Sur quelques vitrines d’Eugène Atget
par Clément Chéroux

Les informations dont dispose l’historien pour comprendre l’activité photographique d’Eugène Atget sont rares. Ce déficit documentaire a conduit la plupart des analystes d’Atget à focaliser leur attention sur ses images. Dans le cas d’Atget, il faut cependant reconnaître que cette polarisation sur les images n’a pas favorisé la compréhension de sa pratique. Celui qui parcourt aujourd’hui toute la littérature consacrée au photographe ne peut, en effet, qu’être frappé par la diversité des conclusions, les multiples contradictions ou surinterprétations. Il est cependant une autre manière d’arpenter le continent Atget. Elle consiste à replacer l’activité du photographe dans le contexte de production de son époque, c’est-à-dire à comparer ses photographies à celles d’autres opérateurs ayant réalisé, au même moment, des images semblables aux siennes. Plutôt que sur l’ensemble des images d’Atget, cette analyse est centrée sur ses photographies de devantures de magasins qui réunissent quelques-uns des problèmes les plus passionnants que posent les images d’Atget : utilité documentaire, présence du photographe dans ses images, et correspondance à une activité photographique assez courante dans le premier quart du XXe siècle.

 

L'apparition des vitrines

Dans les premières décennies du XXe siècle, la rue parisienne ne s’est pas encore remise des transformations de l’urbanisme haussmannien qu’elle est déjà en proie à une autre mutation : ses boutiques changent de visage. Les anciens commerces dont les étalages dégorgeaient copieusement sur les trottoirs cèdent la place à d’élégantes vitrines qui protègent la marchandise autant qu’elles la mettent en valeur aux yeux des passants. Cette évolution de la vitrine, de l’étal à l’écrin, était particulièrement adaptée à la circulation fluide instaurée par la percée des grands boulevards et à une législation qui, désormais, réglementait plus sévèrement l’occupation des trottoirs. L’évolution des métiers du verre favorisa également l’avènement des devantures à larges vitrines. C’est également à cette époque que des architectes, ou des décorateurs, comme Robert Mallet-Stevens, André Lurçat, René Herbst, Le Corbusier, et quelques autres, commencèrent à s’intéresser à cet environnement visuel omniprésent qu’une revue de l’époque appelait « le décor de la rue » et envisagèrent de le renouveler. La vitrine moderne était née.
Cette reconfiguration de l’espace d’exposition des marchandises suscita de nouveaux besoins d’images. Les promoteurs des nouvelles vitrines firent ainsi régulièrement photographier leurs réalisations pour en assurer la publicité. En 1927, paraissent les premiers numéros de Parade, une revue entièrement constituée de photographies de vitrines et d’articles vantant les mérites des devantures modernes. Si les photographes furent requis à des fins publicitaires, ils le furent également dans un but documentaire, pour fixer la trace de ces devantures qui allaient bientôt disparaître. Il y eut par ailleurs, au début du XXe siècle, un intérêt tout particulier pour les enseignes des vieilles boutiques. La commission du vieux Paris s’y intéressa, les spécialistes les répertorièrent, en firent le sujet d’articles ou de livres. Plusieurs photographes réalisèrent donc, à l’époque, des campagnes documentaires sur ces enseignes. Au même moment, d’autres opérateurs documentaient – avant qu’il ne soit trop tard – la typographie des vitrines, les éléments de ferronnerie, les boiseries sculptées, ou simplement la façon dont l’étal avait été composé. À une époque où la prospérité du commerçant se mesurait justement à la taille de sa devanture, les propriétaires de magasins se faisaient, en effet, souvent photographier, avec leurs employés, devant leurs vitrines. Ces images étaient ensuite envoyées à la famille, distribuées aux proches, ou simplement punaisées au-dessus du comptoir en signe de réussite sociale. La quantité considérable de ces images indique que cette pratique constituait un secteur d’activité important pour nombre de professionnels de l’époque. Il existe, enfin, une quatrième catégorie de photographies de vitrines dont l’usage est davantage topographique. Au début du XXe siècle, les opérateurs de l’Union photographique française (UPF) documentèrent certains quartiers de la capitale en photographiant systématiquement les immeubles de chaque rues. : nombre de devantures de magasins, prises dans un contexte architectural plus large, furent donc ainsi photographiées.
 

 

Le casse-tête des reflets

Que ce soit à des fins publicitaires, documentaires, privées ou topographiques, les opérateurs qui photographiaient les devantures étaient cependant tous confrontés à un même inconvénient : en fonction de leur orientation, les vitrines étaient, à certaines heures de la journée, moirées de reflets venant sensiblement perturber la perception des objets exposés. « La glace qui sépare le public de la marchandise est un gros obstacle : elle reflète les images des passants, les maisons d’en face et cela ne fait nullement l’affaire de celui dont l’étalage est toute la publicité », peut-on lire en 1928 dans la revue Parade. Pour les opérateurs, c’était là un véritable casse-tête dont rend parfaitement compte un manuel de photographie de l’époque : « J’avais, raconte un opérateur, consciencieusement mis au point une boutique que je voulais photographier, et j’avais sur la glace dépolie de [mon] appareil une image merveilleusement détaillée qui accusait les moindres objets placés en étalage. […] Au développement, mon épreuve me donnait, non pas la vue détaillée de l’étalage que j’avais voulu reproduire et qu’on avait fourbi en mon honneur, mais une image vigoureuse des maisons qui faisaient vis-à-vis ! » Pour éviter une telle mésaventure, l’opérateur de l’époque disposait cependant d’une panoplie de stratagèmes. S’il n’avait pas encore la possibilité d’utiliser des filtres polarisants, il pouvait tout du moins choisir l’heure de la journée à laquelle ils étaient moindres. Lorsque c’était son propre reflet qui venait se superposer au contenu de la vitrine, il pouvait opérer de biais ou se « cacher » derrière l’un des montants de la devanture. L’éclairage électrique qui, en remplaçant le gaz, offrait une luminosité plus forte et permettait ainsi de diminuer un peu les reflets. Dans un article intitulé « Moyen d’éviter les réflexions nuisibles » un chroniqueur de la revue Parade explique ainsi : « Pour éviter cet inconvénient, il suffit d’éclairer l’intérieur de la devanture, comme le soir, avec une intensité suffisante. […]  Les images parasites sont éliminées grâce à l’effet de contraste existant entre les objets brillamment éclairés et les images réfléchies, beaucoup plus pâles. »
Malgré toutes ces astuces, les reflets restent très courants dans les photographies de vitrines du début du siècle. Cette récurrence des reflets s’explique de diverses manières. Dans le champ de la photographie professionnelle, il n’y avait, à l’époque, que deux attitudes possibles face aux reflets. S’ils gênaient la lisibilité du cliché, tout était fait pour les éviter ; mais s’ils ne perturbaient pas l’économie générale de l’enregistrement, ils étaient le plus souvent négligés.
haut de page