L’ambition d’Eugène Atget : mesure et démesure
par Guillaume Le Gall

Construire le vieux Paris

Quand Eugène Atget déclare qu’il « possède désormais tout le vieux Paris », il manifeste l’idée qu’il a fait œuvre de collectionneur. Mais la formulation de ce projet d’envergure recouvre plusieurs sens. En voulant « collectionner » le vieux Paris à travers une documentation photographique, il semble qu’il suive les traces de ces historiens flâneurs pour qui l’histoire de Paris se niche dans la ville elle-même. À la fin du XIXsiècle, au moment où il commence sa vaste entreprise, l’intérêt pour le vieux Paris est à son comble. Mais le travail d’Atget, grâce en partie à la spécificité de son médium, dépasse le seul genre des vues pittoresques. Si quelques-unes de ses représentations se rapprochent parfois d’une vision stéréotypée de la vieille ville, le photographe s’attache principalement à livrer des documents édifiant un ensemble qui entretient avec l’histoire et l’histoire de l’art des relations étroites.
 

Le contexte de l’histoire

L’ambition d’Atget de faire du vieux Paris le sujet d’une documentation reflète le souhait d’indexer son travail sur des problématiques historiques et géographiques. Définir la vieille ville comme le sujet d’un projet revient, en effet, à créer une délimitation temporelle et géographique. Ainsi, il ne représente jamais les nouveaux quartiers haussmanniens. La représentation de certains objets est aussi souvent déterminée par la menace de disparition qui pèse sur eux. La photographie est alors envisagée comme un moyen de sauvegarde. D’autres édifices ne sont pas directement menacés, mais sont marqués par des anecdotes qui les inscrivent dans l’histoire. Ainsi, les lieux où se sont déroulés des événements plus ou moins importants deviennent les scènes du théâtre de l’histoire et, à ce titre, dignes d’être représentés.
Les monuments reconnus de l’histoire de l’art font d'autre part l’objet d’une attention particulière dans l’œuvre d’Atget. Le photographe s’applique à représenter les édifices tels que les églises ou les grands hôtels particuliers. Méthodique, Atget représente la plupart des grands monuments du vieux Paris. Souvent, il développe une approche méticuleuse qui présente l’avantage de restituer un parcours.
Dans la série de l’Hôtel de Beauvais, l’architecture est appréhendée de manière à retracer la déambulation du visiteur dans les lieux. De la rue jusqu’à la vision du plus petit détail décoratif, Atget parvient à traduire son expérience de l’architecture et sa compréhension de l’espace.
 
Il en est de même pour la représentation des églises. Dans le cas de Saint-Séverin (1898), Atget ne produit pas de vue frontale de la façade. Au contraire, il place l’église au bout des rues étroites de la vieille cité. Vu comme cela, le monument apparaît comme un signe dans l’espace urbain. En outre, d’autres photographies figurant un des bas-côtés de l’église participent plus directement d’une image romantique des monuments du début du XIXe  siècle. L’équilibre entre le minéral et le végétal, l’ombre des arbres et les fortes lumières sur la pierre, sont autant d’éléments qui rappellent en effet certaines lithographies du début du XIXe. Non seulement il multiplie les points de vue autour de l’église, mais il restitue aussi l’originalité de sa construction et établit des équivalences entre l’intérieur et l’extérieur. À l’enfilade des voûtes d’ogives correspond, par exemple, une succession d’arcs-boutants à l’extérieur. D’autres vues des toits montrent des formes propres à la structure architecturale. La représentation du monument entre ainsi dans la constitution d’un catalogue tout en permettant de lire l’architecture à travers sa décomposition spatiale.
 



Un catalogue de motifs

Le projet de « poss[éder] tout le vieux Paris » se caractérise aussi par la constitution d’un catalogue complet sur l’art du vieux Paris. Suivant l’exemple des nombreux traités de style de la fin du XIXe siècle, Atget entreprend d’associer à la représentation du monument celle des éléments décoratifs. Dans son œuvre, ces éléments concernent l’ornementation architecturale comme les portes, les heurtoirs, les rampes d’escaliers, les balcons, etc.
Afin de restituer une expérience visuelle de l’architecture, Atget procède par étape, décomposant par le cadre de la photographie les parties de l’édifice. La plupart du temps, le photographe part du général pour arriver au particulier et fait du détail une question relative à l’échelle. Ainsi, le motif décoratif peut être replacé dans son contexte architectural ou urbain pour accroître sa compréhension, donc son étude.
Le cadrage isole, produit des détails et donne une nouvelle dimension aux objets. Mais il permet surtout de faire exister des motifs dissimulés dans une architecture plus vaste. Ainsi, Détail, fontaine Childebert 1720 square Monge (1901) et Détail, ancienne fontaine Saint-Benoît 1624 (1901) sont deux épreuves qui, par une prise de vue frontale et un cadrage serré, révèlent deux têtes monstrueuses. Isolées de leur contexte architectural, ces têtes deviennent des motifs indépendants. Atget crée ainsi un catalogue de créatures aussi variées qu’utiles à toute étude sur l’art dans le vieux Paris.
Opérer un classement de l’art décoratif du vieux Paris revient à construire des typologies. En bref, tout ce qui, dans l’architecture, présente des formes ornementales travaillées est susceptible d’entrer dans son inventaire. Ainsi, une série de portes, traitées selon les exigences du document adoptées par le photographe, cadrées frontalement, avec une rigueur qui ne supporte que de rares accidents, se succède sur un même plan. Cette représentation n’est pas en soit exceptionnelle puisqu’elle ne fait que reprendre une tradition du relevé du détail architectural. D’un côté, ils peuvent être utilisés par des artistes ou artisans pour reproduire des motifs ornementaux, ils deviennent alors un modèle ; de l’autre, ils peuvent être associés à une étude sur l’histoire des styles. Car, selon L. Roger-Milès, « le style [est] un instrument, un moyen de classification, découvert dans un ensemble d’œuvres par les historiens ou les critiques, pour analyser les caractères de l’art et en déterminer la filiation ; c’est une tradition formée d’éléments assimilables, qui se continue pendant un temps limité, dans certaines conditions précises de sentiment et de mouvement ». Parfois, ce cadrage est dicté par les exigences du catalogue. Ainsi, le mascaron de la fontaine Rue Garancière est isolé du reste car, selon la légende inscrite par Atget, il demeure la « seule chose intéressante dans cette petite fontaine [qui] est un chef-d’œuvre des sculpteurs ornemanistes du commencement du XVIIIe siècle ».

 
La démarche du photographe participe d’une volonté de créer un catalogue à partir duquel l’étude et le rapprochement des styles seraient facilités. L’exemple de l’album de l’Église Saint-Gervais-Saint-Protais (1904) est à ce titre édifiant. Reliées et réunies selon un ordre soigneusement choisi, les épreuves entretiennent entre elles des rapports qui permettent d’établir des comparaisons. Ainsi, les stalles du XVIIe siècle qui accusent des fortes volutes, renvoient aux formes arrondies des candélabres du XVIIIe exécutés d’après les dessins de Soufflot. Malgré l’écart d’un siècle entre les deux objets, la photographie permet d’opérer un rapprochement qui souligne la récurrence d’une forme à travers le temps.
En outre, dès 1910, l’album L’Art dans le vieux Paris marque une tentative plus ambitieuse en proposant un ouvrage pouvant se substituer aux manuels et aux traités de styles. Bien que l’album laisse entrevoir quelques erreurs dans les légendes, les exemples choisis permettent d’appréhender un large éventail des styles. Il semble qu’en associant des ornementations de portes, des départs d’escaliers, des grilles de cabarets et des enseignes de vieilles boutiques, le photographe ait été tenté de traduire l’éclectisme qui caractérise le vieux Paris. La juxtaposition des époques et des genres distincts souligne là encore l’application du photographe à mettre au jour un alphabet de récurrences formelles.

Le décor du théâtre

Faire le catalogue des formes de l’ancienne ville ne peut se passer d’une représentation de l’environnement urbain. Ainsi, en parallèle à sa série sur le vieux Paris, Atget engage un long travail sur la topographie. Bien au-delà de cette stricte résolution, il intègre à son vaste projet la morphologie de la vieille ville, c’est-à-dire son tissu urbain propre. En portant son attention sur le tissu urbain, il représente à la fois la structure d’une ville historique, le rapport des objets à cette structure, et les transformations subies au cours des époques.
La spécificité du tissu urbain est pour lui indissociable de toute représentation du vieux Paris : l’histoire de la ville doit se retrouver dans sa physionomie. Pour cela, Atget use d’un artifice que l’on retrouve sur de nombreuses photographies : il accentue les plans orthogonaux à celui de l’édifice représenté afin de creuser l’espace dans l’image  et théâtralise ainsi la rue et l’architecture. Suivant ce principe, dans de nombreuses représentations d’hôtels particuliers, le photographe ne se contente pas d’une vue frontale, mais produit une vue oblique qui permet d’appréhender le tissu dans lequel l’édifice s’inscrit. D’une certaine manière, cette forme de représentation est issue du genre pittoresque institué par le dessin et la gravure de la fin du XIXe siècle, qui assemble les éléments architecturaux en un savant désordre pour mieux se démarquer de la rectitude des nouveaux boulevards haussmanniens.

Atget, en effet, s’inspire de ce modèle dans un certain nombre de photographies, telle la Rue des Barres (1924) où il représente le chevet de l’église Saint-Gervais-Saint-Protais depuis une rue sinueuse, émergeant d’un enchevêtrement qui procède du tissu urbain de la vieille ville.
Les transformations urbaines provoquent des agencements formels qui, paradoxalement, permettent une juste représentation de la vieille ville. En suivant la trace des éléments disparaissant, le photographe révèle l’importance du plein face au vide créé par les dégagements modernes. Sur la Vue prise sur les toits de Saint-Séverin (1903-1904), Atget montre à quel point les éléments décoratifs de l’édifice – ici les gargouilles – s’intègrent à un environnement architectural qui permet d’identifier l’organisation spatiale et la physionomie de l’ancienne ville. Encore une fois, l’extraordinaire remplissage de l’image révèle, par contraste, le parti pris du pittoresque contre un certain rationalisme moderne qui caractérise la ville moderne. Saint-Séverin et son environnement immédiat constituent à ce titre pour Atget un motif exemplaire qu’il va photographier sur une période de vingt-cinq ans. De la Rue des Prêtres-Saint-Séverin, vers l’église (1899) où l’édifice apparaît comme un signe fort au sein d’un tissu dense, à la Rue des Prêtres-Saint-Séverin, vers le presbytère et l’église (juin 1923) qui montre le résultat d’un dégagement urbain, le photographe suit l’évolution de la physionomie de l’église dans son environnement immédiat. Dans un premier temps, Atget s’applique à représenter le chevet de l’église enchâssé entre un mur aveugle et des boutiques de fortune. Puis, lors du dégagement, il tente d’enregistrer les changements, la physionomie transitoire de l’édifice. En ce sens, le photographe met en exergue le lien extrêmement ténu entre l’église et son tissu urbain.
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