Chapitre
III : Belle vue
Première partie.
Le soleil nétait pas encore levé, lorsque je méveillai : mais ses
premiers rayons blanchissaient lorient et on commençait à pouvoir discerner les
objets. Le sommeil avait réparé mes forces et calmé mes esprits : à mon réveil,
le trouble rentra dans mon cur et limage de la mort soffrit de nouveau
à mon âme alarmée.
Jétais sur un rocher élevé, doù je pouvais découvrir les environs. Je
jetai, en frémissant, un coup dil sur cette plage aride et sablonneuse, où
je croyais devoir trouver mon tombeau. Quelle fut ma surprise, quand, du côté du nord,
japerçus une plaine unie, vaste et féconde ! En un instant, je franchis
lintervalle, souvent si long, qui sépare la plus grande tristesse de la plus grande
joie ; la nature prit une nouvelle face pour moi ; et le coup dil
affreux de tant de rochers, jetés confusément dans les sables, ne servit quà
rendre plus touchant et plus agréable laspect de cette plaine délicieuse où
jallais entrer. Ô nature ! que tes distributions sont admirables ! et que
les scènes variées que tu nous offres sont sagement conduites !
Les plantes qui croissent sur le bord de cette plaine sont fort petites ; le terroir
ne fournit pas encore assez de suc : mais, à mesure quon avance, la
végétation se ranime et leur donne plus de volume et de hauteur. Bientôt on rencontre
des arbrisseaux sous lesquels on peut marcher à couvert et lon trouve enfin des
arbres aussi anciens que la terre, qui élèvent leurs têtes jusquaux nues. Ainsi
se forme un amphithéâtre immense qui se déploie majestueusement aux yeux du voyageur,
et lui annonce quune telle demeure nest point faite pour des mortels.
Tout me parut nouveau dans cette terre inconnue ; tout me jetait dans
létonnement. Des productions de la nature que mes yeux parcouraient avidement,
aucune ne ressemblait à celles quon voit partout ailleurs. Arbres, plantes,
insectes, reptiles, poissons, oiseaux, tout était dune conformation extraordinaire
et en même temps élégante et variée à linfini. Mais ce qui me causait le plus
dadmiration, cest quune sensibilité universelle, revêtue de toutes les
formes imaginables, vivifiait les corps qui paraissaient en être le moins
susceptibles : jusquaux plantes, tout donnait des marques de sentiment.
Javançais lentement dans ce séjour enchanté. Une fraîcheur délicieuse tenait
mes sens ouverts à la volupté ; une odeur suave coulait dans mon sang avec
lair que je respirais ; mon cur tressaillait avec une force
inaccoutumée, et la joie éclairait mon âme dans ses plus sombres profondeurs. Chapitre IV : La voix
Une chose me surprenait : je ne
voyais point dhabitants dans ces jardins de délices. Je ne sais combien
didées magitaient lesprit à cette occasion, lorsquune voix vint
frapper mes oreilles. "Arrête, me dit-on. Regarde fixement devant toi et vois
celui qui ta inspiré dentreprendre le voyage périlleux que tu viens de
faire." Tout ému, je regardai longtemps sans rien voir : enfin
j'aperçus une sorte de tache, une sorte dombre fixée dans lair à quelques
pas de moi. Telle une eau trouble trompe lespoir de la bergère qui vient la
consulter et ne lui rend quune image confuse de ses attraits. Je continuai de fixer
des regards plus attentifs ; je crus discerner une forme humaine et reconnaître une
physionomie si douce et si prévenante que, loin de meffrayer, cette rencontre fut
pour moi un nouveau motif de joie.
"Je suis le préfet de cette île, reprit lombre bienfaisante. Ton
penchant pour la philosophie ma prévenu en ta faveur : je tai suivi dans
la route que tu viens de faire ; je tai défendu contre louragan. Je veux
maintenant te faire voir les raretés qui se trouvent ici ; après quoi, jaurai
soin de te rendre à ta patrie.
Cette solitude qui tenchante sélève au milieu dune mer
orageuse de sables mouvants ; c'est une île environnée de déserts inaccessibles,
quaucun mortel ne saurait franchir sans un secours plus quhumain. Son nom est
Giphantie. Elle fut donnée aux esprits élémentaires, un jour avant que le jardin
dÉden fût assigné au père du genre humain. Non pas que ces esprits passent ici
leur temps dans le repos et loisiveté. Que feriez-vous, faibles mortels si,
répandus dans lair, dans leau, dans les entrailles de la terre, dans la
sphère du feu, ils ne veillaient sans cesse à votre sûreté ? Sans nos soins, les
éléments déchaînés auraient depuis longtemps effacé jusquaux derniers vestiges
du genre humain. Que ne pouvons-nous vous préserver entièrement de leurs efforts
déréglés ! Hélas ! notre pouvoir ne sétend pas si loin : nous ne
pouvons vous mettre entièrement à couvert des maux qui vous environnent : nous
empêchons seulement quils ne vous accablent. Cest ici que les esprits
élémentaires viennent se reposer de leurs fatigues, cest ici que se tiennent leurs
assemblées et que se concertent les mesures les plus justes pour ladministration
des éléments."
Chapitre V :
Le contre-sens
De tous les pays du monde,
ajouta lesprit élémentaire, Giphantie est le seul où la nature conserve encore
son énergie primitive. Sans cesse elle y travaille à augmenter les nombreuses familles
des végétaux et des animaux, à donner de nouvelles espèces. Elle organise tout avec
une admirable intelligence, mais elle ne réussit pas toujours à perpétuer tout. Le
mécanisme de la propagation est le chef-duvre de sa sagesse :
quelquefois elle le manque et ses productions rentrent pour jamais dans le néant. Nous
ménageons, avec toutes les précautions dont nous sommes capables, celles qui se trouvent
assez parfaitement organisées pour pouvoir se reproduire et, dans la suite, nous avons
soin de les distribuer sur la terre.
Un naturaliste sétonne quelquefois de trouver des corps naturels,
quaucun autre avant lui navait remarqués : cest que nous en avons
pourvu la terre depuis peu et cest ce quil na garde de soupçonner.
Quelquefois aussi ces corps expatriés, ne trouvant point de climat qui leur
soit parfaitement analogue, dépérissent insensiblement et lespèce vient à
manquer. Telles sont ces productions dont parlent les anciens et que les modernes se
plaignent de ne trouver nulle part.
Telle espèce de plante subsiste encore, mais languit depuis plusieurs
siècles, perd ses qualités et trompe le médecin, qui tous les jours manque son objet.
On accuse lart ; on ne sait pas que cest la faute de la nature.
Jai actuellement une collection de nouveaux simples de la plus grande
vertu : jen aurais déjà fait part aux hommes, si de fortes raisons ne
meussent porté à différer.
Par exemple, jai une plante souveraine pour fixer lesprit humain
et qui donnerait de la constance, même aux Babyloniens : mais, depuis cent cinquante
ans que jobserve soigneusement Babylone, je nai pas trouvé un seul moment où
les penchants, les usages, les murs, valussent la peine dêtre fixés.
Jen ai une autre, admirable pour réprimer les saillies, quelquefois
trop vives, de lesprit dinvention ; mais tu sais combien aujourdhui
cet excès est rare : jamais on nimagina moins. On croirait que tout est dit et
quil ne reste plus quà donner aux choses le ton du siècle et un habit à la
mode.
Jai une racine qui, à coup sûr, adoucirait laigreur des gens de
lettres qui se critiquent : mais jobserve que, sans leur acharnement à se
déchirer, personne ne sintéresserait à leurs querelles. On aime à les voir
avilir la littérature et se déshonorer mutuellement. Je laisse la malignité des
lecteurs se faire un jeu de la malignité des auteurs.
Au surplus, ne timagine pas que la nature se repose en aucun lieu de la
terre : elle travaille avec effort dans les espaces même infiniment petits, où
lil ne saurait atteindre. A Giphantie, elle arrange la matière sur des plans
extraordinaires et tend sans cesse à donner du neuf : partout ailleurs elle repasse
incessamment sur les mêmes traces et se répète sans fin, mais toujours en
sefforçant de porter ses ouvrages à un point de perfection où elle narrive
jamais. Ces fleurs qui vous frappent si agréablement la vue, elle tend encore à les
rendre plus éclatantes. Ces animaux qui vous semblent si adroits, elle tend encore à les
rendre plus industrieux. Lhomme enfin qui vous semble si fort au-dessus du reste,
elle tend encore à le rendre plus parfait ; et cest à quoi elle réussit le
moins.
On dirait, en effet, que le genre humain fait tout ce qui dépend de lui pour
rester bien au-dessous du degré où la nature veut lélever, et les plus heureuses
dispositions quelle lui donne pour le bien, il ne manque presque jamais de les
tourner au mal. A Babylone, par exemple, la nature a jeté dans les esprits un fonds
dagrément inépuisable. Son but était manifestement de former le peuple le plus
aimable de la terre. Il était fait pour égayer la raison, extirper les épines dont les
approches des sciences sont hérissées, adoucir laustérité de la sagesse et
sil se peut, embellir la vertu. Tu le sais : les grâces quil aurait dû
répandre sur ces objets, il les a détournées de leur destination ; il en a revêtu
la frivolité et le désordre. Entre les mains des Babyloniens, le vice perd tout ce
quil a de révoltant. Voyez, dans leurs manières, leurs discours, leurs écrits,
avec quelle discrétion il se dévoile, avec quel art il intéresse, avec quelle adresse
il sinsinue : vous ny avez pas encore pensé et il sest établi
dans votre cur. Celui même qui, par état, élève sa voix pour le combattre
nose le montrer dans toute sa difformité : il se proposerait de lexcuser
quil ne le peindrait pas avec plus de ménagement. Nulle part enfin le crime ne
paraît moins crime quà Babylone. Jusquaux dénominations, tout est changé,
tout est adouci. Les gens comme il faut, les honnêtes gens font aujourdhui des
hommes à la mode, dont lextérieur na rien que dengageant et
lintérieur rien que de corrompu : la bonne compagnie nest point celle
où se trouve le plus de gens vertueux, mais où lon excelle à pallier le vice.
Celui que les secousses de la fortune ne peuvent ébranler, vous lappelleriez esprit
fort et vous parleriez improprement : on ne nomme ainsi que celui qui brave la
providence. A lirréligion la plus complète on donne le nom de liberté de
penser ; au blasphème, celui de hardiesse ; aux excès les plus honteux, celui
de galanterie. Cest ainsi quavec ce quil fallait pour devenir le modèle
de toutes les nations, les Babyloniens (pour ne rien dire de plus fort) sont devenus des
libertins de lespèce la plus séduisante et la plus dangereuse.
[...]
Chapitre X :
Larbre fantastique
Deuxième partie
Après avoir marché quelque temps sur les bords dun ruisseau, nous entrâmes dans
une belle et vaste prairie. Elle était émaillée de mille sortes de fleurs dont les
couleurs variées se confondaient dans le lointain et formaient des tapis éclatants, tels
que lart nen a jamais tissé. Cette prairie est terminée par une pièce de
roche, comme par un mur. Un arbre sy étendait en espalier, et ne sélevait
guère quà hauteur dhomme, mais se prolongeait à droite et à gauche sur
toute la longueur de la roche, cest-à-dire plus de trois cent pas. Ses feuilles
étaient très minces et très étroites, mais en si grande quantité quil
nétait pas possible dapercevoir la moindre partie ni du tronc, ni des
branches, ni de la surface du rocher quelles occupaient.
"Tu vois, dit le préfet, la production du troisième et dernier pépin ;
nous lui donnons le nom dArbre fantastique.
Cest de cet arbre précieux que tirent leur origine les inventions, les
découvertes, les arts, les sciences et cela par une mécanique qui va tétonner.
Tu sais que les nerfs des feuilles dun arbre sarrangent
uniformément sur chacune dentre elles ; en voir une, cest voir toutes
les autres. Ici, cette uniformité na point lieu ; chaque feuille a ses nerfs
arrangés à sa manière : il ny en a pas deux sur lArbre fantastique qui
se ressemblent. Mais ce quil y a dadmirable, cest que, sur chaque
feuille, les nervures sarrangent symétriquement et représentent distinctement
mille sortes dobjets : tantôt une colonnade, un obélisque, une décoration,
tantôt des instruments darts et de métiers ; ici, des figures de géométrie,
des problèmes dalgèbre, des systèmes astronomiques, là, des machines de
physique, des instruments de chimie, des plans douvrage dans tous les genres, vers,
prose, discours, histoire, romans, chansons, fadaises et autres.
Ces feuilles ne se fanent point. Dès quelles sont parvenues à leur
perfection, peu à peu elles samincissent prodigieusement et se plient et replient
mille fois sur elles-mêmes. En cet état, elles sont si légères que le vent les emporte
et si petites quelles peuvent entrer par les pores de la peau. Une fois admises dans
le sang, elles circulent avec les humeurs et pour lordinaire sarrêtent dans
le cerveau, où elles causent une maladie singulière dont voici la marche.
Lorsquune de ces feuilles sest fixée dans le cerveau, elle
simbibe, se dilate, se déploie, redevient telle quelle était sur
lArbre fantastique, et présente à lâme les images dont elle est chargée.
Pendant ces développements, le malade a lil fixe, et lair rêveur. Il
semble voir et écouter ce qui se passe autour de lui, mais il soccupe de tout autre
chose. Il se promène quelquefois à grand pas, et quelquefois il reste immobile. Il se
frotte le front, frappe du pied, se bat les flancs, se ronge les ongles. Ceux qui ont vu
un géomètre qui touche à la solution dun problème, un physicien qui aperçoit
les premières lueurs dune explication physique, un poète qui échafaude une
pièce, ont dû observer ces symptômes.
Cet état violent procède des efforts que fait lâme pour discerner ce
qui se trouve tracé sur la feuille et il dure plus ou moins, selon que cette feuille
tarde plus ou moins à se déployer et à se présenter commodément.
Le déclin de la maladie sannonce par de légères émanations du
cerveau, telles que quelques idées subitement conçues, quelques vues jetées en courant
sur le papier, quelque plan tracé à la hâte. Lâme commence à discerner les
objets et à contempler à son aise la feuille fantastique.
Ces derniers symptômes annoncent une crise prochaine, qui ne tarde pas à se
déclarer par une évacuation générale de tout ce qui sest transmis au cerveau.
Alors les vers coulent, les difficultés séclaircissent, les problèmes se
résolvent, les phénomènes sexpliquent, les dissertations se multiplient, les
chapitres sentassent ; le tout prend la forme dun livre, et le malade est
guéri. De tous les accidents qui lui affligeaient le cerveau, il ne lui reste quune
affection démesurée pour ce quil vient denfanter avec tant de
peine."
Chapitre XI
: Les prédictions
"Voilà à peu près,
ajouta lesprit élémentaire en me montrant létendue de lArbre
fantastique, voilà des feuilles pour un siècle de vues, de découvertes et
décrits. Tu peux examiner à ton aise ce qui pendant tout ce temps tourmentera plus
dun million de têtes."
Je mapprochai et moccupai longtemps à contempler cet arbre merveilleux,
surtout celles de ses branches sur lesquelles végétaient les sciences, et, après en
avoir considéré jusquaux derniers rameaux avec toute lattention et
lexactitude dont je suis capable, je me crois fondé à faire ici quelques
prédictions.
La branche historique fait un effet admirable ; tous les événements y sont peints
en camayeu, comme de la main des plus grands maîtres. Autant de feuilles, autant de
petits tableaux. Ce qui surprendra le plus, cest que ces tableaux, considérés dans
différents points de vue, représentent bien le même sujet, mais le représentent
dune tout autre manière ; et, selon la façon de lenvisager, la même
action paraît bravoure ou témérité, zèle ou fanatisme, politique ou trahison,
droiture ou ineptie, orgueil ou grandeur dâme. Ainsi, suivant le point de vue dans
lequel ces feuilles se présenteront au cerveau dun historien, il verra les choses
en bien ou en mal, et écrira en conséquence. Je ne voudrais point quon intitulât
de semblables ouvrages Histoire de ce qui sest passé dans tel temps, mais
plutôt Manière dont tel écrivain a vu ce qui sest passé. Au surplus,
cette branche est très bien fournie et doit lêtre. Tant quil y aura des
hommes, il y aura des ambitieux, des traîtres, des brouillons, des gens de mérite
oubliés, des fourbes parvenus, des vertus opprimées, des vices triomphants, des
contrées ravagées, des villes abandonnées au pillage, des trônes ensanglantés ;
et voilà de quoi se nourrit lhistoire : école singulière, où lon
envoie la jeunesse prendre des leçons dhumanité, de candeur et de bonne foi.
La branche métaphysique nest guère moins fournie, mais ses feuilles sont fort
minces, et leurs nervures si excessivement petites quelles ne sont presque pas
apercevables. Je plains fort les cerveaux où elles sintroduiront. Je ne vois
quun seul moyen de les tirer dembarras : cest de traiter à la
moderne les questions les plus épineuses, je veux dire de suppléer à la netteté des
vues et à la profondeur des réflexions par un ton de suffisance qui puisse en imposer.
La branche morale languit et ne reçoit presque plus de suc ; ses feuilles flétries
annoncent une ruine prochaine ; hélas ! elle se meurt. Les plans qui y sont
tracés sont tout défigurés. On doit bien sen apercevoir par les ouvrages
quon nous donne dans ce genre. On y confond les idées du bien et du mal ; la
vertu ny est plus reconnaissable, et lon ne sait plus ce quon doit
appeler vice. Tout nest pourtant pas dit. Il reste bien des arguments à publier
contre lidée surannée quon sétait faite de la justice ; bien des
bons mots à débiter contre ceux qui, malgré les lumières du siècle, parlent encore de
la probité comme on en parlait au bon vieux temps ; bien de nouvelles preuves qui
démontrent quil ne faut point chercher dautre règle de conduite que
lintérêt de sa nation, lintérêt de sa famille, et surtout lintérêt
personnel. A de si belles leçons, les Babyloniens battront des mains et diront :
"Dans le vrai, toute la terre était aveugle ; ce nest que
daujourdhui quon voit clair."
La branche de la poésie est en fort mauvais état ; il ne lui reste que quelques
rameaux, entre autres le rameau dramatique, qui même ne se soutient que bien faiblement.
Il se montrera de temps en temps à Babylone quelques tragiques, mais point de comiques.
Jen soupçonne la cause. Autrefois les Babyloniens nétaient que
ridicules : on les mettait sur la scène, et on riait ; aujourdhui, ils
sont presque tous vicieux, mais vicieux par principe, et des gens de cette espèce ne font
point rire. Les murs commencent à navoir plus rien de théâtral.
La masse totale des éloges est très considérable. La branche de lArbre
fantastique qui les porte plie sous le poids. Il y en aura dapplicables à un grand
dont on attend quelque bienfait ; à un auteur dont on a été provoqué, et auquel
on rend hommage pour hommage ; à un autre, quon provoque et quon salue
afin den être salué. Il y en aura de commerçables et qui se vendront à lun
pour sa protection, à lautre pour sa table et à lautre pour son argent. Il y
en aura, et même abondamment, pour ceux qui les mendient ; mais il ne sen
donnera guère à ceux qui en méritent le plus.
Avec le seul bon sens et les plus simples notions que fournit un rameau de la branche
philosophique, qui apprennent à estimer les choses de cette vie ce quelles valent,
il se formera, dans le peuple, nombre de philosophes pratiques ; tandis que, chez les
gens de lettres, toute la pénétration imaginable, toute la science quils croient
avoir, tout lesprit du monde ne formera que des philosophes manqués. Ils fuiront
les louanges, mais en ménageant un sentier détourné par lequel elles puissent venir à
eux. Ils afficheront le zèle le plus ardent pour tous les citoyens et même pour tous les
hommes en général, mais ils ne se soucieront que deux-mêmes. Ils trancheront sur
les questions les plus compliquées, les plus obscures et les plus importantes, avec une
confiance qui étonnera ; mais, en décidant tout, ils néclairciront rien. La
modestie la plus recherchée composera leur extérieur, intérieurement ils seront
dévorés par lambition. Et de telles gens, nous les nommerons philosophes !
Cest ainsi que nous donnons le nom détoiles à ces feux légers qui
sallument quelquefois dans la haute région de lair, tracent un sillon
lumineux, et dans linstant sévanouissent.
En général, je crus voir, sur un grand nombre de feuilles, des choses tout à fait
contradictoires : Le siècle sécoulera et les sentiments sur les mêmes objets
ne se réuniront point. Comme à lordinaire, chacun dira son avis et attaquera les
autres. On se brouillera et les ironies les plus amères, les invectives les plus fortes,
les railleries les plus sanglantes, rien ne sera épargné pour faire rire la foule et
faire pitié au sage.
Charles-François
Tiphaigne de la Roche, Giphantie
Babylone [Paris], Durand. |