Le dossier
Boris Vian

La tentation du théâtre

Par Anne Mary

Si romans et chansons apparaissent comme les deux pôles essentiels de l'œuvre de Vian, il fit également l'expérience de l'écriture dramatique.

Auteur avant tout

Romans et chansons semblent les deux aspects les plus évidents de l’œuvre de Vian. L’Écume des jours et Le Déserteur sont les pôles, l’un poétique, l’autre plus engagé, de son travail d’écrivain. Boris Vian a également fait quelques incursions du côté du théâtre – lui qui, de l’avis de tous, était d’une timidité sans bornes sur une scène. Il est peu de dire que cette dernière n’est pas son élément naturel. Homme de théâtre, Boris Vian ne l’est guère : ni acteur (sinon comme figurant au cinéma) ni metteur en scène, il n’envisage pas le jeu théâtral en tant que tel, et se montre avant tout écrivain : romancier, poète, chroniqueur, parolier et aussi – une activité parmi d’autres – auteur de théâtre. 

Les débuts au théâtre : J'irai cracher sur vos tombes

L’œuvre dramatique de Vian s’avère assez ramassée dans le temps, et peu homogène dans le style. Sa première pièce, J’irai cracher sur vos tombes, est tirée de son roman éponyme, publié en 1946 sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, qui a fait scandale, a subi la censure, et a même valu à Vian un procès pour outrage aux bonnes moeurs. Or Boris Vian, loin de tourner la page, réutilise la même matière, sous forme dramatique cette fois. Il s’attelle à l’écriture après avoir signé avec Georges Vallis, en novembre 1947, un contrat par lequel il s’engage à créer une pièce de théâtre sous le même titre que le roman de Sullivan. La clause témoignant du but avoué de l’entreprise : un succès commercial, à la hauteur du scandale suscité par le roman. La pièce, jouée au théâtre Verlaine, le 22 avril 1948, est très – trop – décente : critiques et spectateurs s’avouent déçus. En effet, afin de se démarquer de l’image d’auteur pornographe, Vian a mis l’accent sur le problème racial. La pièce ne fait ni scandale ni recette. D’autant qu’elle n’est pas non plus une réussite dramatique. 

Cet essai n’avait-il qu’un but commercial ? Ou bien Boris Vian, qui aime les défis et s’essaie à divers types d’écriture, est-il taraudé par une réelle envie de théâtre ? De toute évidence, J’irai cracher sur vos tombes se présente comme une sorte d’« erreur de parcours » de Vian dramaturge. Cette première pièce jouée dessert son auteur, tout comme la parution du roman J’irai cracher sur vos tombes, sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, avait desservi les romans signés du nom de Boris Vian, L’Écume des jours en tête. 

L'Équarrissage pour tous : une pièce personnelle

Vian n’est pas pour autant découragé de la carrière dramatique. Sa deuxième pièce représentée, L’Équarrissage pour tous, écrite au début de l’année 1947 (avant même l’adaptation de J’irai cracher…), lui vaut l’estime d’une partie de la critique, ainsi que l’appui de Jean Cocteau1ou de René Barjavel2, et surtout l’adhésion du Collège de ‘Pataphysique. Cette fois-ci, la pièce correspond au style de Boris Vian, fantaisiste, abordant avec humour et décalage un sujet sérieux, dans la lignée d’Alfred Jarry. Elle traite de la vie quotidienne d’un équarrisseur, obsédé par le mariage de sa fille et n’accordant aucune importance aux événements historiques qui adviennent en parallèle : le débarquement du 6 juin 1944 à Arromanches. Cependant, une partie de la critique de l’époque s’insurge3contre la pièce, y voyant une irrévérence envers les résistants et une absence d’engagement dommageable. Vian s’explique quant au choix du ton : « La pièce est plutôt burlesque : il m’a semblé qu’il valait mieux faire rire aux dépens de la guerre ; c’est une façon plus sournoise de l’attaquer, mais plus efficace4. » Il insiste également, dans une émission de radio, sur l’impact du théâtre (« Tout prend un relief effrayant sur scène »), justifiant ainsi son choix du genre dramatique pour dénoncer la guerre5Le Goûter des généraux, pièce écrite en 1951, se situe elle aussi dans la veine de l’« humour fou », décrite plus tard par Claude Roy comme un humour « souverain, déflagrateur », qui ne serait pas une création nouvelle mais « la venue au jour d’une source morale qui n’avait jusque-là pas droit de cité » et dont les représentants sont à ses yeux Jarry, Vian, Queneau, Dubillard, entre autres6

La comparaison entre ces premières tentatives dramatiques permet de mettre en évidence deux types de pièces chez Vian : celles où transparaît sa veine personnelle, fantaisiste, où son propre style s’épanouit ; les pièces de commande, ou liées aux circonstances, où Vian s’efface devant son sujet. À la première catégorie appartiennent, notamment, L’Équarrissage pour tous, Le Goûter des générauxLes Bâtisseurs d’empire. À la seconde, J’irai cracher sur vos tombes, Le Dernier des métiersLe Chevalier de neige

Le Chevalier de neige : un succès d'estime

Étonnamment, c’est une pièce de commande qui, du vivant de l’auteur, attire le plus large public. À la fin de l’année 1952, Vian est sollicité pour écrire un spectacle sur le thème des chevaliers de la Table ronde, monté en août 1953 dans la cour du château de Caen, avec une musique de Georges Delerue, dans le cadre du Festival dramatique de Normandie animé par Jo Tréhard. Vian choisit comme figure centrale Lancelot, le « chevalier de neige ». Construction et langage semblent ses deux préoccupations : il s’inquiète des « morts en cascades de la fin » (« Artus n’a pas l’air de mourir, Guenièvre et Lancelot auront des morts assez différentes7») et, après avoir fait parvenir au metteur en scène une partie de la rédaction, il lui demande son avis : « À relire, ça ne me déplaît pas : on dirait un découpage de film. Le langage vous convient-il ? J’ai respecté celui du bouquin autant que j’ai pu8. » La pièce se décompose en tableaux, comme une suite de miniatures dans un manuscrit médiéval – ou une série de séquences de film, comme l’indique l’auteur. 

Si, durant ces neuf mois de travail et d’investissement, Boris Vian se disperse comme toujours entre divers projets, il consacre néanmoins beaucoup de son temps à ce spectacle qui, pourtant, met peu en jeu son imaginaire et sa fantaisie habituels : il ne crée pas un monde, comme dans ses romans, mais reprend celui des chevaliers de la Table ronde ; il ne joue pas des mots et des sonorités, mais se contente de s’imprégner d’un style pseudo-médiéval ; jusqu’à l’intrigue qui, s’il la recompose, n’est constituée que d’épisodes déjà connus. 

Malgré ces réserves, la latitude et les moyens accordés par Tréhard grisent Vian : « C’est une expérience assez surprenante de se voir passer commande d’un texte dramatique destiné à une troupe de plusieurs dizaines de comédiens et à un plateau de quelque 1 800 mètres carrés, sans qu’il vous soit imposé au départ la moindre restriction supplémentaire9. » D’où la reconnaissance que témoigne Vian à l’initiateur de ce projet. Pourtant, aux yeux de la mairie de Caen, la réussite n’est pas entièrement au rendez-vous : le maire demande des comptes à Jo Tréhard, le spectacle ayant coûté fort cher. L’absence de lien direct avec la ville de Caen, et la Normandie en général, a sans doute joué dans le succès mitigé de cette pièce. Certains critiques, par comparaison avec le précédent festival, regrettent que ce spectacle n’ait pas l’accent des fêtes populaires, et ne fasse pas participer le public. 
Une suite à ce projet voit cependant le jour en 1956-1957 à l’initiative de Marcel Lamy, directeur du Grand Théâtre de Nancy, sous la forme d’un opéra représenté en février 1957. 

1. Jean Cocteau, « Salut à Boris Vian », Opéra, 3 mai 1950.
2. René Barjavel, « Boris Vian se réhabilite », Carrefour, 25 avril 1950.
3. Boris Vian, lors de la publication de la pièce, lui adjoint un dossier de presse commenté, intitulé « Critiques, vous êtes des veaux ! » : certaines critiques parues lors de la création de la pièce par Reybaz, suivies de ses propres réponses.
4. Boris Vian, « L’Équarrissage pour tous, vaudeville anarchiste », Opéra, 12 avril 1950, p. 1. Metteur en scène de la pièce, André Reybaz revient sur les difficultés qu’il a rencontrées dans Têtes d’affiche, La Table Ronde, 1975, p. 83-96.
5. Boris Vian dans « Auteurs et metteurs en scène », enregistré le 1er janvier 1952, Radiodiffusion française.
6. Claude Roy, « Victor ou les enfants au pouvoir, enfin », La Nouvelle Revue française, no 120, 1er décembre 1962, p. 1075-1083.
7. IMEC, lettre de Boris Vian à Jo Tréhard, sans date.
8. Ibid., 16 mars 1953.

9. Boris Vian, « Hommes 40, chevaux des tas », Arts, 31 juillet 1953.

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