Les
aventures de Télémaque, fils d'Ulysse
Cependant Télémaque dit à Adoam.Je me souviens que vous mavez parlé
dun voyage que vous fîtes dans la Bétique depuis que nous fûmes partis
dEgypte. La Bétique est un pays dont on raconte tant de merveilles quà peine
peut-on les croire. Daignez mapprendre si tout ce quon en dit est vrai.
Je serais fort aise
répondit Adoam de vous dépeindre ce fameux pays, digne de votre curiosité, et
qui surpasse tout ce que la renommée en publie.
Aussitôt il commença ainsi :
" Le fleuve Bétis coule
dans un pays fertile et sous un ciel doux, qui est toujours serein. Le pays a pris le nom
du fleuve, qui se jette dans le grand Océan, assez près des Colonnes dHercule et
de cet endroit où la mer furieuse, rompant ses digues, sépara autrefois la terre de
Tharsis davec la grande Afrique. Ce pays semble avoir conservé les délices de
lâge dor. Les hivers y sont tièdes, et les rigoureux aquilons ny
soufflent jamais. Lardeur de lété y est toujours tempérée par des zéphyrs
rafraîchissants, qui viennent adoucir lair vers le milieu du jour. Ainsi toute
lannée nest quun heureux hymen du printemps et de lautomne, qui
semblent se donner la main. La terre, dans les vallons et dans les campagnes unies, y
porte chaque année une double moisson. Les chemins y sont bordés de lauriers, de
grenadiers, de jasmins et dautres arbres toujours verts et toujours fleuris. Les
montagnes sont couvertes de troupeaux, qui fournissent des laines fines recherchées de
toutes les nations connues. Il y a plusieurs mines dor et dargent dans ce beau
pays ; mais les habitants, simples et heureux dans leur simplicité, ne daignent pas
seulement compter lor et largent parmi leurs richesses : ils
nestiment que ce qui sert véritablement aux besoins de lhomme. Quand nous
avons commencé à faire notre commerce chez ces peuples, nous avons trouvé lor et
largent parmi eux employés aux mêmes usages que le fer, par exemple, pour des socs
de charrue. Comme ils ne faisoient aucun commerce au dehors, ils navoient besoin
daucune monnoie. Ils sont presque tous bergers ou laboureurs. On voit en ce pays peu
dartisans : car ils ne veulent souffrir que les arts qui servent aux
véritables nécessités des hommes ; encore même la plupart des hommes en ce pays,
étant adonnés à l'agriculture ou à conduire des troupeaux, ne laissent pas
dexercer les arts nécessaires pour leur vie simple et frugale.
Les femmes filent cette belle laine, et en font des étoffes fines dune merveilleuse
blancheur ; elles font le pain, apprêtent à manger, et ce travail leur est facile,
car on vit en ce pays de fruits ou de lait, et rarement de viande. Elles emploient le cuir
de leurs moutons à faire une légère chaussure pour elles, pour leurs maris et pour
leurs enfants ; elles font des tentes, dont les unes sont de peaux cirées et les
autres décorce darbres ; elles font, elles lavent tous les habits de la
famille, et tiennent les maisons dans un ordre et une propreté admirable. Leurs habits
sont aisés à faire ; car, en ce doux climat, on ne porte quune pièce
détoffe fine et légère, qui nest point taillée, et que chacun met à longs
plis autour de son corps pour la modestie, lui donnant la forme quil veut.
Les hommes nont dautres arts à exercer, outre la culture des terres et la
conduite des troupeaux, que lart de mettre le bois et le fer en uvre ;
encore même ne se servent-ils guère du fer, excepté pour les instruments nécessaires
au labourage. Tous les arts qui regardent larchitecture leur sont inutiles ;
car ils ne bâtissent jamais de maison. "Cest disent-ils
sattacher trop à la terre, que de sy faire une demeure qui dure beaucoup plus
que nous ; il suffit de se défendre des injures de lair." Pour tous
les autres arts estimés chez les Grecs, chez les Egyptiens et chez tous les autres
peuples bien policés ils les détestent, comme des inventions de la vanité et de la
mollesse.
Quand on leur parle des peuples qui ont lart de faire des bâtiments superbes, des
meubles dor et dargent, des étoffes ornées de broderies et de pierres
précieuses, des parfums exquis, des mets délicieux, des instruments dont lharmonie
charme, ils répondent en ces termes : "Ces peuples sont bien malheureux
davoir employé tant de travail et dindustrie à se corrompre
eux-mêmes ! Ce superflu amollit, enivre, tourmente ceux qui le possèdent : il
tente ceux qui en sont privés de vouloir lacquérir par linjustice et par la
violence. Peut-on nommer bien un superflu qui ne sert quà rendre les hommes
mauvais ? Les hommes de ces pays sont-ils plus sains et plus robustes que nous
? Vivent-ils plus longtemps ? Sont-ils plus unis entre eux ? Mènent-ils
une vie plus libre, plus tranquille, plus gaie ? Au contraire, ils doivent être
jaloux les uns des autres, rongés par une lâche et noire envie, toujours agités par
lambition, par la crainte, par lavarice, incapables des plaisirs purs et
simples, puisquils sont esclaves de tant de fausses nécessités dont ils font
dépendre tout leur bonheur."
Cest ainsi, continuoit
Adoam, que parlent ces hommes sages, qui nont appris la sagesse quen étudiant
la simple nature. Ils ont horreur de notre politesse ; et il faut avouer que la leur
est grande dans leur aimable simplicité. Ils vivent tous ensemble sans partager les
terres ; chaque famille est gouvernée par son chef, qui en est le véritable roi. Le
père de famille est en droit de punir chacun de ses enfants ou petits-enfants qui fait
une mauvaise action ; mais, avant que de le punir, il prend les avis du reste de la
famille. Ces punitions narrivent presque jamais ; car linnocence des
murs, la bonne foi, lobéissance et lhorreur du vice habitent dans cette
heureuse terre. Il semble quAstrée, quon dit qui est retirée dans le ciel,
est encore ici-bas cachée parmi ces hommes. Il ne faut point de juges parmi eux, car leur
propre conscience les juge. Tous les biens sont communs : les fruits des arbres, les
légumes de la terre, le lait des troupeaux sont des richesses si abondantes, que des
peuples si sobres et si modérés nont pas besoin de les partager. Chaque famille,
errante dans ce beau pays, transporte ses tentes dun lieu en un autre, quand elle a
consumé les fruits et épuisé les pâturages de lendroit où elle sétoit
mise. Ainsi, ils nont point dintérêts à soutenir les uns contre les autres,
et ils saiment tous dune amour fraternelle que rien ne trouble. Cest le
retranchement des vaines richesses et des plaisirs trompeurs qui leur conserve cette paix,
cette union et cette liberté. Ils sont tous libres et tous égaux. On ne voit parmi eux
aucune distinction que celle qui vient de lexpérience des sages vieillards ou de la
sagesse extraordinaire de quelques jeunes hommes qui égalent les vieillards consommés en
vertu. La fraude, la violence, le parjure, les procès, les guerres ne font jamais
entendre leur voix cruelle et empestée dans ce pays chéri des dieux. Jamais le sang
humain na rougi cette terre ; à peine y voit-on couler celui des agneaux.
Quand on parle à ces peuples de batailles sanglantes, des rapides conquêtes, des
renversements dEtats quon voit dans les autres nations, ils ne peuvent assez
sétonner. "Quoi ! disent-ils, les hommes ne sont-ils pas assez
mortels, sans se donner encore les uns aux autres une mort précipitée ? La vie est
si courte ! Et il semble quelle leur paroisse trop longue ! Sont-ils sur
la terre pour se déchirer les uns les autres et pour se rendre mutuellement
malheureux ?"
Au reste, ces peuples de la Bétique ne peuvent comprendre quon admire tant les
conquérants qui subjuguent les grands empires. "Quelle folie disent-ils
de mettre son bonheur à gouverner les autres hommes, dont le gouvernement donne
tant de peine, si on veut les gouverner avec raison et suivant la justice ! Mais
pourquoi prendre plaisir à les gouverner malgré eux ? Cest tout ce quun
homme sage peut faire, que de vouloir sassujettir à gouverner un peuple docile dont
les dieux lont chargé, ou un peuple qui le prie dêtre comme son père et son
pasteur. Mais gouverner les peuples contre leur volonté, cest se rendre très
misérable, pour avoir le faux honneur de les tenir dans lesclavage. Un conquérant
est un homme que les dieux, irrités contre le genre humain, ont donné à la terre dans
leur colère, pour ravager les royaumes, pour répandre partout leffroi, la misère,
le désespoir, et pour faire autant desclaves quil y a dhommes libres.
Un homme qui cherche la gloire ne la trouve-t-il pas assez en conduisant avec sagesse ce
que les dieux ont mis dans ses mains ! Croit-il ne pouvoir mériter des louanges
quen devenant violent, injuste, hautain, usurpateur, tyrannique sur tous ses
voisins ? Il ne faut jamais songer à la guerre que pour défendre sa liberté.
Heureux celui qui, nétant point esclave dautrui, na point la folle
ambition de faire dautrui son esclave ! Ces grands conquérants, quon
nous dépeint avec tant de gloire, ressemblent à ces fleuves débordés qui paroissent
majestueux, mais qui ravagent toutes les fertiles campagnes quils devroient
seulement arroser."
Fénelon (François
de Salignac de La Mothe), Suite du quatrième livre de lOdyssée dHomère,
ou les Avantures de Télémaque, fils dUlysse
1699 : description de la Bétique, septième livre.
Paris : C. Barbin, 1677, tome II, p. 248/264 Gallica. |