Une large partie de la presse française s'est penchée sur le sujet « Sullivan » dès 1947, et le personnage ainsi que ses écrits furent non moins largement étudiés dès les années 1960 par les spécialistes de l'œuvre de Boris Vian.
Dès 1947, on se pose en France la question de savoir si Vernon Sullivan n’est autre que Boris Vian déguisé en traducteur4. Les échotiers prêtent diverses bonnes raisons à l’écrivain américain de ne pas se montrer (peur des représailles ; il serait parfois plus blanc que noir, parfois plus noir que blanc ; il serait menacé d’extradition s’il se montrait5!) comme ils s’appliquent à poser des questions gênantes à Boris Vian, qui lui, en ingénieur farceur, s’ingénie à brouiller les pistes en usant d’une logique toute spécieuse : « Je suis le premier désolé de ne pas être Sullivan… quand on nous confond, je ne proteste pas ; ça m’est absolument égal, car nul n’attend la vérité d’un journaliste6. » Pourtant c’est bien devant l’insistance des interrogations et le succès foudroyant de sa première traduction que Vian fend peu à peu l’armure et commence à laisser deviner la véritable identité de Sullivan. Et la sortie de son roman Vercoquin et le plancton n’y est certes pas pour rien, car d’aucuns y décèlent de fortes proximités stylistiques avec sa « traduction7». Autre évidence, cette fois a posteriori : c’est bien devant les menaces judiciaires et financières que Vian aura « craché le morceau », c’est-à-dire la paternité de la rédaction (en français !) de J’irai cracher sur vos tombes.
On s’accorde aujourd’hui à penser que Vian se protégeait, et personne n’est mieux placé que sa première épouse Michelle Léglise pour en témoigner : elle explique avoir assisté au « pari » d’écrire un best-seller à l’américaine, pari tenu entre l’éditeur Jean d’Halluin et Boris Vian, qui s’exécuta en quinze jours durant ses vacances de l’été 1946 à Saint-Jean-de-Monts en Vendée. Michelle, angliciste chevronnée, intervint pour conseiller son mari sur la pseudo-traduction de l’américain, et fut l’initiatrice d’une inflexion capitale au titre du roman : elle conseilla « cracher » au lieu de « danser », car « “J’irai danser sur vos tombes” n’était pas assez percutant », en plus d’évoquer Faites danser le cadavre de Raymond Marshall, un des auteurs à pseudonyme de la maison d’édition du Scorpion, plus connu sous le nom de James Hadley Chase.
Celui-ci, comme bien d’autres après guerre, maniait les thèmes de la violence, du sexe et de la mort avec faconde et volupté. Dès lors, il n’est pas si étonnant que Sullivan en ait fait sa « Sainte Trinité » : tant que la censure ne s’en mêlait pas, tout titre évocateur était bienvenu chez les éditeurs renaissants. Même Sartre, avec Morts sans sépulture, s’y laissa aller, et la presse du moment notait, avec perplexité, la multiplication des ouvrages noirs et morbides. Lorsque les interdictions de publication se multiplièrent, souvent initiées par les ligues de vertu – du type « Cartel d’action sociale et morale » dirigé par Daniel Parker, parti en guerre contre Sullivan – cette même presse en fit ses choux gras, mais sans défendre plus avant les auteurs dont les frasques littéraires alimentaient naguère leurs manchettes.Pourquoi, avec un tel succès, Vian décida-t-il de tuer littérairement Sullivan ? Peur d’une condamnation pour « outrage aux bonnes moeurs par voie du livre », endossée par Vian au nom de Sullivan, sûrement (l’auteur de L’Automne à Pékin fut pourtant amnistié assez rapidement) ? Chute rapide du succès éditorial de ses productions sullivanesques, peut-être ? Elles se rendent pas compte, tiré à quelques milliers d’exemplaires en juin 1950, n’indique même pas le nom du « traducteur » ! Il faut dire qu’au même moment, L’Herbe rouge, roman signé Vian, comme sa pièce L’Équarrissage pour tous, volumes seulement parus chez Toutain, ne se vendent pas du tout.
Il reste donc, on peut le dire maintenant, avec plus de cinquante ans de recul, que le personnage de Sullivan finissait par encombrer Vian. Il tenta de l’exploiter jusqu’au bout en adaptant J’irai cracher sur vos tombes pour le théâtre : la pièce tint l'affiche seulement trois mois à Paris en 1948. Après quelques années de calme, l’idée de transformer le premier roman de Sullivan en synopsis cinématographique resurgit : suite d’imbroglios de contrats, valse des producteurs, rédaction par Vian d’un « scénario-bidon » (certes hilarant), épilogue tragique lorsque Vian meurt d’une crise cardiaque le 23 juin 1959 en assistant à la première projection du film tiré, contre sa volonté, de son œuvre.
À partir des années 1960, c’est la critique qui s’empare de Vian, redécouvert après sa mort prématurée, et donc de Sullivan : David Noakes, universitaire américain, est le premier à étudier le problème12. Noël Arnaud, premier biographe d’envergure, suit la même voie, ne serait-ce qu’en intitulant son ouvrage Les Vies parallèles de Boris Vian9, bonne introduction pour traiter de Sullivan, et surtout en consacrant une monumentale étude à l’« affaire » J’irai cracher sur vos tombes10. D’origine française, mais professant aux États-Unis, Michel Rybalka approfondit le concept d’« alter negro11» pour définir la création de Sullivan par Vian, et développe fort brillamment la thèse d’une face obscure de Vian qui s’incarnerait en Sullivan12, dont le patronyme proviendrait de Joe Sullivan, pianiste de jazz, un Blanc de Chicago, et le prénom Vernon de Patrick Vernon, saxophoniste français ami de Vian. Près de dix ans plus tard, Gilbert Pestureau, avant de diriger l’édition des Œuvres complètes de Boris Vian13avec Marc Lapprand, choisit pour sujet de sa thèse de doctorat « Les influences anglaises et américaines dans les romans de Vian14», excellente occasion de mieux saisir les inspirations de Vian pour adapter sa plume à une écriture pseudo-américaine. Enfin, les plus modernes biographes de Boris Vian comme Philippe Boggio ou Valère-Marie Marchand consacrent de larges chapitres de leurs ouvrages aux mésaventures sullivaniennes de Boris Vian.
Du point de vue de la bibliographie, J’irai cracher sur vos tombes bénéficia entre 1949 et 1973 d’au moins trois éditions pirates, ce qui permettait, avec un peu d’effort, d’avoir accès au texte français. Le pseudo-original, paru chez Vendôme Press en 1948 sous le titre I Shall Spit on Your Graves, en fait traduit du français vers l’anglais par Vian et un ami nommé Milton Rosenthal, a peu circulé.
Pour finir, entendons-nous bien : il n’est pas question ici de nier entièrement l’originalité de l’œuvre signée Vernon Sullivan ; le fait même que Vian ait inventé ce double revenait à lui donner une existence autonome. Mais que le soufre et le succès liés aux romans de son alter plus ou moins ego aient handicapé la carrière d’écrivain de Boris Vian, c’est aujourd’hui un triste mais objectif constat. Puisse la Pléiade réhabiliter l’un comme l’autre !
4. Notamment Léo Sauvage, « Qui a craché ? », 13 février 1947.
5. Voir, entre autres, « Le roman le plus osé de l’année a pour auteur un fantôme », France-Dimanche, 19 janvier 1947.
6. Boris Vian, « Je ne suis pas un assassin », Point de vue, 8 mai 1947.
7. « Vernon Sullivan n’a pas signé le dernier livre de Boris Vian », Samedi-Soir, 1er février 1947.
8. Boris Vian, Éditions Universitaires, 1963.
9. Noël Arnaud, Les Vies parallèles de Boris Vian, Paris, Pauvert, 1966.
10. Noël Arnaud, Dossier de l’affaire « J’irai cracher sur vos tombes », Paris, Christian Bourgois, 1974.
11. Henri Magnan dans Le Monde du 18 avril 1950.
12. Michel Rybalka, Boris Vian. Essai d’interprétation et de documentation,Paris, Minard, 1969.
13. Boris Vian, Œuvres complètes, 1998-2003, Paris, Fayard, 15 volumes.
14. Gilbert Pestureau, Boris Vian. Les Amerlauds et les Godons, UGE 10/18, 1978.