« Boris fut toujours futur. Sa mort, c'est du passé1. »
Depuis le décès de Boris Vian, le 23 juin 1959, on s’interroge périodiquement sur la légitimité de son succès et sur les raisons de l’intérêt sans cesse renouvelé du public pour ses écrits. Vian serait-il « surévalué » ? se demandait Le Figaro au moment de célébrer le cinquantenaire de sa disparition2. C’est de qualité littéraire, nécessairement, dont il est question ici, qualité dont on jugeait parfois Boris Vian dépourvu dès 19473. Cela fait plus d’un demi-siècle que ses détracteurs ne cessent de voir en Boris Vian un phénomène de mode. Ainsi, comme la minijupe ou les cheveux courts, Boris Vian aurait été amené à disparaître rapidement avec le rebut d’une saison ou d’une époque finissante. Dans les années 1960, sa renommée était due à l’éclosion d’une jeunesse ravie de réhabiliter des ouvrages dénigrés par la génération précédente ; dans les années 1970, la nouvelle donne géopolitique et ses incertitudes engendraient un regain de vianophilie4; avec les années 1980, venait le temps du Vian pédagogique, ou comment amener les élèves à la littérature par des « appâts » ludiques… La mode Vian, si c’en est une, perdure et mute avec les décennies. On continue d’évoquer Boris Vian, par vagues, mais surtout on le cite de plus en plus, on picore des bons mots dans ses chansons ou ses romans, sans toujours en connaître l’origine ; il fait indéniablement partie de notre mémoire collective.
On a dit et répété, et à juste titre, que Boris Vian n’avait été reconnu qu’après sa mort. On oublie cependant trop souvent à quel point, de son vivant, son patronyme était connu.
À parcourir la presse des années 1946-1949, il faut se rendre à l’évidence : pas une semaine ne se passe sans que le nom de Vian ne soit mentionné. C’est en premier lieu en tant que musicien de jazz que Boris Vian intègre l’espace médiatique. En 1946, sa participation aux Temps modernes lui octroie le regard bienveillant des « pairs » littéraires, alors qu’il n’est encore qu’un écrivain en puissance. Ensuite, très vite, parce que les journaux populaires de l’époque n’aimaient rien tant que de chroniquer la vie nocturne de Saint-Germain-des-Prés, il se retrouve promu animateur en chef d’un quartier de débauche, et ses moindres faits et gestes sont commentés, hypertrophiés, tandis que, simultanément, les romans qu’il signe de son nom sont ignorés, voire dénigrés, par le monde littéraire. Entre-temps, l’affaire J’irai cracher sur vos tombes avait assombri son image de jeune premier de la littérature de l’immédiat après-guerre. Le Boris Vian populaire des « années Saint-Germain », le pornographe qui s’est joué des critiques avec son pastiche de roman américain aura tout fait pour agacer le monde des lettres, qui le lui rend bien. On parle trop de Vian ; alors, par réaction, certains « gens de lettres » ne le lisent pas. On parle beaucoup de Sartre aussi, dans les journaux5, mais Sartre ne joue pas de la trompette. Et puis il écrit des choses sérieuses.
Dans les années 1950, ayant abandonné la trompinette, Saint-Germain et le roman, Vian suscite moins l’intérêt d’une presse qui trouve en Sagan, Gérard Philipe, Vadim ou Bardot de quoi remplir ses bonnes feuilles. Sa dernière apparition d’envergure, une photographie en homme-sandwich pour promouvoir avec sa chanson La Complainte du progrès le Salon des arts ménagers en 1956, sera reprise dans de nombreux périodiques.
Lorsque Boris Vian décède le 23 juin 1959, les journaux se contentent d’une formule à trois entrées : Saint-Germain-des-Prés, le jazz, J’irai cracher sur vos tombes. Ceux qui le connaissaient, ses proches, ont en revanche mis l’accent sur un personnage à la gentillesse exquise et aux talents nombreux et insoupçonnés6.
Dans les années 1960, soutenue par quelques pionniers, l’œuvre de Boris Vian est rapidement republiée7, donnée à voir au théâtre, traduite, chantée, et une nouvelle génération de lecteurs y trouve une modernité, une humanité et une drôlerie rares. Le Magazine littéraire, dans un numéro consacré à Vian en 1968, fait de lui « l’un des héros de la jeunesse et peut-être le mythe le plus grand qu’ait créé le monde littéraire français au cours des vingt-cinq dernières années8». Les ingrédients ? Esprit de révolte, destin tragique, jeunesse éternelle. Boris Vian est devenu l’idole d’une génération, fascinée par son œuvre mais également par son personnage. Les biographies se multiplient, et les premières Vies parallèles de Boris Vian, coordonnées par Noël Arnaud en 1966, s’arrachent en quelques jours9.
L’infatigable Arnaud, avec le concours de Christian Bourgois et d’Ursula Vian Kübler, s’attelle ensuite à la tâche ardue de publier les nombreux inédits : théâtre, cinéma, jazz, opéra… À la fin des années 1970, à l’heure où un colloque lui est consacré à Cerisy-la-Salle, et où une exposition lui est dédiée au Centre Georges-Pompidou à Paris, des voix se sont élevées contre la publication de ces « fonds de tiroirs » qui ne feraient que desservir Vian. Se pose-t-on semblable question lorsqu’il s’agit d’écrits de Camus, Gary ou Perec ?
Entré dans l’institution scolaire en catimini, parce qu’il offrait une alternative pédagogique aux « classiques », rangé tantôt du côté des surréalistes, tantôt du côté des existentialistes ou des poètes du XXe siècle, Vian s’institutionnalise progressivement, dans les années 1970, non sans difficultés cependant. Ainsi de L’Arrache-cœur, dont l’étude par une classe de troisième d’un lycée de Sceaux provoqua en 1973 l’ire de parents d’élèves qui s’élevèrent contre cette « caricature absurde de notre société, dont les valeurs morales sont tournées en ridicule et où les instincts les plus bas sont exacerbés, le tout dans un langage ordurier avec de fréquentes descriptions pornographiques10». L’année suivante, c’est Zazie dans le métro, de Raymond Queneau, qui est stigmatisé parce qu’un professeur en a donné un extrait en dictée à ses élèves ; le roman fut présenté comme « une véritable provocation tendant à l’avilissement des enfants et à leur dégradation intellectuelle, morale et civique11».
1. Raymond Queneau, « Boris Vian Satrape mutant », Dossiers acénonètes du Collège de ‘Pataphysique, no 12, 23 juin 1960.
2. « Peut-on lire Boris Vian à l’âge adulte ? », Le Figaro, supplément littéraire, 30 avril 2009.
3. « Malheureux Boris Vian, pauvre jeune vieillard, tout cela est moisi, foutu ! » (Roger Boussinot, « L’Automne à Pékin par Boris Vian », Action, 24 septembre 1947).
4. Pour une analyse sociologique des mécanismes de la reconnaissance de Boris Vian jusqu’en 1975, voir Michel Fauré, Les Vies posthumes de Boris Vian, Paris, UGE, coll. « 10/18 », 1975.
5. Point de vue, par exemple, nous renseigne le 17 juin 1948 sur les mœurs existentialistes, en intitulant son article : « Jean-Paul Sartre entre par la porte des “W. C.” au nouveau Tabou ».
6. Voir notamment Jean Cau, « Mort d’un copain », L’Express, 25 juin 1959 ; Yvan Audouard, « Boris Vian l’interdit », Le Canard enchaîné, 1er juillet 1959 ; « Adieu Boris Vian », Constellation, août 1959 ; et Pierre Kast, « Notes sur les œuvres de Boris Vian », France
Observateur, 9 juillet 1959.
7. Pour l’historique des éditions des œuvres de Boris Vian à partir de 1959, voir Christelle Gonzalo, « Petite baguenaude dans l’œuvre écrite de Boris Vian », Europe, no 967-968, novembre-décembre 2009, p. 26-37.
8. « Vie et survie de Boris Vian », Le Magazine littéraire, no 17, avril 1968, p. 6.
9. « Qui a fait Boris Vian ? » Jean-Jacques Pauvert éditeur, catalogue promotionnel, no 5,juillet-août 1966, p. 7.
10. Extrait de la pétition de l’Association autonome de parents d’élèves du lycée de jeunes filles Pierre-et-Marie-Curie de Sceaux, reproduite dans « Boris Vian
pornographe », Le Monde, 30 janvier 1973.
11. Journal officiel de la République française, année 1974-1975, débats parlementaires, Assemblée nationale, séance du mercredi 11 décembre 1974, p. 7725.