« Boris fut toujours futur. Sa mort, c'est du passé1. »
Présenter Boris Vian, cela revient souvent à établir une liste non exhaustive de ses multiples talents, puis de citer – au hasard – L’Écume des jours, J’irai cracher sur vos tombes ou Le Déserteur, en illustrant le texte d’un portrait de Vian à la trompinette. Mais on mesure parfois mal de quelle manière, par un effet de balance quasi parfait, le poids de ses succès et de ses échecs anthumes s’est inversé avec les décennies.
Aujourd’hui, l’œuvre romanesque est incontestablement l’aspect le plus connu de son art. Les romans signés Vian sont peu à peu entrés au Panthéon des Lettres, traduits en des dizaines de langues, et présents depuis la fin des années 1960 dans les anthologies de la littérature française du XXe siècle12. Derrière le phare qu’est L’Écume des jours, les quatre autres romans et dans une moindre mesure les trois recueils de nouvelles sont la partie émergée d’une œuvre protéiforme. Du côté de chez Sullivan, J’irai cracher sur vos tombes reste assurément le titre le plus lu, mais il aura fallu plusieurs décennies pour que le personnage de Sullivan retrouve sa place initiale : non le double maléfique de Vian, mais l’une des multiples créatures vianesques, la plus aboutie sans doute.
De son vivant, on connaissait plus Boris Vian pour sa « science » du jazz que pour sa plume romanesque. Les témoignages sont nombreux de lecteurs de Jazz Hot qui attendaient fébrilement chaque mois les chroniques et revues de presse de Vian, avec ses textes décalés, satiriques et érudits. Aujourd’hui, s’il est de notoriété publique que le jazz était la grande passion de Boris Vian, qu’il a prêché « son » jazz dans toutes les tribunes à sa disposition, peu d’amateurs de son œuvre osent se plonger dans ces textes pourtant fort accessibles. Si postérité il y a, c’est bien dans le style qu’il employait pour rédiger ses chroniques, qui exerça une influence, plus ou moins consciente, sur une écriture journalistique qui s’est épanouie avec, entre autres, Le Canard enchaîné.
En 1948, c’est sous l’intitulé « traduit de l’américain par Boris Vian » que voit le jour le premier recueil de poèmes de l’auteur, une collaboration avec le dessinateur Jean Boullet. Le tirage de ce Barnum’s Digest est pour le moins confidentiel – deux cent cinquante exemplaires – tout comme le sera l’année suivante celui des Cantilènes en gelée, poèmes illustrés par Christiane Alanore. Ironie du sort, c’est par la poésie que s’amorça la reconnaissance posthume de l’auteur : lorsque Ursula Vian-Kübler et François Caradec apportent à l’éditeur Jean-Jacques Pauvert des poèmes inédits, qui paraissent en 1962 sous le titre Je voudrais pas crever, le succès est immédiat et Pauvert entreprend ensuite de republier les romans.
Ses textes pour la scène demeurent l’un des aspects les moins connus de l’œuvre de Boris Vian. Sa production dans le domaine est cependant colossale. Son coup d’essai, l’adaptation théâtrale de J’irai cracher sur vos tombes, fit le bonheur de la presse à scandale en 1948. Mais Vian avait dans ses tablettes un texte autrement plus puissant, un « vaudeville paramilitaire » qu’il mit trois ans à faire accepter par un théâtre parisien : L’Équarrissage pour tous, ou comment « faire rire les gens avec quelque chose de pas drôle, la guerre13». Majoritairement perçue comme une nouvelle provocation, la pièce eut néanmoins le mérite de faire connaître son auteur aux membres du Collège de ‘Pataphysique, qui lui communiquèrent leur « profonde saturation14» et l’accueillirent en leur sein en tant qu’« Équarrisseur de 1re classe » dès 1952. Il connut ensuite deux succès majeurs (Cinémassacre et Le Chevalier de neige), quelques échecs et de nombreux projets restés dans les cartons. Sa dernière pièce, pourtant, Les Bâtisseurs d’empire, publiée par le Collège de ‘Pataphysique en février 195915, aurait pu permettre à Vian de s’agréger au Nouveau Théâtre, porté par Beckett et Ionesco. Il mourra quelques mois avant d’avoir pu défendre son chef-d’œuvre dramatique lors de sa création au Récamier, en décembre 1959, et quelques années avant le spectaculaire succès de la création française du Goûter des généraux à la Gaîté-Montparnasse. Les années 1960 et 1970 ont marqué l’apogée du théâtre de Boris Vian. Aujourd’hui, la donne a changé : l’heure est au Vian « à la carte », où chaque metteur en scène mêle textes et chansons pour donner à voir « son » Vian. Si son théâtre est en retrait, c’est sans doute parce que Boris Vian n’avait pas envisagé ses pièces comme constitutives d’une « œuvre », et qu’à l’inverse d’un Camus ou d’un Sartre il cherchait en premier lieu à provoquer le rire, ce qui, on le sait, n’est pas la plus évidente des manières pour être pris au sérieux.
En dépit des quelque cinq cents chansons à son actif, Boris Vian n’aura pas réussi là non plus à composer véritablement une « œuvre ». Parce qu’il n’a enregistré que quinze titres, parce que la scène s’était révélée un exercice douloureux, parce qu’il ne s’estimait pas suffisamment talentueux pour la composition, il restera un écrivain de la chanson et non un véritable auteur-compositeur-interprète. Ce sont les interprètes justement, Salvador, Magali Noël, Reggiani, Higelin… qui révéleront au public ce parolier de choix. Étonnamment, Boris Vian aura bien plus influencé le monde de la chanson que celui des lettres. De Gainsbourg à Arthur H, nombreux sont les musiciens pour qui les airs de Vian auront été sinon une révélation, du moins une inspiration. Censuré à l’époque non seulement pour son Déserteur, mais encore pour Les Joyeux Bouchers, Je bois et Le Petit Commerce, interdits de passage à la radio tout comme plusieurs des chansons de Brassens et de Ferré, Boris Vian a créé de vrais petits bijoux atomiques, que la presse libertaire de l’époque n’avait pas manqué de remarquer et qui sont, depuis les années 1960, brandis comme des étendards de la contestation tous azimuts. Dans un autre genre, La Complainte du progrès est devenu, le siècle avançant, le pendant musical des Choses de Perec, un témoignage drolatique et terrible de la naissance puis de l’affolement de la société de consommation.
On lui doit encore bien d’autres choses… l’« écume des jours » est devenu un élément du langage politicien pour désigner les jours moroses à oublier rapidement ; depuis Vian, un hit n’est plus un « saucisson » mais un « tube » ; « faut qu’ça saigne » et « y’a quelque chose qui cloche là-dedans » sont entrés dans le vocabulaire courant, et la langue française s’est vue augmentée de quelques splendides néologismes qu’on ne se lasse pas de redécouvrir.
1. Raymond Queneau, « Boris Vian Satrape mutant », Dossiers acénonètes du Collège de ‘Pataphysique, no 12, 23 juin 1960
12. En 1967, Littérature de notre temps, publié par Casterman, consacre cinq lignes à Boris Vian et le juge d’une plus grande originalité que Françoise Sagan. Deux années plus tard, les quatre romans majeurs de Vian sont abondamment
cités dans le Dictionnaire des mots sauvages (écrivains des xixe et xxe siècles) de Maurice Rheims, chez Larousse.
13 .Introduction à la réédition de la pièce dans Paris-Théâtre, no 66, novembre 1952.
14. Quatrezoneilles, L’Équarrissage pour tous. Une rencontre avec Boris Vian, «Dossier 12 »,Collège de ‘Pataphysique, 1960. Le Collègevenait de saluer La Cantatrice chauve d’Eugène Ionesco, qui avait laissé la critiqueparisienne pour le moins perplexe.
15. Dossiers acénonètes, no 6, 23 février 1959, puis en volume le mois suivant. Cette publication devait amorcer l’édition par le Collège du théâtre inédit de Boris Vian.