien
tous les jours quelles sont encore pleines des odeurs du sacrifice dun juste
par les influences favorables quelles inspirent sur lhoroscope de Louis de
Juste, qui eut les Balances pour ascendant.
Le
déluge
Enoch nétait pas
encore toutefois en ce jardin ; il ny arriva que quelque temps après. Ce fut
alors que déborda le déluge, car les eaux où votre monde sengloutit montèrent à
une hauteur si prodigieuse que larche voguait dans les dieux à côté de la lune.
Les humains aperçurent ce globe par la fenêtre, mais la réflexion de ce grand corps
opaque saffaiblissant à cause de leur proximité qui partageait sa lumière, chacun
deux crut que cétait un canton de la terre qui navait pas été noyé.
Il ny eut quune fille de Noé, nommée Achab qui, à cause peut-être
quelle avait pris garde quà mesure que le navire haussait il approchaient de
cet astre, soutint à cor et à cri quassurément cétait la lune. On eut beau
lui représenter que la sonde jetée, on navait trouvé que quinze coudées
deau, elle répondit que le fer avait donc rencontré le dos dune baleine
quils avaient pris pour la terre : que, quant à elle, quelle était bien
assurée que cétait la lune en propre personne quils allaient aborder. Enfin
comme chacun opine pour son semblable, toutes les autres femmes se le persuadèrent en
suite.
La
femme et la lune
Les voilà donc malgré la
défense des hommes qui jettent lesquif en mer. Achab était la plus
hasardeuse ; aussi voulut-elle la première essayer le péril. Elle se lance
allègrement dedans, et tout son sexe lallait joindre, sans une vague qui sépara le
bateau du navire. On eut beau crier après elle, lappeler cent fois lunatique,
protester quelle serait cause quun jour on reprocherait à toutes les femmes
davoir dans la tête un quartier de la lune, elle se moqua deux. La voilà qui
voque hors du monde. Les animaux suivirent son exemple, car la plupart des oiseaux qui se
sentirent laile assez forte pour risquer le voyage, impatients de la première
prison dont on eût encore arrêté leur liberté, donnèrent jusque-là. Des quadrupèdes
même, les plus courageux, se mirent à la nage. Il en était sorti près de mille, avant
que les fils de Noé pussent fermer les étables que la foule des animaux qui
séchappaient tenait ouvertes. La plupart abordèrent ce nouveau monde. Pour
lesquif, il alla donner contre un coteau fort agréable où la généreuse Achab
descendit, et, joyeuse davoir connu quen effet cette terre-là était la lune,
ne voulut point se rembarquer pour rejoindre ses frères. Elle shabitua quelque
temps dans une grotte, et comme un jour elle se promenait, balançant si elle serait
fâchée davoir perdu la compagnie des siens ou si elle en serait bien aise, elle
aperçut un homme qui abattait du gland. La joie dune telle rencontre le fit voler
aux embrassements ; elle en reçut de réciproques, car il y avait encore plus
longtemps que le vieillard navait vu de visage humain. Cétait Enoch le Juste.
Ils vécurent ensemble, et sans que le naturel impie de ses enfants et lorgueil de
sa femme lobligeassent de se retirer dans les bois, ils auraient achevé ensemble de
filer leurs jours avec toute la douceur dont Dieu bénit le mariage des justes.
La
révélation
Là, tous les jours, dans les retraites les plus sauvages de ces affreuses
solitudes, ce bon vieillard offrait à Dieu un esprit épuré, son cur en
holocauste, quand de larbre de science que vous savez qui est en ce jardin, un jour
étant tombé une pomme dans la rivière au bord de laquelle il est planté, elle fut
portée à la merci des vagues hors le paradis, en un lieu où le pauvre Enoch, pour
sustenter sa vie, prenait du poisson à la pêche. Ce beau fruit fut arrêté dans le
filet, il le mangea. Aussitôt il connut où était le paradis terrestre, et par des
secrets que vous ne sauriez concevoir si vous navez mangé comme lui de la pomme de
science, il y vint demeurer.
A la
recherche de la parfaite philosophie
Il faut maintenant que je
vous raconte la façon dont jy suis venu : Vous navez pas oublié, je
pense, que je me nomme Elie, car je vous lai dit naguère. Vous saurez donc que
jétais en votre monde et que jhabitais avec Elisée, un Hébreu comme moi,
sur les bords du Jourdain, où je vivais parmi les livres dune vie assez douce pour
ne la pas regretter encore quelle sécoulât. Cependant plus les lumières de
mon esprit croissaient, plus croissait aussi la connaissance de celles que je navais
point. Jamais nos prêtres ne me ramentevaient lillustre Adam que le souvenir de sa
philosophie parfaite ne me fît soupirer. Je désespérais de la pouvoir acquérir, quand
un jour après avoir sacrifié pour lexpiation des faibles de mon être mortel, je
mendormis et lange du Seigneur mapparut en songe ; aussitôt que je
fus éveillé, je ne manquai pas de travailler aux choses quil mavait
prescrites : je pris de laimant environ deux pieds en carré, je le mis au
fourneau ; puis lorsquil fut bien purgé, précipité et dissous, jen
tirai lattractif calciné, et le réduisis à la grosseur denviron une balle
médiocre.
Lascension
alchimique
En suite de ces
préparations, je fis construire un chariot de fer fort léger et, de là à quelques
mois, tous mes engins étant achevés, jentrai dans mon industrieuse charrette. Vous
me demandez possible à quoi bon tout cet attirai ? Sachez que lange
mavait dit en songe que si je voulais acquérir une science parfaite comme je la
désirais, je montasse au monde de la lune, où je trouverais dedans le paradis
dAdam larbre de science, parce que aussitôt que jaurais tâté de son
fruit mon âme serait éclairée de toutes les vérités dont une créature est capable.
Voilà donc le voyage pour lequel javais bâti mon chariot. Enfin je montai dedans
et lorsque je fut bien ferme et bien appuyé sur le siège, je ruai fort haut en
lair cette boule daimant. Or, la machine de fer que javais forgée tout
exprès plus massive au milieu quaux extrémités fut enlevée aussitôt, et dans un
parfait équilibre, à cause quelle se poussait toujours plus vite par cet endroit.
Ainsi donc à mesure que jarrivais où laimant mavait attiré, je
rejetais aussitôt ma boule en lair au-dessus de moi. Mais,
linterrompis-je, comment lanciez-vous votre balle si droit au-dessus de votre
chariot, quil ne se trouvât jamais à côté ? Je ne vois point de
merveille en cette aventure, me dit-il ; car laimant, poussé quil était
en lair, attirait le fer droit à soi ; et par conséquent il était impossible
que je montasse jamais à côté. Je vous dirai même que tenant ma boule en ma main, je
ne laissais pas de monter, parce que le chariot courait toujours à laimant que je
tenait au-dessus de lui ; mais la saillie de ce fer pour sunir à ma boule
était si violente quelle me faisait plier le corps en double, de sorte que je
nosai tenter quune fois cette nouvelle expérience. A la vérité
cétait un spectacle à voir bien étonnant, car lacier de cette maison
volante, que javais poli avec beaucoup de soin, réfléchissait de tous côtés la
lumière du soleil si vive et si brillante, que je croyais moi-même être tout en feu.
Enfin après avoir beaucoup rué et volé après mon coup, jarrivai comme vous avez
fait en un terme où je tombais vers ce monde-ci ; et pour ce quen cet instant
je tenais ma boule bien serrée entre mes mains, ma machine dont le siège me pressait
pour approcher de son attractif ne me quitta point : tout ce qui me restait à
craindre, cétait de me rompre le col : mais pour men garantir, je
rejetais ma boule de temps en temps, afin que la violence de la machine retenue par son
attractif se ralentît, et quainsi ma chute fût moins rude, comme en effet, il
arriva ; car quand je me vis à deux ou trois cents toises près de terre, je lançai
ma balle de tous côtés à fleur du chariot, tantôt deçà, tantôt delà, jusquà
ce que mes yeux découvrissent le paradis terrestre ; aussitôt je la jetai au-dessus
de moi, et ma machine layant suivie, je la quittai, et me laissai tomber dun
autre côté le plus doucement que je pus sur le sable, de sorte que ma chute ne fut pas
plus violente que si je fusse tombé de ma hauteur. Je ne vous représenterai pas
létonnement dont me saisit la vue des merveilles qui sont céans, parce quil
fut à peu près semblable à celui dont je vous viens de voir consterné.
Larbre
de vie
"Vous saurez seulement que
je rencontrai, dès le lendemain, larbre de vie par le moyen duquel je
mempêchai de vieillir. Il consuma bientôt et fit exhaler le serpent en
fumée."
A ces mots, "Vénérable et sacré patriarche, lui dis-je, je serais bien aise
de savoir ce que vous entendez par ce serpent qui fut consumé." Lui, dun
visage riant, me répondit ainsi : "Joubliais, ô mon fils, à vous
découvrir un secret dont on ne peut vous avoir instruit. Vous saurez donc quaprès
quÈve et son mari eurent mangé de la pomme défendue, Dieu, pour punir le serpent
qui les avait tentés, le relégua dans le corps de lhomme. Il nest point né
depuis de créature humaine qui, en punition du crime de son premier père, ne nourrisse
un serpent dans son ventre, issu de ce premier. Vous le nommez les boyaux et vous les
croyez nécessaires aux fonctions de la vie, mais apprenez que ce ne sont autre chose que
des serpents pliés sur eux-mêmes en plusieurs doubles. Quand vous entendez vos
entrailles crier, cest le serpent qui siffle, et qui, suivant ce naturel glouton
dont jadis il incita le premier homme à trop manger, demande à manger aussi ; car
Dieu qui, pour vous châtier, voulait vous rendre mortel comme les autres animaux vous fit
obséder par cet insatiable, afin que si vous lui donniez trop à manger, vous vous
étouffassiez ; ou si lors quavec les dents invisibles dont cet affamé mord
votre estomac, vous lui refusiez sa pitance, il criât, il tempêtât, il dégorgeât ce
venin que vos docteurs appellent la bile, et vous échauffât tellement par le poison
quil inspire à vos artères que vous en fussiez bientôt consumé. Enfin pour vous
montrer que vos boyaux sont un serpent que vous avez dans le corps, souvenez-vous
quon en trouva dans les tombeaux dEsculape, de Scipion, dAlexandre, de
Charles Martel et dEdouard dAngleterre qui se nourrissaient encore des
cadavres de leurs hôtes. En effet, lui dis-je en linterrompant, jai
remarqué que comme ce serpent essaie toujours de séchapper du corps de
lhomme, on lui voit la tête et le col sortir au bas de nos ventres. Mais aussi Dieu
n'a pas permis que lhomme seul en fût tourmenté, il a voulu quil se bandât
contre la femme pour lui jeter son venin, et que lenflure durât neuf mois après
lavoir piquée. Et pour vous montrer que je parle suivant la parole du Seigneur,
cest quil dit au serpent pour le maudire quil aurait beau faire
trébucher la femme en se raidissant contre elle, quelle lui ferait enfin baisser la
tête."
La
jeunesse éternelle
Je voulais continuer ces fariboles,
mais Elie men empêcha : "Songez, dit-il, que ce lieu est
saint." Il se tut ensuite quelque temps comme pour se ramentevoir de
lendroit où il était demeuré, puis il prit ainsi la parole : "Je
ne tâte du fruit de vie que de cent ans en cent ans, son jus a pour le goût quelque
rapport avec lesprit-de-vin ; ce fut je crois cette pomme quAdam avait
mangée qui fut cause que nos premiers pères vécurent si longtemps, pour ce quil
était coulé dans leur semence quelque chose de son énergie jusquà ce
quelle séteignît dans les eaux du déluge."
Larbre
de science
Larbre de science est
planté vis-à-vis. Son fruit est couvert dune écorce qui produit lignorance
dans quiconque en a goûté, et qui sous lépaisseur de cette pelure conserve les
spirituelles vertus de ce docte manger. Dieu autrefois, après avoir chassé Adam de cette
terre bienheureuse, de peur quil nen retrouvât le chemin, lui frotta les
gencives de cette écorce. Il fut, depuis ce temps-là, plus de quinze ans à radoter et
oublia tellement toutes choses que ni lui ni ses descendants jusquà Moïse ne se
souvinrent seulement pas de la Création. Mais les restes de la vertu de cette pesante
écorce achevèrent de se dissiper par la chaleur et la clarté du génie de ce grand
prophète. Je madressai par bonheur à lune de ces pommes que la maturité
avait dépouillée de sa peau, et ma salive à peine lavait mouillée que la
philosophie universelle mabsorba : il me sembla quun nombre infini de
petits yeux se plongèrent dans ma tête, et je sus le moyen de parler au Seigneur. Quand
depuis jai fait réflexion sur cet enlèvement miraculeux, je me suis bien imaginé
que je naurais pas pu vaincre par les vertus occultes dun simple corps naturel
la vigilance du séraphin que Dieu a ordonné pour la garde de ce paradis. Mais parce
quil se plaît à se servir de causes secondes, je crus quil mavait
inspiré ce moyen pour y entrer, comme il voulut se servir des côtes dAdam pour lui
faire une femme, quoiquil pût la former de terre aussi bien que lui.
Je demeurai longtemps dans ce jardin à me promener sans compagnie. Mais
enfin, comme lange portier du lieu était mon principal hôte, il me prit envie de
le saluer. Une heure de chemin termina mon voyage, car, au bout de ce temps,
jarrivai en une contrée où mille éclairs, se confondant en un, formaient un jour
aveugle qui ne servait quà rendre lobscurité visible.
La
lune flamboyante
Je nétais pas encore
bien remis de cette aventure que japerçus devant moi un bel adolescent :
"Je suis, me dit-il, larchange que tu cherches, je viens de lire dans
Dieu quil tavait suggéré les moyens de venir ici, et quil voulait que
tu y attendisses sa volonté." Il mentretint de plusieurs choses et me
dit entre autres : que cette lumière dont javais paru effrayé nétait
rien de formidable ; quelle sallumait presque tous les soirs quand il
faisait la ronde, parce que, pour éviter les surprises des sorciers qui entrent partout
sans être vus, il était contraint de jouer de lespadon avec son épée flamboyante
autour du paradis terrestre, et que cette lueur était les éclairs quengendrait son
acier. "Ceux que vous apercevez de votre monde, ajouta-t-il, sont produits par moi.
Si quelquefois vous les remarquez bien loin cest à cause que les nuages dun
climat éloigné se trouvant disposés à recevoir cette impression font rejaillir
jusquà vous ces légères images de feu, ainsi quune vapeur autrement située
se trouve propre à former larc-en-ciel. Je ne vous instruirai pas davantage, aussi
bien la pomme de science nest pas loin dici ; aussitôt que vous en aurez
mangé, vous serez docte comme moi. Mais surtout gardez-vous dune méprise ; la
plupart des fruits qui pendent à ce végétant sont environnés dune écorce de
laquelle si vous tâtez, vous descendrez au-dessous de lhomme au lieu que le dedans
vous fera monter aussi haut que lange."
Elie en était là des instructions que lui avait données le séraphin quand un petit
homme nous vint joindre. "Cest ici cet Enoch dont je vous ai
parlé", me dit tout bas mon conducteur. Comme il achevait ces mots, Enoch nous
présenta un panier plein de je ne sais quels fruits semblables aux pommes de Grenade
quil venait de découvrir, ce jour-là même, en un bocage reculé. Jen serrai
quelques-unes dans mes poches par le commandement dElie, lorsquil lui demanda
qui jétais. "Cest une aventure qui mérite un plus long entretien,
répartit mon guide ; ce soir, quand nous serons retirés, il nous contera lui-même
les miraculeuses particularités de son voyage."
Nous arrivâmes, en finissant cela, sous une espèce dermitage fait de branches de
palmiers ingénieusement entrelacées avec des myrtes et des orangers. Là japerçus
dans un petit réduit des monceaux dune certaine filoselle si blanche et si déliée
quelle pouvait passer pour lâme de la neige. Je vis aussi des quenouilles
répandues çà et là. Je demandai à mon conducteur à quoi elles servaient :
"A filer, me répondit-il. Quand le bon Enoch veut se débander de la
méditation, tantôt il habille cette filasse, tantôt il en tourne du fil, tantôt il
tisse de la toile qui sert à tailler des chemises aux onze mille vierges. Il nest
pas que vous nayez quelquefois rencontré en votre monde je ne sais quoi de blanc
qui voltige en automne, environ la saison des semailles ; les paysans appellent cela "coton de Notre-Dame", cest la bourre dont Enoch purge son lin
quand il le carde."
Nous narrêtâmes guère, sans prendre congé dEnoch dont cette cabane était
la cellule, et ce qui nous obligea de le quitter sitôt, ce fut que de six heures en six
heures il fait oraison et quil y avait bien cela quil avait achevé la
dernière.
Lascension
spirituelle
Je suppliai en chemin Elie de nous
achever lhistoire des assomptions quil mavait entamée, et lui dis
quil en était demeuré, ce me semblait, à celle de saint Jean lEvangéliste.
"Alors puisque vous navez pas, me dit-il, la patience dattendre que
la pomme de savoir vous enseigne mieux que moi toutes ces choses, je veux bien vous les
apprendre : Sachez donc que Dieu..." A ce mot, je ne sais comme le diable
sen mêla, tant y a que je ne pus pas mempêcher de linterrompre pour
railler : "Je men souviens, lui dis-je, Dieu fut un jour averti que
lâme de cet évangéliste était si détachée quil ne la retenait plus
quà force de serrer les dents, et cependant lheure où il avait prévu
quil serait enlevé céans était presque expirée de façon que nayant pas le
temps de lui préparer une machine, il fut contraint de ly faire être vitement sans
avoir le loisir de ly faire aller."
Larbre
de savoir
Elie pendant tout ce discours me
regardait avec des yeux capables de me tuer, si jeusse été en état de mourir
dautre chose que de faim. "Abominable, dit-il, en se reculant, tu as
limpudence de railler sur des choses saintes, au moins ne serait-ce pas impunément
si le Tout-Sage ne voulait te laisser aux nations en exemple fameux de sa
miséricorde ; va, impie, hors dici, va publier dans ce petit monde et dans
lautre car tu es prédestiné à y retourner, la haine irréconciliable que Dieu
porte aux athées." A peine eut-il achevé cette imprécation quil
mempoignât et me conduisit rudement vers la porte. Quand nous fûmes arrivés
proche un grand arbre dont les branches chargées de fruits se courbaient presque à
terre : "Voici larbre de savoir, me dit-il, où tu aurais puisé des
lumières inconcevables sans ton irréligion." Il neut pas achevé ce mot
que feignant de languir de faiblesse, je me laissai tomber contre une branche où je
dérobai adroitement une pomme. Il sen fallait encore plusieurs enjambées que je
neusse le pied hors de ce parc délicieux ; cependant, la faim me pressait avec
tant de violence quelle me fit oublier que jétais entre les mains dun
prophète courroucé, cela fit que je tirai une de ces pommes dont javais grossi ma
poche, où je cochai mes dents, mais au lieu de prendre une de celles dont Enoch
mavait fait présent, ma main tomba sur la pomme que javais cueillie à
larbre de science et dont par malheur je navais pas dépouillé
lécorce.
Jen avais à peine goûté quune épaisse nuée tomba sur mon âme ; je
ne vis plus personne auprès de moi, et mes yeux ne reconnurent en tout
lhémisphère une seule trace du chemin que javais fait, et avec tout cela je
ne laissais pas de me souvenir de tout ce qui métait arrivé. Quand depuis
jai fait réflexion sur ce miracle, je me suis figuré que lécorce du fruit
où javais mordu ne mavait pas tout à fait abruti, à cause que mes dents la
traversant se sentirent un peu du jus quelle couvrait, dont lénergie avait
dissipé la malignité de lécorce. Je restai bien surpris de me voir tout seul au
milieu dun pays que je ne connaissais point. Javais beau promener mes yeux, et
les jeter par la campagne, aucune créature ne soffrait pour les consoler. Enfin je
résolus de marcher, jusquà ce que la Fortune me fît rencontrer la compagnie de
quelques bêtes, ou de la mort.
Cyrano de Bergerac
(Savinien de), Histoire comique contenant les états et empires de la Lune
1657 : De la terre à la lune, Le paradis terrestre, Les printemps éternels,
Larbre de vie, La jeunesse éternelle, Larbre de science, Larbre de
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