Le dossier
Boris Vian

Let us praise Vernon Sullivan

par Gary Kilian (ancien correspondant du California Call)
Traduit de l'américain par François Roulmann

En un jeu typiquement vianesque, François Roulmann, pseudo-traducteur d'un journaliste américain (dont le nom est celui d'un personnage du roman Et on tuera tous les affreux de Vernon Sullivan), livre ici un pastiche dans lequel les rôles sont inversés : Boris Vian serait le traducteur vers le français d'un Vernon Sullivan bien réel, auteur des textes originaux.

par Gary Kilian

New York est en émoi : Sullivan entre en « Pléiade » ! Oui, Vernon Sullivan, le damné de la littérature américaine, est publié dans la « French Deluxe Collection » de Gallimard, et sur papier bible !! Sacrés Français… 

Encore un coup fumeux, bien que posthume, de ce farceur de Boris Vian, le pseudo-traducteur en français de notre fameux écrivain national, le premier à franchir la ligne entre Noirs et Blancs, et de quelle manière, brillante et violente, vibrante mais dérangeante… Si bien que – rappelez-vous, si vous le pouvez, nos années quarante – les écrits sulfureux de Sullivan durent traverser l’Atlantique pour trouver un éditeur, bien nommé « Le Scorpion », un certain Jean d’Halluin, qui engagea Boris Vian, le trompette existentialiste et néanmoins ingénieur pour traduire en 1946 son chef-d’œuvre J’irai cracher sur vos tombes, suivi de près par Les morts ont tous la même peau en 1947.

Non seulement Vian n’a jamais mis les pieds aux États-Unis mais il n’a pas hésité dès les premières lignes de sa préface au premier Sullivan à traiter notre beau pays de « terre d’élection des puritains, des alcooliques, et de l’enfoncez-vous-bien-ça-dansla- tête ». N’hésitant pas à cracher au moins dans la soupe, Vian avançait ensuite que c’était « une façon comme une autre de vendre sa salade… ». Mais monsieur Bison Ravi – c’était son anagramme préférée, toujours une invention bien de là-bas – vous pouviez la garder votre laitue, et nous gardions nos milk-shakes et nos bobby-soxers, que notre Sullivan avait su décrire avec tant de sensualité… Vous auriez aimé les rencontrer ces jeunes filles en fleurs et en chaussettes, n’est-ce pas ? Votre mérite est assurément d’avoir contribué à la diffusion des romans proscrits de Sullivan. Mais notons aussi que cela vous a bien servi lorsqu’il s’est agi, pour vos premières élucubrations poético-fictionnelles, de donner aux petites Françaises ces charmantes caractéristiques physiques et vestimentaires : votre Zizanie de Vercoquin et le plancton, vos Chloé, Alise et Isis de L’Écume des jours ne sont-elles pas des avatars de nos bobby-soxers ?

Sullivan est pourtant, et sans conteste aujourd’hui, un de nos grands écrivains américains d’après guerre, un des premiers Noirs – mais blanc de peau – à avoir osé aborder frontalement le problème racial et ses terribles conséquences. Mais, bien sûr, l’érotisme exacerbé des textes de Sullivan, en Amérique, ça ne pouvait pas passer… On avait déjà Henry Miller, on a réussi à s’en débarrasser, mais il a fini par revenir. Les Français ont voulu le taxer, comme Sullivan, de pornographie, mais c’est bien chez eux que nos écrivains maudits ont été publiés ; un beau geste pour la littérature vivante, c’est d’accord, mais alors il fallait accepter que ces Américains révoltés existent par et pour eux-mêmes ! Miller s’est bien débrouillé, il semble que Sullivan, mettons par « pudeur » même si ce mot ne lui fut guère associé, n’ait pas voulu sortir de sa réserve, quitte à laisser à peine moins de traces biographiques qu’un fantôme… Vian avait beau expliquer que d’Halluin l’avait rencontré « à une espèce de réunion franco-américaine », et Jacques Lemarchand raconter qu’ils avaient suivi ensemble des études de be-bop à Columbia1, on n’a jamais pu croiser Vernon à la sortie du drugstore…  

Si on en croit les critiques littéraires, Vian aurait tout simplement inventé Sullivan de bout en bout : tentons d’y croire pour les deux derniers romans publiés en français, Et on tuera tous les affreux et Elles se rendent pas compte, mais pour les deux premiers et peut-être surtout la nouvelle « Les Chiens, le Désir et la Mort », il faudrait être fort pour ne pas y reconnaître une patte purement américaine ! Les deux derniers opus, parlons-en justement : le ton change en effet, c’est plus loufoque d’accord, mais pourquoi notre bon Sullivan n’aurait-il pas eu l’envie de dériver en 1948 vers la science-fiction avec Et on tuera tous les affreux, voire vers la pure parodie de roman noir en 1950 avec Elles se rendent pas compte ? Vian a lui-même écrit à propos de celui-ci : « Un gang de gouines, c’était original, non2? » Dans ses quatre romans, ainsi que dans la nouvelle déjà citée, la mort est toujours présente, si ce n’est de façon évidente dans les longs titres donnés par Sullivan – excepté l’ultime – en tout cas dans les déroulements de l’action, toute de règlements de comptes sauvages, assassinats rocambolesques, suicides à peine déguisés ; et je ne m’étendrai pas sur la forte charge érotique de tous ses textes, qui tourne parfois à la farce dans les deux derniers romans. Sexe, violence et mort, ce sont les marques de fabrique de Sullivan, sa Sainte Trinité, malgré quelques libertés de Vian, traducteur clairement abusif lorsqu’il pousse ces textes vers le Grand-Guignol. 




Il se trouve d’ailleurs que la justice française a tranché le problème en interdisant la diffusion du livre après quelques mois d’atermoiements, le temps pour J’irai cracher sur vos tombes de devenir le best-seller de l’année 1947 chez les Frenchies ! Il faut dire qu’un fait divers digne de nos meilleures rubriques « noires » avait fortement contribué à l’envolée des ventes : on avait retrouvé, dans une chambre d’hôtel borgne de Montparnasse – sordide quartier parisien, paradis des librairies interlopes –, une femme étranglée par son amant ; celui-ci n’avait rien trouvé de mieux que de laisser auprès d’elle le bouquin ouvert à la page où Lee Anderson, le nègre blanc, applique la même technique radicale à Jean, une de ses maîtresses blanches… même Chandler n’aurait pas rêvé meilleure publicité ! C’est peut-être pour ça d’ailleurs qu’on a demandé à l’époque au couple Vian, Boris et son épouse Michelle, de traduire sa Dame du lac, puis à Boris son Grand Sommeil 3… Mais revenons à la postérité judiciaire de ce premier brûlot sullivanien, « traduit de l’américain » d’après sa couverture (illustrée en rouge et noir comme il se doit), et paru en France en novembre 1946 : il aura fallu deux ans pour que J’irai cracher sur vos tombes soit interdit de publication (tout comme Les morts ont tous la même peau), après que Boris Vian, dont la carrière de littérateur ne décollait pas, eut finalement « reconnu » qu’il avait « inventé » Vernon Sullivan, qui ne devenait alors rien de moins que le vague pseudonyme d’un Vian faux traducteur…  


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Si on se range à cette déclaration, il faut créditer ce garçon bizarre et bien intentionné – voire gentil selon ses amis – d’un remarquable travail de documentation. Vian abusait des gimmicks qu’il croyait américains – sept fois « mes enfants » dans Elles se rendent pas compte – mais il savait rendre l’atmosphère de notre après-guerre comme s’il était avec nous à Buckton, New York, Los Angeles ou Washington. Et s’il donne parfois dans la rigolade presque franchouillarde, avouons que ce type d’humour se retrouve chez Henry Miller et que Vian est assez doué pour se couler dans le moule américain, emballer ses récits et doser les rebondissements – comme il sait le faire pour Et on tuera tous les affreux, d’abord paru en feuilleton dans France-Dimanche, hebdomadaire à sensation qui aurait pu concurrencer le California Call de la grande époque… Mais ne nous égarons pas dans les souvenirs d’arrière-garde. 

Je n’ai pas eu la chance de jamais croiser Sullivan, mais je sais une chose : en m’incluant, moi Gary Kilian, dans sa galerie pour le moins baroque des personnages de Et on tuera tous les affreux, il a donné une chance rare au jeune journaliste que j’étais de se faire un nom : de la part d’un auteur si discret, ombre à jamais disparue, afro-américain de surcroît – comme on dit maintenant –, c’était un cadeau certes légèrement empoisonné, mais un gage de postérité plus qu’appréciable, un peu à l’exemple de ce que Vian a procuré à notre damné écrivain en l’introduisant dans la littérature française. C’est pourquoi je ne vous cacherai pas plus longtemps que je ne suis pas pour rien dans la publication de J’irai cracher sur vos tombes chez nous dès 1971 par Audubon Press… Le texte est un peu tronqué d’accord, mais il n’a reparu intégralement en France qu’en 1973, et encore grâce au courage de l’éditeur Christian Bourgois, qui bravait la justice de son pays ! Je n’ai pas non plus été inactif auprès de TamTam Books de Los Angeles pour qu’une édition paraisse pour la première fois aux États-Unis en 1998. Au fond, Vian ou Sullivan, est-ce bien le problème ? Les morts ont tous la même peau, amen. 
G. K.



1. Combat, 25-26 avril 1948.
2. Histoires littéraires, no 39, juillet-août-septembre 2009, p. 9.
3. Raymond Chandler, La Dame du lac, Gallimard, « Série Noire » no 8, 1948, traduction de Michelle et Boris Vian ; Le Grand Sommeil, no 13, 1949, traduction de Boris Vian.


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